Au bon vouloir du ciel

En 1945, le Viêt Nam connaît un événement majeur qui bouleverse sa culture millénaire : la révolution socialiste. De cette date aux années 1990, ce pays a connu plus de bouleversements culturels que durant toute sa longue histoire féodale. De les tous les arts, c’est probablement la musique, substance éphémère et volatile, qui a le plus souffert du fait de sa nature même. Aujourd’hui elle tente, comme le phénix, de renaître de ses cendres.

Nous sommes allés chercher, hors des circuits touristiques ou convenus, une musique parfois en sursis, parfois véritablement vivante, interprétée avec des instruments de longue tradition. Si les majestueuses musiques de la cour de Huế ont été reconstituées et proclamées « patrimoine immatériel de l’humanité » par l’UNESCO, elles sont en sursis pour la seule satisfaction de la mémoire collective. En revanche, les musiques que nous vous proposons ici sont celles du peuple, un peuple de croyants ou simplement un peuple croyant en l’avenir. Mon intention, à travers ce film, a été de démontrer comment les divers courants religieux du Viêt Nam se mélangent pour servir les intérêts individuels, collectifs et nationaux, quel est le rôle des croyances dans le développement économique et celui de la musique dans la conduite des rituels.

Les Kinh (ou Việt), l’ethnie majoritaire du pays, pratiquent à plus de 90% le culte des ancêtres. De surcroît, nombre d’entre eux se rendent plus ou moins régulièrement dans les pagodes bouddhiques, les églises, fréquentent les temples dédiés aux génies tutélaires, aux esprits du panthéon des Quatre Palais ou aux héros nationaux. Ils passent de l’un à l’autre de la manière la plus naturelle qui soit, l’essentiel résidant dans la recherche du bonheur et de la prospérité. Au cours de douze années de voyage, nous avons collecté des centaines d’heures de musiques auprès des meilleurs musiciens du nord du Viêt Nam. Nous avons pris conscience que la survie du patrimoine musical traditionnel ancien tenait à un fil, malmené par les années de guerre, par la politique de folklorisation entreprise par le gouvernement de Hà Nội. La musique fonctionnelle accompagnant les rituels religieux a, en majeure partie, disparu, de même que la masse de ses praticiens. Aujourd’hui, lors des fêtes religieuses, on tente de se réapproprier et de redonner vie à un art musical mal en point en apprenant sur le tas, le plus souvent d’ailleurs une unique et même mélodie que l’on répète aussi longtemps que dure le rituel ; cette pièce ancienne appartient au répertoire de palais et l’on pourrait l’élever au rang d’hymne national populaire tant elle est connue : “Lưu Thủy, l’eau qui coule”. Parallèlement, certaines pratiques religieuses, comme le culte des Quatre Palais ont, par leur dynamisme, entraîné dans leur sillage le redéploiement de pratiques musicales servies par des musiciens professionnels.

Le film est conduit par l’interview Phan Thanh Huyền, une jeune Vietnamienne de l’ethnie majoritaire qui vit au quotidien parmi des croyants de tous bords. Elle témoigne de sa vision de la société et introduit chaque partie.

Si le Viêt Nam a une histoire mouvementée, entrecoupée d’occupations étrangères et d’annexions, ces rencontres, bon gré mal gré, ont aussi marqué et enrichi sa culture et ses croyances. Au sortir d’un demi-siècle de troubles, le pays s’ouvre à nouveau sans pour autant renier ses pratiques religieuses.