Éphémère est la musique… Volatile est la mémoire

Par Patrick Kersalé


Volatilité

La musique est une matière volatile. Passé l’instant de création, le silence reprend corps. La musique traditionnelle, transmise oralement de génération en génération, est la première victime de cette propriété. Chaque jour brûlent des milliers de bibliothèques vivantes, emportant à jamais les secrets et les savoir-faire millénaires. Sauvegarder ce patrimoine volatile en parcourant le monde, tel est mon objectif.

Partir

Partir à la découverte de soi-même et de l’autre ? Partir à la recherche du meilleur de l’Humanité ? Partir à l’exploration de sa propre histoire ? Partir pour sauvegarder un peu de ce patrimoine bâti par l’Homme durant des millénaires et détruit par lui en quelques décennies ? Tout se confond dans l’univers du “Partir”. Mille et une raisons y mènent l’Homme. Partir n’est pas fuir mais grandir.

Des millénaires instantanés

Nous avons la chance inouïe de vivre à une époque où toutes les strates du développement des civilisations existent simultanément sur la Terre : Hommes vivants à l’âge de pierre, de cueillette et de chasse, Hommes vivant leur Moyen Âge en cultivant à la houe ou à l'araire, Hommes vivant leur révolution culturelle ou industrielle en s’empressant d’enterrer leur culture ancestrale, mais aussi, Homo modernis fier de sa “réussite” technologique, auscultant le moindre fragment de parchemin dans l’espoir d’y retrouver la mémoire du bon sens ! Ainsi, à l’aube du troisième millénaire, il est possible de reconstituer in vivo et in situ une partie de la grande histoire de l'Humanité.

Musicien et voyageur

Musicien et voyageur depuis toujours, j’avais à cœur de témoigner de la vie de ces Hommes, de conduire vers la postérité cette mémoire que les générations futures ne posséderont plus, mais aussi de retrouver à travers ces peuples, la trace de ma propre histoire, de l’évolution qui a conduit l'Occident à son actuel stade de développement. Comprendre l’essentiel de la vie, découvrir les valeurs partagées par tous, m’imprégner des structures traditionnelles et des personnages marquant la vie et l’évolution des systèmes, retrouver la trace du bon sens. Mais par quel moyen pouvais-je véritablement entrer en contact suffisamment étroit avec ces peuples a priori si différents de notre culture occidentale et ne parlant pas notre langue ? Le sésame devait s’appeler “musique”. Écouter. S’imprégner. Comprendre. Sauvegarder. Préserver...

Des programmes de sauvegarde

La mutation des modes de vie et le désintérêt des jeunes pour leurs traditions entraînent une rapide désintégration culturelle et identitaire. Ma volonté de sauvegarder la musique a, dès le départ, été celle de constituer une passerelle temporelle entre le désintéressement du moment présent et l’inévitable regain d'intérêt d'un lendemain plus ou moins lointain. À l'heure où de méga-entités politiques et économiques se construisent, où les peuples se rapprochent plus que jamais dans l'Histoire de l'Humanité, chaque micro-entité cherche à marquer la différence en se raccrochant à ses propres valeurs culturelles, à les faire reconnaître et respecter afin d’éviter le nivellement et l’assimilation. Mais voilà, les conditions matérielles et politiques ne jouent pas en faveur des populations de culture traditionnelle et en particulier des ethnies minoritaires. Ces dernières sont les plus vulnérables et souvent aussi les plus démunies. Soyons objectifs et réalistes, leur priorité n'est pas, dans la plupart des cas, de sauvegarder le patrimoine, mais plutôt de survivre ! Ainsi, l’implication des populations est-elle parfois limitée à l’apport de subsistance que peut leur procurer une telle démarche, dont l’initiative appartient à un Occidental, donc un riche !

Comment peut-on prendre du recul et se projeter quelques décennies en avant lorsque l’on a faim, que l’on est traqué et que l’ailleurs le plus lointain que l’on connaisse est le village d’à côté ? L'Occident, à travers ses programmes de soutien aux plus démunis, se doit aussi d’aider les populations autochtones à prendre conscience de la valeur intrinsèque de leur patrimoine culturel et les aider à le sauvegarder. C’est tout d’abord un devoir puisque les civilisations dites technologiques sont à l’origine des problèmes les plus insolubles devant être surmontés par les sociétés traditionnelles, tel le changement climatique, et c’est d’autre part une donnée vitale pour l’avenir de l’Humanité.

Dès l'origine, ma démarche se fondait sur quelques actions simples :

  • sauvegarder la musique par l'enregistrement audio puis vidéo ;
  • motiver des autochtones à prendre en charge cette sauvegarde en leur offrant des moyens techniques, méthodologiques et financiers ;
  • publier largement le fruit des recherches (CD, DVD, livres, livres-CD, sites internet, chaînes YouTube, conférences, enseignement) afin d’en assurer la sécurité — diffusion sur tous les continents — et susciter l’intérêt d’autres chercheurs à poursuivre l’action ;
  • mettre en place des programmes de redynamisation de la pratique de formes musicales dans le contexte traditionnel ou hors contexte (restauration et fabrication d’instruments et de parures de danse, création de groupes de jeunes encadrés d’anciens, initialisation de programmes de recherches par les autochtones eux-mêmes...). 

Par-delà la motivation philosophique

Dans le déroulement d'une existence humaine, objectifs et moyens se confondent parfois : rencontre des Hommes pour sauvegarder leur musique ou sauvegarde des musiques pour rencontrer les Hommes ? Ainsi se confrontent chaque jour ces deux idées qui cohabitent parfaitement sans que jamais question ne se pose. La découverte de la musique me permet de partager l'intimité de la vie quotidienne de tout un chacun dans le monde. Par-delà la mission, c'est un immense réseau d'amitié qui je me suis efforcé de tisser au fil des années. En effet, l'enregistrement des musiques nécessite une négociation préalable au cours de laquelle les protagonistes apprennent à se connaître. Intervient ensuite l'enregistrement proprement dit, le seul capable de rompre la volatilité de la matière sonore, suivi, pour les musiciens eux-mêmes, de la découverte toujours emprunte de stupéfaction de la qualité du son numérique, de la fidélité des instants de ce proche passé habituellement éphémère, de cette renaissance magique qui ouvre les esprits et les cœurs les plus sceptiques. Puis vient une phase passionnante : la recherche, la compréhension et l’écriture.

En effet, un document sonore sans informations annexées, le rendrait sans intérêt. C'est à ce moment que chacun commence à parler, à se dévoiler. C'est aussi à ce moment qu'il sera souvent décidé de revenir et de poursuivre les investigations, de comprendre plus en profondeur car, bien entendu, tout ne se dit pas la première fois ; il y a les réserves dues à la méfiance, à la pudeur ou encore aux secrets liés aux rituels, aux formes musicales ou aux instruments ! Il faudra parfois attendre plusieurs années avant d'accéder à la juste information, plusieurs années avant d'avoir l'immense privilège d'assister à certains rites secrets engendrant d’autres musiques. Les musiciens traditionnels vivent leur culture sans la verbaliser. La réussite du travail est liée à la capacité à comprendre les mentalités et à formuler les questions. Un long labeur de patience s’initie, une patience suspendue au fragile fil de l'amitié et du respect de l'intimité de l'autre. Ni on n’achète, ni on ne viole un interdit au risque de porter un grave préjudice à toute la communauté. Sauvegarder certes, mais aussi préserver par le respect ce qui vit.

 

Vous avez dit musique ?

Musique. Mais qu’est-ce que la musique ? Bien malin qui saurait répondre à cette question ! Peu de peuples ont un mot aussi générique pour désigner “l’organisation sonore”. La musique des peuples de monde, que nous qualifions ici de “musique traditionnelle”, se réfère à de vastes domaines d’investigation. Ce que nous entendons en Occident par musique n’est parfois qu’une transposition du langage parlé à travers des instruments, l’imitation de la voix des ancêtres, des bruits de la nature, des cris ou des comportements animaux… Ici, point de théories écrites, point de solfège, mais des formes expressives codifiées à travers le temps, l’habitude et les influences extérieures. Au cours des premières expériences, j’ai été plus particulièrement attiré par les musiques et les modes de vie des minorités ethniques animistes ou de religions encore largement empreintes de ce mode de pensée, car elles sont, par essence, les plus promptes à apporter des réponses, d’une part aux questions essentielles de l’Humanité et, d’autre part, sur les origines de la musique. Peuples pragmatiques, détenteurs de vérités et de sciences exactes ou occultes appartenant à des temps immémoriaux, les animistes détiennent aussi les formes sonores les plus anciennes ainsi que les chants et les instruments les plus étonnants. Chez eux, le champ d’investigation est large : naissance, initiation, travail, mariage, obsèques, dernières funérailles, jeux, cour d’amour, rituels pour les génies… autant d’instants privilégiés générateurs de formes sonores, autant de portes s’ouvrant sur la connaissance de l’autre et de soi-même.

Ce large embrassement culturel me permet de suivre l’évolution sociale de l’Homme en regard des milieux naturels et des modes de vie. Curieusement, certaines formes sonores appartenant à des peuples sans histoire commune, même ancienne, ont parfois d’importantes similitudes à des milliers de kilomètres de distance. Ceci est probablement le fait des valeurs communes partagées par tous les Hommes de la Terre — naissance, vie, mort, amour, haine, peur de l’inconnu et de la mort, conscience, mémoire, savoir, travail, jeu… — et des nécessités structurelles, vitales et énergétiques en découlant. La musique traditionnelle, source de la musique savante, se décline comme elle de trois manières différentes : vocale, instrumentale et mixte. En terme de tendance, les formes vocales appartiennent plutôt aux femmes et les formes instrumentales aux hommes. En effet, l’instrument de musique nécessite un apprentissage spécifique, voire une initiation parfois longue, privilège masculin ; les femmes, trop accaparées par la procréation, l’éducation des enfants et les nombreuses tâches de la vie quotidienne n’ont pas le loisir de s’extraire de ces activités pour étudier. Il existe toutefois quelques rares contre-exemples : Femmes musiciennes.

 

Dans la grande sylve, les chasseurs-cueilleurs

Les chemins de traverse m’ont conduit aux confins de la Terre. Tout d’abord chez un peuple au mode de vie pouvant servir de référence à nos interrogations sur notre passé le plus lointain, un peuple de chasseurs-cueilleurs ne connaissant pas le travail du métal, les Pygmées Aka de Centrafrique. Chez eux, la musique et les chants rythment la vie quotidienne. Comme dans la plupart des populations nomades, les instruments y sont peu nombreux. Lors d’un déplacement du groupe vers un nouveau campement, les instruments sont abandonnés et refabriqués plus tard lorsque nécessaires : arc musical, sifflet, hochet. La forêt fournit le matériau à profusion. Certains tambours sont concédés par les Grands Noirs auprès desquels les Pygmées vivent dans les campements. Chasse, collecte du miel, initiations sont célébrés par d’extraordinaires chœurs polyphoniques. Les chants sont accompagnés de frappements de mains et des percussions de coupe-coupe. Il n’est pas de chants rituels ou de réjouissances sans danses auxquelles participent tous les membres du campement, y compris les enfants en bas âge dans les bras de leur mère.

 

Dans le désert, à la suite des caravaniers

D’autres populations nomades, celles du désert et du Sahel, — Touareg, Peul au sud du Sahara, Bédouins du Moyen-Orient — cultivent elles aussi l’art du chant en s’accompagnant de frappements de mains ou en percutant des ustensiles de cuisine tels mortiers occasionnellement recouverts d’une peau, plats et louches en calebasse ou encore moulin à café ! Les instruments de musique spécifiques sont toujours légers ; ainsi vièles et luths en calebasse soutiennent poèmes épiques et chants guerriers à la gloire des héros et de leurs montures. Parmi les musiciens du désert, les sédentaires du Thar, au Rajasthan, font exception ; partagés entre trois castes de musiciens professionnels — Manghaniyar, Langa et Dholi — ils possèdent de nombreux instruments dont certains sont volumineux : vièles, tambours, cymbales, flûtes, hautbois, guimbardes…

 

Sédentarisation, naissance de l’élevage et de l’agriculture

Les peuples sédentaires animistes aux modes de vie ancestraux, cultivant, récoltant et transformant céréales ou tubercules à la main, accompagnent travaux et rituels par des chants ou des instruments plus nombreux que chez les populations nomades. On rencontre chez eux des milliers de formes instrumentales et vocales. Mon action autour de ces peuples porte plus particulièrement sur les populations éloignées des grands centres urbains : Montagnards du nord et du centre du Viêt Nam (Hmong, Nùng, Êđê, J’rai, Bahnar…), tribus d’Afrique de l’Ouest (Dogon, Lobi, Gan, Sénoufo, Siamou…).

Occident, reconstitution du puzzle

Quant à l’Occident, sa musique proprement traditionnelle a quasiment disparu. Les nouvelles générations en mal de racines, cherchent à reconstituer le puzzle de leur histoire musicale. Lentement, région par région, chacun s’organise pour rechercher dans les archives des mémoires les plus anciennes, la petite flamme qui rallumera le flambeau de la connaissance ancestrale.

Faire prendre conscience de la valeur culturelle

Mon passage parmi les communautés villageoises oubliées est souvent l’occasion pour celles-ci de prendre conscience de la véritable dimension de leur culture, celle de l'Occident étant souvent considérée par les autochtones comme supérieure ! Nombre de fois, la rencontre a déclenché des ambitions chez les jeunes : renouer avec leurs racines, former un groupe de musique ou de danse, effectuer des recherches. Mes initiatives ont parfois pour effet de maintenir des jeunes dans les villages, ce qui vaut mieux que de les voir partir dans les mouroirs urbains où ils iront grossir la liste des chômeurs et des expatriés sans espoir d'intégration.

Musique traditionnelle et action humanitaire

L’intimité relationnelle développée avec les peuples rencontrés confronte inévitablement ma conscience à des problèmes humains ou structurels, individuels et collectifs, auxquels je tente, dans la mesure du possible, d’apporter des solutions : santé, scolarisation, culture… Cet accès privilégié à la culture me permet d’avoir le meilleur discernement de l’urgence et la meilleure analyse des bienfaits et méfaits des solutions apportées à court, moyen et long terme.

 

Puisse cette action trouver écho auprès des assoiffés du “partir utile”.