Les instruments de musique du psautier d'Utrecht 2/2



Analyse des typologies

Si l'on se réfère au système Horbostel-Sachs de classification des instruments de musique, faisant globalement consensus dans le monde occidental et en Inde, les quatre grandes catégories d'instruments sont représentées dans le psautier d'Utrecht : aérophones, cordophones, idiophones et membranophones. Les cordophones sont les plus représentés. La raison en est très claire. Depuis la plus haute antiquité, les chanteurs.euses se font accompagner ou s'auto-accompagnent avec des instruments à cordes : lyre, harpe, rote, psaltérion ou luth pour ce qui concerne l'Occident, le Proche-Orient et l'Égypte. Un nouveau venu, grâce à un barbier grec du nom de Ctésibios, qui vivait à Alexandrie vers 246 AEC, accompagne lui aussi les chants : l'orgue. Et c'est justement vers la fin du IXe s. EC, époque où le psautier d'Utrecht est créé, que des orgues commencent à être installées dans les églises.

 

Aérophones

Trompe, cor, olifant

La trompe est désignée dans le texte latin par le terme tuba — pluriel tubae — désignant originellement un aérophone militaire romain. Découvrez la tuba romaine en cliquant ici.

 

Dans l'iconographie du psautier, la tuba est aux mains de trois types personnages :

  • des anges avertisseurs, dans les cieux, avec des instruments orientés vers la terre.
  • des dieux-mer avec des instruments orientés vers les cieux.
  • des dieux-fleuve avec des instruments orientés vers les cieux.
  • des hommes avec des instruments orientés vers le sol et/ou les cieux peut-être avec l'idée d'emplir l'espace.

Les instruments soufflés par les anges et les dieux sont toujours longs. Ceux joués par les hommes, longs ou composés d'un mélange d'instruments longs et courts.

Il existe, au Moyen Âge, des instruments fabriqués dans trois types de matériaux : l'argile cuite, la corne et la défense d'éléphant. L'iconographie du psautier d'Utrecht ne nous apporte aucun élément tangible quant au matériau. Mais ce qui importe, c'est l'intention des enlumineurs, leur référents. Les instruments longs joués par les anges, issus de l'imaginaire, pourraient être des olifants, des instruments infiniment précieux puisque le matériau provenait d'Afrique. Plusieurs instruments originaux sont parvenus jusqu'à nous. Dans la réalité, ils sont cerclés afin d'éviter leur éclatement, l'ivoire ayant tendance à se fendre avec le temps. Dans le cas des instruments joués par les hommes, les plus longs sont très probablement fait d'argile. Quant aux plus courts, il pourrait s'agir de trompes d'argile ou de cornes. On remarquera, sur l'image en bas à droite, deux cerclages sur l'une des trompes orientée vers les cieux. 

Les cornes existent au moins depuis l'âge du Fer en Europe comme en atteste la trompe en corne d’aurochs mise au jour dans les mines de sel de Hallstatt (Autriche, VIIe-VIe s. AEC). Toutefois, compte tenu des recherches de GeoZik sur la bases de synchronicités, elles auraient également existé au Paléolithique. Les trompes courtes en argile sont attestées dès la période gréco-romaine et au Moyen Âge. 

 

Orgue

Trois images représentent un orgue désigné par le terme organum dans le psautier. Il n'y a là aucune mécompréhension. L'instrument semble connu des enlumineurs, soit directement, soit à travers les images, car au IXe s., les orgues demeurent rares.

Sur l'image du bas, l'instrument est très schématique : des tuyaux plantés sur un sommier posé sur deux soufflets.

L'image en haut à droite montre un orgue semble-t-il en cours d'installation. Le personnage, derrière l'instrument, est affairé. On voit clairement les tuyaux, les soufflets et deux leviers en position de repos sur la gauche.

La troisième image, véritablement extraordinaire, présente un orgue en train d'être joué. Ce qui étonne au premier abord, c'est que deux personnages semblent jouer derrière l'instrument tandis que quatre souffleurs actionnent les leviers les soufflets deux à deux par alternance. Le musicien de gauche semble même admonester les souffleurs. 

Sur les deux images du haut, apparaissent deux cadres autour des tuyaux, prémices des majestueux buffets d'orgue qui n'ont jamais cessé de s'adapter aux modes et technologies de chaque époque.

 

Cordophones

Dans l'iconographie, les cordophones sont représentés par cinq typologies : le luth, la lyre de type kithāra grecque latinisée en cithara dans le texte, la lyre dite “anglo-saxone”, la rote et la harpe.

 

Luth

Le luth est représenté à travers onze occurrences plus ou moins similaires. Il convient de ne pas trop s'attacher aux différences organologiques liées à la méconnaissance générale des spécificités des instruments de musique, une problématique mondiale et intemporelle. Certains présentent des manches plus ou moins longs. Sur les deux images en bas à droite, on distingue clairement des frettes différemment espacées. Il convient également de ne pas tenir compte des espacements différentiés entre les deux instruments — qui hantent l'imaginaire de certains luthiers contemporains — car les enlumineurs ne sont ni luthiers ni musiciens et, compte tenu de la “rapidité du trait”, il y a peu de chance qu'ils aient pris le temps de s'appesantir sur ce genre de détail. 

Sur les luths les plus précisément dessinés, le nombre de cordes est de trois, si l'on tient compte du nombre de chevilles sur le chevillier. Ce nombre reflète à la fois une réalité technique tangible mais peut-être aussi la symbolique de la Trinité ; il ne tient pas compte d'éventuelles doubles cordes. Seules les deux images en haut à gauche montrent l'instrument en position de jeu, positions au demeurant différentiées. On distingue deux représentations distinctes de caisse de résonance, l'une en forme de lyre cithara et l'autre en forme de lyre de type Cluny datée du début du XIIe s. avec ce qui pourraient être des volutes aux extrémités supérieures. Dans les deux cas, la forme de la caisse de résonance est atypique et ne correspond à aucun luth connu, tant dans l'iconographie que dans l'archéologie. Le luth est connu depuis la plus haute antiquité égyptienne, en Asie centrale et devient un instrument mineur à l'époque gréco-romaine. Son nom même, parmi ceux cités dans les psaumes, n'apparaît pas clairement. Au Moyen Âge, cithara est un terme fourre-tout désignant des cordophones dont la nature exacte échappe au désignateur. D'autres exemples, concernant la dénomination des cordophones, existent à travers le monde sur des aires géographiques allant de l'Atlantique à l'Extrême-Orient et dont la racine du mot qualifie simplement la “corde”.

 

Lyre de type kithāra

Dans les textes des psaumes, la lyre est appelée cithara, terme générique qui désigne un certain nombre de cordophones, mais qui nomme la lyre dans la Grèce antique (grec : κιθάρα, romanisé : kithāra, latin : cithara). Tous les instruments de cette planche, joués ou simplement portés, se composent d'une caisse de résonance avec deux montants effilés et évasés supportant un joug transversal auquel sont attachées trois cordes. Ce nombre de cordes ne reflète pas la réalité organologique, mais symbolise probablement la Trinité chrétienne : Père, Fils, Saint-Esprit.

 

 

Lyre dite “anglo-saxonne”

Cette lyre est aujourd'hui dénommée “anglo-saxonne” dans les milieux spécialisés, faute de mieux. Elle est apparentée aux lyres de Sutton Hoo ou Prittlewel dont des éléments physiques ont été retrouvés en fouilles ou, à quelques détails près, à l'exceptionnelle “lyre de Trossingen”, découverte dans la sépulture d'un guerrier du Baden-Württemberg (Allemagne) et datant de l’ère mérovingienne (VIe EC). Une vingtaine de fragments de lyres apparentées (Ve-VIIIe s. EC) ont été découverts de l'Allemagne à la Scandinavie, attestant de sa large distribution géographique.


Rote

Mais quelle est donc la nature des cordophones étalés sur cette planche ? Ils sont la plupart du temps considérés comme des harpes dans les traductions bibliques et par la presque totalité des auteurs ayant traité du psautier d'Utrecht. Lionel Dieu, dans le tome I de son ouvrage “La musique dans la sculpture romane en France”, p. 122-134, décrit un instrument dont la forme est similaire à ceux-ci : la rote. La clé du mystère nous est donnée par la première image en haut à gauche de la planche. On y voit un homme portant deux instruments : une rote et un luth. Pourquoi une rote plutôt qu'une harpe ? Lionel Dieu décrit la rote ainsi : « (la rote) se compose de deux rangées de cordes, tendues de chaque côté d'une caisse centrale, entre une console et une caisse arrière. (…) Les cordes sont réglées par des chevilles sommitales placées habituellement dans le prolongement de deux dizaines de cordes, réduites à cinq, six ou sept, pour des raisons symboliques. » Dans le corpus de rotes du psautier d'Utrecht, le nombre de cordes visibles oscille entre six et neuf, rien de précis permettant de tirer une conclusion technique. Sur l'image ci-contre provenant du psaume 107, l'instrument dispose de trois caractéristiques inclinant à statuer qu'il s'agit de rotes :

  1. Les deux rangées de cordes sont indiquées par la double rangée de chevilles d'accordage.
  2. L'instrument, opaque, ne laisse rien transparaître de la robe du musicien située derrière l'instrument, prouvant ainsi que les deux rangées de cordes sont séparées par une caisse de résonance centrale.
  3. Aucun montant ne permet de renforcer l'instrument du côté des cordes graves ce qui exclut de facto la harpe.
  4. On remarque que le nombre de chevilles (huit pour chaque rangée) est différent du nombre de cordes (six) ; ce phénomène existe à toutes les époques car ce n'est pas quelque chose d'important pour les iconographes qui ne sont ni musiciens ni musicologues !

Sur les autres instruments de cette planche (hormis la premier en haut à gauche que nous venons de décrire) nous voyons une seule rangée de chevilles ; pour certains d'entre eux, le plan de cordes est transparent et laisse apparaître à la fois le bras et la main opposés du musicien.

Lionel Dieu note également que les copistes latinisaient les noms d'instruments étrangers. Pour la rote, il note divers termes : chrotta, hrotta, rotta, rotten, rottin ou rote, mais aucun de ces termes n'est utilisé dans le psautier d'Utrecht.

 

Harpe

Ces deux instruments proviennent de l'illustration des psaumes 149 et 150, sur la même page, donc par le même enlumineur, ce qui rend la comparaison avec les instruments décrits ci-avant difficile. Les deux instruments possèdent six cordes. Celui joué par l'homme ne présente aucune cheville contrairement à celui de la femme. Sur l'instrument de droite, on remarque un montant qui renforce la structure et permet de tendre chaque corde sans désaccorder les autres. On remarquera également, pour les deux instruments, le petit montant situé du côté de la corde la plus aiguë. Nous pensons qu'il s'agit de harpes.

 

Idiophones

Les crotales sont mentionnées dans le texte du psaume 150 sous le terme cymbalis (5 Laudate eum in cymbalis bene sonantibus: laudate eum in cymbalis jubilationis! / Louez-le avec les cymbalis bien sonores ! Louez-le avec les cymbalis qui font éclater la joie !).

Il existe ici une parfaite corrélation entre le texte et l'image. Ces cymbalettes/crotales emmanchées existent depuis l'Égypte pharaonique puis se sont perpétuées à l'époque gréco-romaine pour parvenir jusqu'au temps présent.

Membraphones

Tambour

Cet étrange instrument semble être un tambour bien qu'il ne soit jamais évoqué dans les textes. À vrai dire, seule la position de jeu l'indique. L'instrument a la forme d'un sablier, mais rien ne prouve que ce type d'instrument existait à l'époque.