Chants du Moyen Âge européen


Ce PAE donne un coup de projecteur sur le chant religieux et profane de l'époque médiévale en Europe (Allemagne, Angleterre, Autriche, Espagne, France, Pays-Bas, Portugal, Suède). Il est le résultat d'une recherche menée par l’équipe pluridisciplinaire d’APEMUTAM (Association pour l’étude de la musique et des techniques dans l’art médiéval). Pour certains aspects particuliers, nous avons fait appel à des spécialistes reconnus qui signent leur participation.

 

Textes, photos © Christian Brassy, Lionel Dieu 2008-2024. Vidéos © Éditions Lugdivine, Patrick Kersalé 2008-2024. Dernière mise à jour : 2 octobre 2024.


SOMMAIRE

PISTES PÉDAGOGIQUES

  • Contrafactum. Créez une chanson sur un air connu et dans la même métrique.
  • Chant. Apprenez et chantez l’hymne à saint Jean-Baptiste Ut queant laxis sur le modèle de La leçon de musique.
  • Testez vos connaissances avec ce Quiz des Éditions Lugdivine.

L'instrument voix

par Frédéric Billiet

L’inaudible voix du Moyen Âge nous parvient par les textes, les images et les notations musicales. Pour la faire entendre, les interprètes se rapprochent des timbres, des effets, des techniques vocales, mais aussi des postures supposées après une étude approfondie des documents historiques et des musiques traditionnelles.

Les textes médiévaux mettent en avant cette voix qui apparaît comme essentielle dans ce monde de l’oralité pour des raisons fonctionnelles.

  • la communication : la puissance vocale est alors privilégiée pour toutes les annonces « à cor et à cris ». Il existe encore à Lausanne et dans quelques villes d’Europe un veilleur qui annonce depuis le clocher de la cathédrale toutes les heures de la nuit vers les habitants des quartiers environnants.
  • l’emphatisation. La voix est placée en fonction de la durée du chant, de l’espace à remplir et de la nature des textes. Les chantres doivent psalmodier ou cantiller les textes religieux sur un ton de récitation distinct de celui de la conversation ordinaire. Dans les lectures chantées de la passion du Christ, les moines chantent dans l’aigu, le médium ou le grave selon qu’ils incarnent la foule, l’évangéliste ou le Christ.
  • la transmission poétique avec cette ambiguïté entre le parlé et le chanté (le recitar cantando) des poètes-chanteurs. Les chanteurs de l’ottava rima en Toscane pratiquent encore ces récits improvisés en respectant la musique de la langue (cantus-obscurior). Il commencent en déclamant et finissent en chantant.
  • l’entraînement du corps. Le chant s’utilise alors pour faciliter les activités manuelles et les actions militaires.

Enfin la voix est mentionnée pour le pouvoir de séduction et d’envoûtement qu’elle procure au chanteur. Les témoignages de chansons du Moyen Âge donnent une idée de ces pratiques vocales.

 

Les sources

Trois types de sources décrivent les pratiques vocales au Moyen Âge.

 

Les documents d’archives :

  • définissent le rôle et la formation du chantre.
  • parlent des exigences des chanoines pour la voix des garçons et des clercs membres des maîtrises, institutions pour la formation des enfants qui ont été renforcées à l’époque carolingienne.
  • formulent des critiques adressées aux maîtres de musique et à certains chanteurs qui « aboient plus qu’ils ne chantent ».
  • condamnent les excès des chanteurs dans les rues.

Les images montrent les chanteurs en action et les gestes essentiels qui nous permettent de distinguer le chant monodique de la polyphonie. Par exemple, la pratique du tactus lorsque l’un des chanteurs donne l'impulsion en frappant légèrement sur l'épaule de son voisin. D’autres indications sur le caractère de la voix sont perceptibles par le mouvement du corps, l’ouverture de la bouche et le regard.

La notation musicale apparaît lorsqu’il devient nécessaire d’imposer un répertoire face à la tradition orale. Les Carolingiens ont réussi à unifier le répertoire liturgique chrétien – chant romano-franc dit « chant grégorien » – au détriment des répertoires régionaux comme le bénéventain, le gallican, le romain ou l’ambrosien, encore chanté dans une église de Milan.

 

Les chants religieux ont été soigneusement notés :

  • sous la forme de neumes tracés in campo aperto (sans lignes) au-dessus des paroles.
  • puis sur lignes dans des manuscrits, généralement de grand format, qui étaient placés sur le lutrin central du chœur pour une interprétation soliste ou collective (monodie ou polyphonie avec une forte proportion d’improvisation).

Sur ce modèle ont été copiées des chansons des troubadours et des trouvères dans des chansonniers dont certains sont encore conservés : Chansonnier du Roi, Chansonnier Cangé pour le XIIIe s., etc.

Cette nécessité de noter la musique vocale, qui donne l’impression d’une prédominance du vocal sur l’instrumental au Moyen Âge, ne se fait sentir pour la musique instrumentale qu’au milieu du XVe s. Cette légitimation de la virtuosité instrumentale par l’écrit constitue un des marqueurs du passage à la musique de la Renaissance.

En fait, l’homme du Moyen Âge ne conçoit pas de frontières entre le vocal et l’instrumental (l’instrument accompagne ou double les voix), ni même une distinction entre le sacré et le profane. Il est possible de repérer des mélodies de séquences religieuses récupérées pour des musiques de danse et des chansons d’amour utilisées comme voix principale (cantus firmus) dans des motets latins. Les érudits qui cherchent à classifier les musiques le font pour enseigner la théorie musicale à l’Université (Quadrivium) ou pour énoncer des concepts philosophiques (influence de Boèce).

Ailleurs, l’échange de techniques, l’emprunt de mélodies pour surenchérir reste d’usage chez les chanteurs (concours de chant, jeux-parti, etc.). De nombreuses pièces s’organisent comme un assemblage de mélodies préexistantes (centonisation) et il n’est pas rare de trouver différentes versions d’une même chanson dans différents manuscrits. La chanson ne peut se comparer à une composition musicale, car elle est sans cesse réactualisée en fonction des circonstances d’interprétation. Les troubadours et les trouvères sont avant tout poètes et chanteurs. Il faut attendre le XIVe s. pour que les artistes affirment leur style et signent les œuvres dont ils veulent déterminer le devenir.


L’art du chantre à l'époque carolingienne

par Christian-Jacques Demollière

En l’absence de toute partition, la formation à l’art du chant s’acquiert par la pratique régulière et directe à l’office, quand l’action liturgique place l’apprenti dans les meilleures conditions de concentration et de mémorisation. Les chantres sont contrôlés par un maître qui leur enseigne la juste prononciation du latin avec son accentuation et aussi la science musicale : modes, formules mélodiques et rythmiques, intonations, cadences…

L’art du chantre se distingue très nettement de la psalmodie chorale, simple, allante, à mi-voix, ainsi que du murmurare : chacun récite le psaume pour soi, mais avec les autres. Le chantre prend en charge la cantilena, qui n’est pas la cantilène, mais recouvre globalement : le répertoire, l’art du chant et l’effet de la musique sur la sensibilité. Le chantre reçoit ses lettres de noblesse de saint Augustin (354-430) et d’Isidore de Séville (570-636) dévotement relus, recopiés, commentés. Règles et conciles statuent sur le chant.

 

Qualités de la voix

Voici les propos célèbres d’Isidore de Séville (570-636) sur les chantres : « Il importe que le chantre soit remarquable par sa voix et par son art, de façon à entraîner les âmes des auditeurs par l’agrément du doux plaisir. Sa voix ne sera pas âpre et sourde mais sonore; elle ne sera pas rauque mais agréable et mélodieuse; non pas fausse mais juste et nette, capable de tenir les hauteurs du registre ; formant une sonorité et un dessin mélodique en accord avec une religion sainte, en évitant de retentir comme un art de tragédien, mais au contraire manifestant dans son agencement musical une simplicité chrétienne, qui ne sente pas la mimique du poète-musicien ou l’art du théâtre, mais qui exerce un ébranlement plus profond chez les auditeurs. » (De ecclesiasticis officiis, livre II, chap. 12).

Rien aussi de plus éloigné du grégorien susurré que le chantre carolingien représenté sur une plaque d’ivoire conservée à Cambridge qui, dans son geste d’ouverture, sternum haut, chante par cœur à gorge déployée. La bonne voix se veut sonora : puissante et chantante. D’autres textes disent : « vox clara, vox strenua », insistant sur cette voix forte mais facile, quasi tuba (qui retentit comme le clairon de l’appel). Raban Maur (780-856) écrit même : « vox plena succo virili », voix pleine de sève virile. La vox liquida est franche et nette : elle fait parvenir aux oreilles les justes intervalles, l’exacte articulation des consonnes. Vox acuta désigne la voix déployée avec éclat dans l’aigu de la tessiture. Vox suavis reste la formule la plus employée. L’effet de suavitas naît de la conjonction de la sapientia et de la peritia du chantre, de ce qui dans son art relève du goût et (de ce qui relève) de la performance. Le déploiement vocal à travers les intervalles précis et agréables à l’oreille se nomme modulatio. Enfin le chant fait entendre l’intention du texte et ses nuances ; il en transmet l’émotion. Si l’art théâtral est écarté, n’est-ce pas du fait que l’art du chantre le frôle sans cesse ? Car on l’enjoint de chanter differentialiter : modo indicantis, modo historici, modo dolentis, increpandis, miserantis

 

Les effets du chant

Cette vox sola imprime les paroles chantées dans l’âme de l’auditeur, déclenchant un plaisir intense, proche de celui qu’on éprouve à goûter, à déguster. La voix du chantre séduit, entraîne avec douceur jusqu’à une delectatio qui lève les barrières et détruit les résistances intérieures.

Amalaire de Metz (775-850) compare le premier chantre au laboureur. Ses compagnons, comme les bœufs, tirent la charrue : « Il laboure, celui qui avec la charrue de la compunctio (qui provoque la blessure) fend les cœurs ; aucun doute que par le charme de la modulation les cœurs, encore charnels, se fendent et qu’ils s’ouvrent comme sous le soc dans la louange à haute voix et les larmes. » (Liber officialis, livre III, chap. 11) Un courant d’austérité, incarné par l’évêque de Lyon Agobard (v.779-840), juge inutile et dangereux le développement du chant au sanctuaire. Au contraire, Amalaire ouvre au chant un horizon grandiose : celui de bâtir une socialité proche de celle que Charlemagne rêvait de construire quand il se faisait lire La Cité de Dieu de saint Augustin, avant de s’endormir.


Le chant à l'image du Tout

par Jean-Paul Rigaud

Durée : 06:11.

La séquence pas-à-pas

00:00 - 1. Le son.

01:28 - 2. L'espace et le temps.

03:30 - 3. L'écriture musicale.

04:48 - 4. Le trope



La leçon de musique

Maxime Fiorani, Xavier Terrasa et Christophe Deslignes évoquent une “leçon de musique” donnée dans un monastère et reprennent l’hymne à saint Jean-Baptiste Ut queant laxis attribué à Paul Diacre (Warnfridus), mort vers 799 au monastère du Mont Cassin. C'est en s'appuyant sur cette hymne que Guido d’Arezzo propose, vers 1025, une nouvelle méthode de notation s’appuyant sur une portée de quatre lignes. Pour nommer les degrés de l’hexacorde, il désigne chaque note par la première syllabe de chaque vers :

 

Ut queant laxis

Resonare fibris

Mira gestorum

Famuli tuorum

Solve polluti

Labii reatum

(Sancte Iohannes)

 

L'organistrum est un instrument d'enseignement. L’“archet perpétuel” de la roue permet de longues notes tenues. Il nécessite deux musiciens : l’un tourne la roue, l'autre manipule les tirettes qui permettent de changer les notes. Dans un souci d'équilibre par rapport aux voix, ils n'utilisent ici qu'une corde en bourdon. Ils font également appel à un autre instrument pédagogique : le carillon.

 

Durée : 03:18.



Chant de trouveresse

Evelyne Moser chante « Plaine d’ire et de desconfort », (BnF, Fr. 20050), une chanson d'amour anonyme en langue d'oïl dont l'auteur semble être une femme. Elle constitue un bel exemple de contrafacta puisque le texte s’adapte à la mélodie de la canso en langue d'oc Can vei la lauzeta mover de Bernard de Ventadour. Les paroles expriment la déception d’une femme qui n’a pas réussi à séduire l'homme dont elle ne peut s'empêcher d'être amoureuse.

Dans l’introduction, Evelyne Moser utilise sa vièle « en pincé » comme un luth. Elle s’accompagne ensuite à l’archet en ponctuant son discours de bourdons et de notes issues du mode de la mélodie.

 

Durée : 03:28.



Chant et symphonie

Xavier Terrasa interprète « trop penser », une chanson notée vers 1500 dans le Manuscrit de Bayeux. Il s'accompagne avec un instrument réputé utilisé par les mendiants, la symphonie, et ses dérivées orthographiques : simphonie, chifonie, appelée par la suite vielle à roue, autre déformation de vièle à roue. Le modèle utilisé a été confectionné par Xavier Leclerc d'après plusieurs représentations iconographiques.

 

Durée : 02:30.



Chant et citole

Francisco Orozco joue une citole avec une caisse de résonance en forme de feuille de houx pour accompagner un chant tiré des Carmina Burana : « Olim sudor Herculis ». Il est attribué à l'un des plus grands intellectuels du XIIe siècle : Pierre de Blois. Ici, sur un ton ironique, il se prétend plus fort qu’Hercule mais s’avoue vaincu devant le premier sourire d’une jeune fille.

Cet instrument, creusé dans le bloc de bois, s’inspire des instruments représentés dans les Cantigas de Santa Maria (vers 1260). Il est caractéristique des instruments de jongleurs, notamment espagnols, des XIIIe et XIVe s.

 

Durée : 02:53.



Ars Nova : chant, luth et guiterne

Catherine Perrin au luth, Jean-Paul Bazin à la guiterne, Xavier Terrasa au chant, interprètent le rondeau « Tant doucement » de Guillaume de Machaut, (ms BnF français 1584, fol. 475 et 477).

Le rondeau apparaît au XIIIe siècle. Machaut en fixe la forme : huit vers construits sur deux rimes. Le refrain, constitué de deux vers, apparaît au début puis à la fin ; le quatrième vers est identique au premier.

La forme complète du rondeau est A B a A a’ b’ A B (les éléments A et B constituent le refrain littéraire et musical ; les minuscules a, a' et b’, les reprises musicales des sections A et B avec d'autres paroles).

A - Tant doucement me sens emprisonnés

B - Qu’onques amans d’ot si douce prison. 

 

a  - Jamais ne quier estre desprisonnés

A - Tant doucement me sens emprisonnés

 

a’ - Car tous biens m’est en ceste prisonnez

b’ - Que dame puet donner sans mesprison

 

A - Tant doucement me sens emprisonnés

B - Qu’onques amans d’ot si douce prison.

 


Durée : 02:51.



Chant de pèlerinage

Christophe Deslignes chante « Stella Splendens » du Livre Vermeil de Montserrat (Espagne, Catalogne). Ce recueil compile des chants destinés aux pèlerins qui veulent chanter et danser pour rester vigilants la nuit dans l'église de la Bienheureuse Marie de Montserrat, mais également dans la lumière du jour. Le rédacteur anonyme en définit clairement le contenu. Il s’agit de mettre à leur disposition des chants chastes et pieux. Cette nécessité sous-entend que des pèlerins n’hésitent pas à reprendre d’autres répertoires moins corrects, interprétés par les jongleurs aux abords des sanctuaires, là où se tient un public nombreux qui ne refuse pas de s’amuser pendant le voyage.

Stella splendens est l'un des rares chants polyphoniques du manuscrit. Il compare Marie à une « étoile resplendissante sur la montagne ». Construit sur une structure mélodique A (refrain)-B-A, la mention ad trepudium rotundam confirme l’idée d’une danse en cercle. Son origine est sans doute bien antérieure à l'élaboration du manuscrit à la fin du XIVe s.

Christophe Deslignes s’accompagne à l’organetto afin de mettre en valeur cette facette méconnue de son instrument.

 

Durée : 01:30.



Chant grégorien

L’Ensemble Beatus dirigé par Jean-Paul Rigaud au centre, Bruno Blanchet à droite, Hervé Granjeon à gauche, interprètent Viderunt omnes.

Cette antienne de communion provient du Graduel de Saint Yrieix, (BnF, latin 903) noté au XIe s. en neumes aquitains. L’antienne, chant en prose, traditionnellement chantée avant et après le psaume, comporte ici trois voix à l’unisson.

Les paroles « fines terre salutare Dei nostri Iubilate Deo omnis terra » signifient « Des confins de la terre, ils ont vu le salut donné par notre dieu. Que toute la terre se réjouisse en Dieu ! ».

 

Durée : 01:37.



Remerciements

Yves d’Arcizas, Jeff Barbe, Hervé Barreau, Jean-Paul Bazin, Paul Benoît, Frédéric Billiet, Philippe Bolton, Alain Brassy, Pierre-Alexis Cabiran, Anne-Emmanuelle Ceulemans, Laura de Castelet, Pierre Catanès, Jean-Pol Colin, Martine Clouzot, Thierry Cornillon, Marie-Reine et Christian-Jacques Demollière, Christophe Deslignes, Olivier Féraud, Maxime Fiorani, Guillaume Gross, Illo Humphrey, Catherine Ingrassia, Patrick Kersalé, Myriam Marcetteau, Evelyne Moser, François Moser, Francisco Orozco, Catherine Perrin, Nelly Poidevin, Olivier Pont, Gilles Rapin, Christian Rault, Christophe Robert, Jean-Paul Rigaud, Jean-Claude Roc, Nicolas Sansarlat, Xavier Terrasa, Alban Thomas, François Touvet et tous ceux que nous aurions malheureusement omis de citer.