Parole d'ancêtre Lobi


La littérature orale, collectée ici par Biwanté Kambou auprès de femmes et d'hommes de savoir, dépeint divers traits de la société lobi en particulier, par extension de l'Afrique occidentale et plus largement encore de l'Afrique subsaharienne. Les nombreux récits d'animaux, dans lesquels l'araignée, le lièvre et l'hyène tiennent une place prépondérante, nous renseignent sur la morale et ne sauraient cacher la pertinence de leur rôle pédagogique ! Des séquences audio sont accolées de manière pertinentes à certains récits.

 

© Biwanté Kambou, Patrick Kersalé 2000-2024. Dernière mise à jour : 14 septembre 2024.

SOMMAIRE

Avant-propos

Caractéristiques culturelles

Contes

. Sidan l’araignée et le bœuf du roi

. La vieille vache et l’hyène

. Thangba donne la main de sa fille

. Sidan l’araignée dans le village interdit des femmes

. Banda et Kolkho s’initient au bouor

. La figure noire du singe

. Sidan et les mouches du marigot

. La gourmandise et la lâcheté des maris promis

. La houe magique du caméléon

. Le détournement de la femme du caméléon par Sidan

. Sidan l’araignée et Dandamoussi la luciole

. Regard-fixe et ses frères

. Sidan et Baalkun le chasseur

. Sidan et Kparandè

. Sidan et Sidoumou font la cour à une même femme

. Le roi qui avait soixante et une femmes

. L’enfant mis au monde par le genou

. L’homme et ses enfants

. Le bouc, le chien et l’hyène partent à la pêche

. Pourquoi on ne peut donner à son frère célibataire une de ses multiples épouses

. Pourquoi ne peut-on pas faire entièrement confiance à une femme ?

. Sidan et les jumelles vierges

. Le bouc et l'hyène dans la même maison

. L’hyène et le petit bouc

Chantefables

. Yéri, l’épouse de Pu et Belkour le berger

. Khersi la sorcière et Sié le berger

. L’hyène et la vieille fermière

Contes (texte & audio)

. Le boubou magique du caméléon

. Les déboires de Yéri

Devinettes

Proverbes

Bibliographie  


PISTES PÉDAGOGIQUES

  • Lecture. Silencieuse ou à haute voix.
  • Lecture et écoute simultanée. Le chapitre « Contes (textes & audio) » permet une expérience inouïe : lire le texte en français et l'écouter simultanément en langue langue lobi (lobiri).
  • Thématiques. Sélectionnez une thématique dans le chapitre « Caractéristiques culturelles » et recherchez le mot correspondant dans le PAE. Croisez les divers textes répondant à vos critères s'il en est et étudiez les similarités. Par exemple, l'araignée : que/qui représente-t-elle, quels sont ses traits de caractères…
  • Allez plus loin avec les Éditions Lugdivine.

Avant-propos

L’Afrique subsaharienne, bien que ne possédant pas de littérature écrite, n’en détient pas moins un riche patrimoine de “littérature orale”. Transmise de génération en génération soit directement verbalement soit par l’intermédiaire des tambours, publiquement ou au cours d’initiations spécifiques, elle est une littérature vivante. Même si elle véhicule des éléments de connaissance remontant à des temps immémoriaux (parfois deux millénaires !), chaque nouvelle situation politique, économique ou événementielle, contribue à l’enrichir. Contes, légendes, mythes, épopées, énigmes, devinettes, charades, proverbes, chansons, chantefables, prières, incantations... autant de qualificatifs susceptibles de désigner la variété de ses formes.

Littérature publique détenue par tout un chacun ou encore segmentée par une stricte réglementation de la tradition, elle est souvent objet de pouvoir pour qui possède sa connaissance.

Chaque forme est dévolue à une ou plusieurs fonctions précises et les clés de leur transmission spatio-temporelle est strictement réglementée par la tradition. Qu’il s’agisse d’éduquer, de jouer, d’initier, de rendre la justice, d’invoquer les esprits, de rendre hommage, d’entraîner la mémoire, il est toujours un mot ou un texte adapté appartenant à ce gigantesque patrimoine.

La littérature orale, collectée ici par Biwanté Kambou1 auprès des hommes et des femmes de savoir, nous dépeint divers traits de la société lobi en particulier, par extension de l’Afrique occidentale ou plus largement encore de l’Afrique subsaharienne.

Les nombreux récits d’animaux dans lesquels l’araignée, lièvre et l’hyène tiennent une place prépondérante, nous renseignent sur la morale et ne sauraient cacher la pertinence de leur rôle pédagogique !

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Nota :

  1. Biwanté Kambou est le cinquième enfant de la quatrième épouse du célèbre chasseur Bindouté Da. Sa vie a déjà fait l’objet d’une biographie par l’ethnologue Michèle Fiéloux. Biwanté Kambou guide et informe depuis de nombreuses années les chercheurs de toutes nationalités épris de culture lobi. Il a fait ici appel à sa prodigieuse mémoire pour sauver de l’oubli quelques récits de littérature orale, jadis transmis par des conteurs auxquels il a été rendu en citant leur nom.
  2. Clôture des récits : Tous les contes lobi se terminent par l’expression “kalã-kalã bus”, équivalent au terme “fin”. Cependant, afin de soulager le texte, nous ne l’avons pas mentionnée.
  3. Francisation des mots lobi : Afin de faciliter la lecture des récits, les mots lobi conservés dans le texte ont été francisés quant à leur graphie. En revanche, dans les notes, nous avons utilisé l’alphabet phonétique en vigueur au Burkina Faso.

Caractéristiques culturelles

De nombreuses publications existent sur les Lobi. Nous en avons listé un certain nombre dans la bibliographie en fin de PAE. Le lecteur pourra s’y référer. Aussi, nous nous sommes limités à lister sous forme de séries thématiques classées alphabétiquement, les éléments pertinents contenus dans les récits et à les commenter lorsque cela nous a semblé indispensable. 

 

Acteurs animaux : animaux domestiques

  • Bœuf, vache : important objet d’échange pour les dots de mariage ou le paiement d’amendes.
  • Chat.
  • Cheval : même s’il a pu être connu des Lobi, cet animal n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir.
  • Chèvre : proie de l’hyène ; représente le faible devant les forts.
  • Chien : ami de l’homme et ennemi juré du singe qu’il éloigne des récoltes.
  • Coq, poule : animaux très utilisés pour les sacrifices.
  • Mouton.
  • Pintade : mi-sauvage, mi-domestique, cet oiseau est très recherché pour la qualité de sa chair.

Acteurs animaux : animaux sauvages

 

Arachnides

  • Araignée (Sidan), l'un des principaux acteurs des récits lobi. À l’instar du lièvre, l’araignée est l’animal rusé par excellence. Elle conquiert tous les milieux. Sa femme est nommée Herbé.
  • Scorpion (Laan) introduit dans les contes pour la peur inspirée par son dard.

Batracienscrapaud (Kolkho), grenouille : acteurs des milieux aquatiques.

 

Insectes abeille, fourmi, luciole (Dandamoussi), mouche, punaise (Kparandè) : acteurs occasionnels.

 

Mammifères

  • Biche : incarne la fragilité devant tous les prédateurs.
  • Buffle : à l’instar de l’éléphant, incarne la puissance.
  • Écureuil : animal rusé qui cache son jeu derrière sa petitesse et sa fragilité. Réussit souvent, là où des acteurs plus forts et plus rusés ont échoué.
  • Éléphant : malgré sa puissance et sa grande taille, il est souvent la risée des animaux les plus rusés.
  • Hyène : (Sidoumou). Le sot par excellence par opposition au lièvre qui représente la ruse.
  • Léopard, panthère : leur présence est rare dans les récits. À l’instar du lion, ils inspirent la crainte.
  • Lièvre : (Soubour). À l’instar de l’araignée, l’animal le plus rusé. Sa femme est nommée Herbé.
  • Lion : roi des animaux, inspirateur de la crainte ; on aime le défier.
  • Singe : (Olo. Parfois surnommé Koko). Acteur stupide, profiteur et peureux. Son ennemi juré est le chien. Il défèque dès qu’il a peur.

Oiseaux

  • Corbeau, rossignol, tourterelle noire : acteurs occasionnels.
  • Vautour : écarisseur de la brousse.

Poissons : anguille : incarne une certaine beauté par son aspect luisant. Sa peau est utilisée comme fil de couture.

 

Reptiles

  • Boa : inspire crainte et répulsion. Il étouffe ses proies.
  • Crocodile : inspire la crainte. Mangeur d’hommes.
  • Caméléon : (Toulan). Le magicien que tout le monde applaudit.
  • Margouillat : (Banda). Acteur arboricole mis en opposition avec les acteurs aquatiques.
  • Tortue : (Siyep). Rusée mais peu agile, elle souffre du peu d’égard des autres animaux.

Acteurs humains : berger, chasseur, cultivateur, forgeron, roi/chef (noufé).

 

Acteurs imaginaires

  • Génies, Dieu (Thangba).
  • Revenant : ancêtre défunt faisant des apparitions dans le monde des vivants.
  • Sorcière : ce type d’acteur a la faculté de se transformer en toute chose et capable des prouesses les plus inattendues. Les tourbillons leur sont notamment assimilés.

Activités féminines : pilage et meulage du mil, puisage de l’eau, ramassage du bois mort, orpaillage.

 

Activités masculineschasse, culture, forge, garde des troupeau, pêche.

 

Architecturemaison en banco à terrasse, grenier, échelle, puits de lumière

 

Comptage temporel

  • Position du soleil.
  • Marché : un des repères temporel est le “marché” qui a lieu tous les cinq jours et détermine la notion de semaine.

Cosmétique

  • Beurre de karité : extrait par les femmes des noix de karité après un long et pénible cycle de transformation. On l’utilise comme crème de beauté, parfois comme remède, pour nourrir certains objets en bois et également comme matière grasse pour la cuisine.

Coutumesfunérailles, héritage, mariage, polygamie.

 

Denrées et condiments

  • Bière de mil, bœuf, boulettes de viande (kun), cabala, courge, fruit de la liane gohine, fruit du nèrè, gombo, graines de pastèque, haricot, herbe aromatique (nᴐkhᴐlᴐ), karité, lait de vache, maïs, miel, mil, mouton, œuf, pain de singe, potasse, riz, tamarin, to de mil ou de maïs.

Instruments de musique : balafon, tambour, sifflet, trompe.

 

Interditsrestriction de l’usage des mains droite et gauche.

 

Maladies : charbon.

 

Objets portés lors des déplacements

  • Arc et flèches : autrefois, un Lobi ne se déplaçait jamais sans cette arme utilisée tant pour la chasse que pour la guerre. Les flèches sont empoisonnées.
  • Couteau dans sa gaine de cuir.
  • Sac en peau de chèvre : sac à gris-gris et objets divers nécessaires à la vie quotidienne en brousse.
  • Tabouret tripode.

Outils : couteau, gourdin, houe, meule dormante, mortier.

 

Rituels et magie

  • Dernières funérailles, funérailles chaudes, initiation du buúr, sacrifices d’animaux.
  • Activation ou arrêt de la pluie, divination, résurrection des morts.

Ustensiles de cuisinecalebasse, canari, passoire, racloir, spatule.

 

Vêtements et bijoux

  • Bracelet de laiton.
  • Boubou : long vêtement introduit récemment chez les Lobi.
  • Cache-sexe, parure de hanches en feuilles : dans l’ancien temps, les Lobi vivaient quasiment nus. Ils portaient des cache-sexe et des parures en végétaux, ainsi que des parures de cauris pour les rituels.

Contes

Sidan l’araignée et le bœuf du roipar Da Biguounè

Dans les temps anciens, vivait un roi[1] qui possédait un très gros bœuf. À le voir, on l’aurait pris pour un éléphant. Arriva une année où manquèrent toutes sortes de vivres. Sidan l’araignée, voyant que le bœuf du roi était bien gras, voulut en profiter. Un jour, il[2] aiguisa son couteau, le mit dans son sac en peau de chèvre et partit en brousse pour débusquer le bœuf dans son pâturage. Quand il l’eut trouvé, il se plaça derrière lui et le salua. Mais le bœuf était tellement gras, qu’il renâcla à se retourner pour le voir. Alors, Sidan lui dit qu’il avait une histoire à lui raconter qui allait bien le faire rire. Il se mit à compter :

— Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, phi[3] !

Le bœuf se mit à rire d’une grosse voix. Pendant qu’il s’esclaffait, son anus se dilata et Sidan en profita pour s’y introduire. Une fois dans le ventre du bœuf, il dégaina son couteau et tailla de la chair bien grasse. Quand son sac fut plein, il recommença à compter de l’intérieur :

— Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, phi !

Quand le bœuf entendit Sidan compter, il se mit à rire et son anus se dilata de nouveau, laissant l’araignée bondir au dehors avec son butin. Ainsi, chaque fois qu’il manquait de viande, Sidan allait se ravitailler à l’intérieur du bœuf.

Chaque matin, quand Herbé[4], l’épouse de Sidan croisait celle de Sidoumou[5]l’hyène, cette dernière remarquait que ses canaris[6] et ses calebasses étaient graisseux et qu’elle-même grossissait. Comme les femmes sont curieuses de nature, elle lui demanda où elle trouvait de si bons aliments pour que ses ustensiles soient dans cet état. Herbé lui répondit :

— Ah oui… Mon mari nous apporte souvent de la viande fraîche et bien grasse et, chaque jour, nous nous régalons !

À ces mots, la femme de l’hyène chargea aussitôt une jarre d’eau sur sa tête et rentra chez elle. Arrivée à la maison, elle sermonna son époux :

— Tes amis, comme l’araignée, rapportent chaque jour de la viande et toi, tu ne fais que dormir à la maison. Lève-toi et va vite voir Sidan !

Sidoumou se leva et alla le trouver. Il lui raconta la scène de ménage et Sidan lui répondit :

— Je ne t’amènerai jamais avec moi car tu es sot et gourmand ; tu feras des bêtises et on nous attrapera !

L’hyène se mit alors à jurer, essayant à tout prix de convaincre Sidan. À force de persuasion, celui-ci consentit à l’amener. Sidoumou fila chez lui, revint avec son sac et un couteau, puis ils partirent.

Arrivés derrière le gros bœuf, Sidan compta : « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, phi ! », et l’animal se mit à rire en ouvrant généreusement son anus. Sidan sauta à l’intérieur, aussitôt suivi de l’hyène. L’araignée recommanda à son compagnon de ne jamais toucher au cœur, puis ils commencèrent à se tailler de gros morceaux de chair. L’hyène en mangea et en mit d’autres dans son sac. Un moment après, elle trancha le cœur bien enrobé de graisse et l’avala. Le bœuf commença alors à s’assoupir et s’effondra avec l’anus bien refermé. Sidan, en colère, s’exclama :

— Voilà ce que je craignais. Nous sommes bons pour être égorgés. Je t’avais bien dit de ne pas toucher au cœur. Toi qui est plus grand et plus gros que moi, tu iras dans la panse. Tu as assez de chance pour qu’on te vide avec le contenu sans faire attention. Et moi, qui suis petit, je m’introduirai dans la vésicule biliaire.

Ainsi, Sidan se dissimula dans la bile, sachant que cette partie des animaux est toujours jetée, tandis que l’hyène alla se réfugier dans les herbes broyées.

Quand le berger vint chercher le bœuf pour le ramener à la maison, il le trouva raide mort. Il fit alors venir tous les hommes et on le dépouilla. Le roi ordonna que l’on gardât toutes les parties de l’animal pour les inspecter. Celui qui trouverait la cause de la mort serait récompensé. On déposa les organes les uns à côté des autres, tandis que le roi envoya chercher Sidan car, comme il était le plus malin, il découvrirait certainement le coupable. Lorsque les bouchers enlevèrent la bile, ils se dirent qu’une maladie ne pouvait pas l’attaquer et la jetèrent au loin. Ainsi, elle se répandit et Sidan en sortit tout mouillé sans être vu. Mais, comme il avait tout entendu, il se releva aussitôt et cria :

— Oh la la ! Qui m’a fait ça ? Le roi m’a invité à venir inspecter son bœuf et on m’arrose de bile !

Tout le monde crut que Sidan arrivait justement et que, par mégarde, on avait jeté la bile sur lui. On lui présenta des excuses, on apporta de l’eau et on le lava. Une fois bien propre, il s’approcha des morceaux posés en ordre et les souleva un à un. Quand il arriva à la panse, il la tâta longtemps et dit :

— La cause se trouve là-dedans ; allez vite chercher de gros bâtons. Quand je vous en donnerai l’ordre, frappez très fort la panse, et même si vous entendez des cris, ne vous arrêtez pas.

Dans l’instant, tous les gens s’armèrent de gros bâtons et, sur ordre de Sidan, frappèrent. Quand on ouvrit la panse, on y trouva une hyène morte.

Ainsi, Sidan reçut une récompense du roi et de la viande.

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[1] nũ̀fé (roi, chef) dans le texte en lobiri. Terme signifiant littéralement “qui écoute respirer l'oreille”. Nom d'un sous-matriclan kambiré. (M. Père, Tradition et changement, Siloë, 1988). Les Lobi n'ont ni roi ni chef, hormis les chefs de famille. Ils appellent les rois des tribus voisines nũ̀fé. Ainsi ils nomment gã nũ̀fé le roi des Gan, kulãbrɩ nũ̀fé celui des Kulango… Dans tout conte lobi, le roi est appelé nũ̀fé. Dans la société lobi, le nũ̀fé est le chef de terre. Les ancêtres des actuels nũ̀fé ont été les premiers à prendre possession des nouveaux territoires. Autrefois, tout ce qui était trouvé égaré (bœufs, esclaves) revenait au nũ̀fé du lieu.

[2] Bien que le mot “araignée” soit du genre féminin en français, nous avons présenté Sidan au masculin car il a toujours un rôle d'homme.

[3] Le mot phi signifie “complet” et c'est lui qui fait rire le bœuf.

[4] Francisation du mot hɛ-ɓẽ.

[5] Francisation de sídùmù, hyène, symbole de la sorcellerie. 

[6] ɓalãga : récipient d'argile sphérique avec un col, permettant la cuisson, le stockage et le transport des vivres.


 

La vieille vache et l’hyènepar Da Kononyana

Dans le temps jadis, eut lieu une année de très forte sécheresse au cours de laquelle les animaux ne trouvaient plus d’herbe fraîche à brouter. Alors, une vieille vache avait choisi de venir chaque jour dans les prairies bordant la rivière, là où de très jeunes herbes poussaient dans la rosée. Chaque jour également, l’hyène rôdait en ces lieux pour y convoiter ses proies. Mais, heureusement pour la vache, des gens venaient sans cesse à la rivière pour puiser de l’eau ou laver des ustensiles de cuisine, ce qui empêchait l’hyène de l’attaquer.

Un jour, alors que le soleil commençait à décliner, marquant le début de l’après-midi, les gens étaient rares dans la prairie. La vieille vache était seule. Alors, l’hyène resta dans les parages pour s’entretenir avec elle. Elle s’approcha, la salua et lui dit :

— Ah ! que tu broutes bien ici dans ces prairies ! Est-ce ici que tu passes la nuit ou ailleurs ?

La vieille vache se demanda pourquoi l’hyène lui posait cette question. Alors, en vieille vache d’expérience, elle lui répondit :

— Non, je ne dors pas ici dans la prairie, il fait trop froid la nuit. Regarde un peu là-haut, dans ce petit bois touffu, c’est là que je passe mes nuits.

L’hyène, très heureuse de savoir où elle dormait, la salua de nouveau et disparut.

La vieille vache, avant de rejoindre ses quartiers nocturnes, alla trouver Mébir[1] le gros serpent boa. Elle lui demanda d’aller dormir à sa place dans les buissons qu’elle avait désignés à l’hyène et lui expliqua qu’elle viendrait sûrement au cours de la nuit pour les fouiller et essayer de le prendre. Le boa comprit la situation et accepta. La vache alla paisiblement rejoindre ses sœurs dans l’enclos. Quant au serpent, il se rendit dans le petit bois, choisit un endroit éclairé par quelques rayons de soleil et s’enroula de manière à ce que l’hyène puisse le découvrir dès son arrivée.

La nuit venue, l’hyène réunit tous ses fils et filles et leur donna à chacun une grande calebasse. Quand elle eut terminé sa distribution, elle leur dit :

— Je vais aller vous attraper la vieille vache qui dort là-bas dans le bois. Écoutez-moi bien : quand je l’attaquerai, elle déféquera. Alors, avec vos récipients, vous viendrez ramasser sa bouse qui est très bonne. Avez-vous bien compris ?

Les enfants acquiescèrent.

Au clair la lune, l’hyène et ses enfants marchèrent en direction du bois. Arrivés là, l’hyène leur recommanda de se tenir tranquilles. Elle marcha sur la pointe des pieds, s’approcha doucement et aperçut une masse sombre. 

Croyant qu’il s’agissait de la vieille vache, elle sauta dessus.

Alors le boa fit plusieurs nœuds autour de l’hyène et lui serra très fort les côtes. Un second nœud lui étreignit le cou. Comme elle avait du mal à respirer, son anus s’ouvrit et ses propres excréments s’échappèrent par jets. Comme convenu, ses enfants accoururent avec leurs récipients et ramassèrent la bouse. Chacun remplit sa calebasse et attendit que son père sorte avec le cadavre de la vieille vache. La pauvre hyène, en se débattant, griffait les écailles du boa, cherchant par tous les moyens à se dégager de son emprise. Elle réussit enfin à se libérer et sortit précipitamment du bois, les côtes meurtries et les ongles ensanglantés. Elle s’arrêta plus loin et cria à ses enfants :

— Apportez-moi vite les bouses de la vache que vous avez recueillies.

L’hyène ne savait toujours pas que c’était le boa qui l’avait attaquée. Quand les enfants lui apportèrent ce qu’ils avaient ramassé, elle leur dit :

— Ah, cette vieille vache est trop forte !

À chaque fois qu’un enfant lui présentait une calebasse d’excréments, l’hyène goûtait la marchandise en remplissant sa bouche et, à chaque fois, la recrachait à terre en donnant une bonne gifle à l’enfant et en le grondant :

— Espèce de sot, ce sont mes propres excréments que tu as recueillis au lieu de ceux de la vache !

Chaque fois, l’hyène prenait un autre récipient et recommençait la même chose dans l’espoir qu’un de ses enfants ait ramassé de la bouse de la vieille vache. Quand elle eut terminé l’examen de tous les récipients, elle jura en disant :

— Vous êtes tous des imbéciles. Aucun d’entre vous n’a recueilli de bouse de vache, cette bouse qui est si bonne ! Allez-vous-en !

Les enfants pleurèrent en s’éloignant avec les récipients vides vers la maison. Quand tous furent rentrés, la femme de l’hyène, qui était restée à la maison avec un jeune bébé, demanda à son époux :

— Mais où sont la viande et la bouse de la vieille vache ?

L’hyène se mit en colère et dit :

— Espèce de gourmande à la bouche allongée, si tu penses que c’est facile de s’attaquer à une vieille vache !

 

« Depuis ce jour, les hyènes n’osent pas s’attaquer aux bœufs et leur préfèrent les chèvres et les chiens. »

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[1] mɩbɩrɩ en lobiri.


 

Thangba donne la main de sa fillepar Da Moufo

Un jour, Thangba[1] décida de marier sa fille à un homme qui serait brave, élégant, loyal et autoritaire, bref, un homme possédant toutes les qualités possibles. Il fit alors gronder le tonnerre pour appeler tous les animaux chez lui. Quand ceux-ci entendirent l’appel, ils se hâtèrent. Une fois tous présents, Thangba déclara :

— J’ai décidé de donner la main de ma fille à celui qui sera fort, brave, courageux, élégant et autoritaire. Je veux que, tour à tour, vous démontriez vos talents de bravoure, je veux voir de quoi vous êtes capables !

Alors, un grand remue-ménage se fit entendre. Le singe, toujours pressé et se croyant plus malin que les autres, se leva, bondit sur un arbre, escalada les branches, sauta à terre, marcha nonchalamment et dit :

— Qui parmi vous, peut faire de tels exploits ?

Tous les animaux éclatèrent de rire et lui dirent :

— Espèce de vilain farceur aux yeux profonds, tu n’es pas digne d’épouser la fille de Thangba !

Alors l’écureuil se leva, se faufila entre les herbes, se mit debout sur ses pattes arrières, les deux autres sur les reins et fanfaronna :

— Qui est aussi beau et galant que moi ?

On éclata de rire et quelqu’un rétorqua :

— Toi, avec ta queue touffue, tu es trop peureux pour la fille de Thangba !

Le buffle se présenta, gratta le sol avec ses pattes, souleva la poussière, prit de l’élan et donna un coup de cornes dans le tronc d’un arbre qu’il écorcha pour faire couler la sève et s’exclama :

— Qui est capable de faire un tel travail de force ?

L’éléphant se présenta, arracha un arbuste, le lança au loin et barrit. Puis il saisit un karité et le secoua jusqu’à ce que toutes les noix soient tombées à terre. Il dit :

— Si quelqu’un est aussi fort que moi, qu’il me le démontre !

Sidan l’araignée le défia d’un rire moqueur. Il courut en avant puis en arrière, sauta sur une branche d’arbre, tissa un fil de soie et se suspendit en l’air, tapa des mains et enfin resta immobile dans le vide, accroché au bout de son invisible lien. Il resta ainsi quelque temps suspendu dans le vide sans que personne ne remarquât le fil le retenant aux branches. Puis il redescendit lentement sur le sol, se tint sur deux pattes, se frappa la poitrine et déclara :

— Que celui qui peut m’imiter prenne la fille de Thangba !

Tous les animaux se turent et regardèrent. Personne n’osa plus se montrer. Thangba dit alors :

— Comme il n’y a plus de concurrents, je retiens l’éléphant et Sidan l’araignée. Ils doivent maintenant faire la guerre et le vainqueur épousera ma fille.

Thangba leur donna une semaine pour se préparer.

L’éléphant invita tous les animaux à quatre pattes pour l’aider. Comme Sidan n’avait ni quatre pattes, ni deux pattes, il ne savait que faire. Il alla consulter un devin qui n’était autre qu’Osom la fourmi. Il lui conseilla d’inviter tous les animaux ailés pour l’aider, car Sidan était capable de se déplacer dans les airs comme s’il avait des ailes.

Ainsi fut fait. Le cinquième jour[2], les guerriers de l’éléphant et ceux de Sidan se présentèrent sur le champ de bataille. On vit tous les animaux à quatre pattes se regrouper d’un côté et tous ceux possédant des ailes de l’autre côté. L’éléphant choisit le singe pour donner le signal de départ des hostilités. Celui-ci prit un tambour[3] et se hissa au sommet d’un grand arbre pour annoncer le commencement. Sidan, quant à lui, choisit l’épervier pour donner le signal de départ.

Quand le singe fut prêt à frapper le tambour de guerre, l’épervier s’envola très haut et, comme une flèche, vint fouetter le singe avec ses ailes et, de ses serres, lui griffa le dos. Le singe, surpris par cette attaque imprévue, lâcha le tambour qui tomba à terre en rebondissant de branche en branche à grand bruit, bientôt suivi par le singe lui-même, qui chuta les pattes en avant pour atterrir sur le dos. L’éléphant, furieux, arracha un arbuste et le lança du côté où se trouvaient les guerriers de Sidan. Avant de partir au combat, l’araignée avait prévu trois petites gourdes. La première était remplie d’eau, la seconde de tchabala[4] et la troisième de cendre blanche mélangée à de l’eau. Elles étaient attachées autour de sa taille. Voyant l’éléphant en colère s’avancer vers lui, Sidan alla à sa rencontre. Commença alors la bataille entre les deux prétendants choisis par Thangba.

Quand l’éléphant fut à quelques pas de Sidan, il brisa une grosse branche d’arbre et essaya de le fouetter pour l’écraser. Mais l’agile et souple araignée sauta de côté, et la branche n’atteignit pas son but. Sidan ricana et dit :

— Me voici ici !

L’éléphant fit alors demi-tour et vit Sidan qui le narguait. Il se précipita pour l’écraser avec ses grosses pattes, mais l’agile araignée se faufila entre elles et s’arrêta derrière son adversaire en disant :

— Vite, vite, tu es trop faible pour te battre avec moi !

L’éléphant se retourna et vit Sidan, les deux mains sur les hanches, ricanant très fort. Rouge de colère, il fonça sur lui. L’araignée sauta alors sur son énorme cou et lui brisa la gourde d’eau sur la tête. Des gouttelettes coulèrent sur la face de l’éléphant. Sidan sauta à terre et dit :

— Oh, nous n’avons encore rien fait et ta sueur coule déjà !

L’éléphant, plus furieux que jamais, fonça sur sa proie. Mais Sidan, qui avait gardé son sang froid, sauta de nouveau sur lui, se colla sur ses côtes et lui demanda :

— Alors, tu es déjà fatigué ?

Là, l’éléphant entra dans une colère terrible, se coucha sur le côté où Sidan s’était collé et frotta ses côtes sur le sol pour l’écraser. Mais Sidan, très agile, avait déjà sauté sur l’autre flanc. Il s’écria :

— Allons, je t’ai mis à terre, relève-toi !

L’éléphant se renversa de l’autre côté mais, en un clin d’œil, l’araignée se posa sur sa tête. Au moment où l’énorme masse se releva, Sidan se saisit de la gourde de tchabala et la lui brisa sur le crâne. Le liquide rougeâtre se mit couler le long du cou et l’araignée s’exclama :

— Oh la la ! tu n’as encore rien fait et ton sang commence à couler !

Quand il vit le liquide rouge couler par terre, l’éléphant se fâcha davantage et courut cogner sa tête contre un arbre dans l’espoir d’écraser son adversaire. Mais Sidan eut le temps de sauter sur une des défenses de son rival et s’écria :

— Maintenant, je suis sur ta défense !

Alors l’éléphant la frappa contre le tronc de l’arbre et la brisa. Sidan sauta sur l’autre et annonça :

— Maintenant je vais te désarmer !

L’éléphant cogna l’autre défense contre l’arbre et elle se cassa. Entre temps, Sidan était monté sur son cou. Il se saisit alors de la troisième gourde contenant la cendre blanche mélangée à de l’eau, et la lui brisa sur la tête. On vit alors couler la substance blanche. Sidan sauta à terre et dit :

— Oh, je t’ai cassé le crâne ! Voici le cerveau qui sort de ta tête !

Quand l’éléphant vit le liquide blanc s’écouler à terre, il crut vraiment que son cerveau était atteint. Il prit peur et détala en disant aux animaux à quatre pattes :

— Fuyons, fuyons ! Ce petit sorcier est dangereux !

Tous les animaux détalèrent en soulevant un énorme nuage de poussière. Pendant ce temps, Siyep, la tortue, tombait dans les ornières laissées par les lourdes pattes de l’éléphant et se plaignait :

— Mais qui donc a eu le temps de creuser ces trous qui m’empêchent de fuir ?

Alors, Sidan donna ordre à ses guerriers de les poursuivre. Les abeilles et les guêpes entrèrent dans les oreilles et les narines des animaux à quatre pattes et les piquèrent de leur dard. Des cris et des hurlements emplirent la brousse. Les animaux ailés étaient vraiment les plus forts.

Enfin, l’épervier choisit de nouveau le singe. Il s’envola très haut et vint le fouetter, le pincer avec ses serres et l’insulter :

— Yeux loin dans les orbites, espèce d’yeux profonds !

Et le pauvre singe criait :

— Ouiou, ouiou… pardon, pardon…

Après cette brillante victoire, Sidan revint fièrement trouver Thangba qui lui accorda la main de sa fille.

______________

[1] Thɑ̃́gbɑ́ : Dieu suprême, créateur de la terre et de tout ce qui vit, maître du ciel et de la foudre, celle-ci symbolisant le mâle qui pénètre la femelle (terre) ; il donne la vie, la pluie, la mort, il donne tout (M. Père, Les Lobi. Tradition et changement, op. cit., p.206).

[2] Dernier jour de la semaine chez les Lobi.

[3] gbòrò. Tambour sphérique réalisé avec une calebasse évidée sur laquelle est tendue une peau de chèvre.

[4] Francisation de cabala ou cabᴐl : liquide rougeâtre provenant des résidus de noix de karité au moment de l'extraction du beurre.


 

Sidan l’araignée dans le village interdit des femmespar Da Siparté

Au temps jadis, le village des hommes se trouvait loin de celui des femmes et personne ne connaissait les rapports sexuels. Un jour, Sidan l’araignée se dit : « Moi, je vais essayer de faire un tour dans le village des femmes ». Il savait pourtant que si un homme s’y présentait, il serait tué. De même, si une femme entrait dans le village des hommes, elle ne pouvait en ressortir vivante. Ainsi, ni les uns, ni les autres n’osaient transgresser l’ordre établi.

Les femmes ne savaient pas récolter le miel et, du reste, n’y avaient jamais goûté. Alors, un jour, Sidan prit une gourde et la remplit de ce mets délicieux. Il la porta en bandoulière et se mit en marche pour le village interdit. Arrivé là, il s’arrêta à la première maison et vit une femme qui pilait du mil dans un mortier. Il s’en approcha et la salua. Celle-ci se retourna et vit que c’était un homme. Elle arrêta son travail et dit :

— Eh toi, ne sais-tu pas qu’il est défendu aux hommes de venir ici ? Je vais donner l’alerte pour que l’on vienne de tuer sur le champ !

Le rusé Sidan s’empressa aussitôt de calmer la femme :

— Oh, du calme bonne dame ! Je possède une marchandise rare qui va te plaire. Laisse-moi te la faire goûter et je suis sûr que tu vas en acheter.

La femme se calma et réclama :

— Fais-moi voir ta marchandise !

Sidan ouvrit sa gourde et dit :

— Approche-toi et tends-moi ta main.

La femme s’approcha et tendit la main à Sidan qui lui versa un peu de miel dans la paume et l’invita à le lécher. Tout d’abord, elle goûta avec méfiance, attendit un petit instant, puis lécha gloutonnement sa main. Elle s’enquit ensuite :

— À combien vends-tu ta marchandise, homme ?

Sidan lui répondit calmement :

— Ne sois pas pressée, bonne femme, je possède une autre marchandise encore meilleure que celle que tu viens de goûter.

La femme lui demanda :

— Fais-moi goûter ça aussi !

Sidan lui précisa :

— Ici, au dehors, ce n’est pas possible, il faut que ce soit dans la maison.

Alors la femme entra dans sa maison et demanda à Sidan de la suivre. Une fois à l’intérieur, il lui demanda d’étaler une natte, ce qu’elle fit. Après cela, Sidan lui dit :

— Maintenant couche-toi, écarte tes jambes, tiens-toi tranquille et laisse-moi te faire goûter la deuxième marchandise, jusqu’à ce que tu ne sentes plus le goût de la première.

La femme alla se coucher et écarta les jambes. Sidan lui défit son cache-sexe, le posa et s’accroupit. Il lui ouvrit ensuite le sexe de sa main gauche[1] et le pénétra. Il fit des mouvements de va-et-vient jusqu’à ce que son propre sexe se tendît. À ce moment, la femme exulta de bonheur, serra Sidan très fort en gémissant et lui déclara :

— Ah oui ! C’est bon ! C’est très bon ! C’est meilleur que la première marchandise !

Quand Sidan eut terminé, il se redressa et s’assit sur la natte. La femme se releva elle aussi et dit :

— Reste là. Je vais chercher de l’eau au marigot pour te préparer quelque chose à manger puis, ensuite, j’achèterai ta marchandise avant que tu ne partes.

Elle prit sa jarre et se dirigea vers le marigot. À peine était-elle partie, que Sidan sortit de la chambre. Il alla s’asseoir devant l’entrée de la maison et commençait à observer le village, quand vint à passer une autre femme qui le vit. Elle s’approcha et découvrit que c’était un homme. Elle s’étonna :

— Eh ! que fais-tu ici au village des femmes ?

Sidan s’empressa de lui répondre :

— Oh, brave femme, calme-toi et écoute-moi un instant. Je vends de la très bonne marchandise. Si je t’y fais goûter, je suis sûr que tu vas en acheter.

La femme le pria de lui donner à goûter. Alors, Sidan lui demanda de tendre la main et ouvrit sa gourde ; il versa un peu de miel et lui dit :

— Lèche-le !

Elle goûta, attendit un instant, puis nettoya proprement sa main avec sa langue avant de déclarer :

— Que c’est bon ta marchandise !

Sidan s’empressa de lui dire qu’il possédait une seconde marchandise encore meilleure que la première. La femme demanda à la goûter, mais Sidan lui répondit que cela n’était pas possible au dehors. La femme lui dit alors :

— Lève-toi donc et allons chez moi !

Sidan se leva mais, au moment où ils empruntèrent le chemin menant à l’autre maison, la première femme revint du marigot. Quand elle vit Sidan et sa voisine, elle déposa immédiatement sa jarre d’eau et s’écria :

— Eh toi voleuse ! Tu as détourné mon hôte ! Où l’amènes-tu ?

Tandis que les deux protagonistes se disputaient et se battaient à coup de pilons, les autres femmes du village, qui avaient entendu les cris, accoururent. La reine des femmes apprit la nouvelle et ordonna que l’on fît venir auprès d’elle les deux fauteurs de troubles et Sidan, l’homme. Elle demanda à la première femme ce qui se passait entre elles et d’où venait cet homme. Elle répondit :

— Je pilais mon mil quand ce brave homme est arrivé. J’étais prête à donner l’alerte lorsqu’il m’a prié de l’écouter. Ainsi, il m’a dit qu’il vendait de la marchandise et me l’a fait goûter. Comme c’était très bon, je lui ai demandé d’attendre mon retour du marigot pour en acheter. Au retour, j’ai vu cette voleuse qui l’avait détourné pour l’amener chez elle. Alors je suis intervenue et la bagarre a éclaté.

La reine des femmes demanda à Sidan :

— Toi, homme, tu oses venir dans le village des femmes sous prétexte de vendre de la marchandise. Ne sais-tu pas que c’est défendu ?

Alors, notre rusé Sidan s’inclina devant la reine et répondit :

— Oui honorable reine, je sais qu’il est interdit de venir chez vous les femmes. Mais, en réalité, je possède de la très bonne marchandise. Je me suis dit que cela vous intéresserait sans doute, et comme je ne connaissais pas votre palais, je me suis arrêté chez ces deux femmes pour me renseigner.

Alors, après ce mensonge, la reine lui demanda :

— Quelles marchandises possèdes-tu ?

Sidan répondit :

— On appelle la première tabala et la seconde tanbikié[2].

La reine, curieuse, demanda à goûter ses marchandises. Maître Sidan s’approcha alors du trône et la pria de tendre la main. Il versa dans sa paume le miel liquide et l’invita à goûter. La reine savoura et sentit un goût très sucré. Elle lécha le reste, claqua la langue et dit à Sidan :

— Ta marchandise est bonne. Et la deuxième marchandise ?

Sidan s’empressa de dire :

— Ce que tu viens de goûter, c’est tabala et ce qui reste à goûter, c’est tanbikié. C’est cent fois meilleur, mais ça ne se goûte pas en public.

Alors la reine se leva et invita Sidan à entrer dans sa chambre avec elle. Une fois seuls, il lui dit :

— Allonge-toi sur ta couchette, mets-toi sur le dos et écarte tes jambes. Je vais te faire goûter tanbikié. Patiente jusqu’à ce que tu sentes un goût très agréable. Tu verras, c’est cent fois meilleur que la première marchandise.

La reine s’allongea sur sa couchette. Le rusé Sidan lui défit son cache-sexe, se fraya un passage avec la main gauche dans sa toison et la pénétra très profondément. Il fit des mouvements de va-et-vient et, au moment de lâcher sa semence, il entonna ce petit chant :

 

tanbikié, tanbikié, tanbikié…

 

Alors, la reine qui prenait goût à la chose se tendit de plaisir, gémit de douceur et serra Sidan contre son ventre en disant :

— Oh que c’est doux ! Oh que c’est bon ! Continue, ô homme !

Quand Sidan fut couvert de sueur, il se releva et s’assit sur le lit. La reine, à son tour, se redressa et s’assit au bord de sa couchette. Elle se tint silencieuse un moment, réfléchit et dit à Sidan :

— Repose-toi dans ma chambre. Je reviens.

Elle sortit dans la cour du palais et y trouva une grande foule de femmes qui attendait. Elle ordonna que l’on tuât les deux femmes qui s’étaient bagarrées à cause de Sidan. Puis elle demanda aux autres de rentrer chez elles et imposa que personne ne parlât de cette affaire.

On exécuta les deux pauvres femmes et on les enterra. Tout le monde fut étonné et rentra sans rien comprendre. Ainsi, la reine garda Sidan dans sa maison. Chaque jour et à chaque moment où elle en avait envie, Sidan lui faisait l’amour.

Quelques semaines plus tard, la reine était enceinte. Le temps passa et son ventre se mit à grossir. Les autres femmes ne comprenaient pas : certaines se disaient que la marchandise de Sidan devait être très nourrissante. Finalement, la reine accoucha d’un garçon. Six mois plus tard, quand l’enfant put se tenir assis tout seul, elle convoqua toutes les femmes du village. Lorsqu’elles furent toutes présentes dans la cour, elle sortit de sa maison et s’assit sur le trône avec son nouveau-né sur les genoux, tandis que Sidan était assis nonchalamment à côté d’elle. Elle s’adressa au public en ces termes :

— Mes braves compatriotes, Thangba nous avait punis en nous défendant de nous rendre dans le village des hommes et en interdisant à ceux-ci de se rendre dans notre village. Vous avez pu constater que je vivais seule dans ma maison. Voyez-vous, aujourd’hui nous sommes deux, mon bébé et moi. C’est grâce à ce brave homme. À partir de maintenant, je vous autorise à vous rendre dans le village des hommes. De même, les hommes pourront nous rendre visite. Vous êtes libres. Allez avec les hommes et nous nous multiplierons.

À partir de ce jour, hommes et femmes se rendirent visite dans leur village respectif et se marièrent.

« Ainsi, c’est grâce à Sidan que le mariage existe aujourd’hui. »

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[1] Dans la société lobi, existe un code strict concernant l'utilisation des deux mains : la droite sert à toucher les aliments et à manger, la gauche, à toucher les parties intimes du corps.

[2] tàan désigne la bière de mil préparée à base de sorgho rouge. tabala est une boisson de mil sans levure, donc sans alcool, dont le goût est sucré. tãbɩkiɩ est une bière de mil fermentée, claire (sans dépôt de ferment), donc contenant de l'alcool et pouvant enivrer.


 

Banda et Kolkho s’initient au bouorpar Da Tilsonté

Grand flûte à embouchure terminale jouée autrefois lors des vengeances. © P. Kersalé 1999-2024.
Grand flûte à embouchure terminale jouée autrefois lors des vengeances. © P. Kersalé 1999-2024.

Il y très longtemps, le margouillat et le crapaud étaient amis. Entre eux, ils s’appelaient bouor[1], comme tous les anciens initiés. Un jour, le margouillat dit à son ami le crapaud qui était venu chez lui :

— Mon ami, mon fétiche familial[2] me demande de faire un bour[3] pour initier mes enfants.

Lorsqu’arriva le jour de l’initiation, le crapaud apporta à son ami le margouillat, ainsi que le veut la coutume, une poule pour les sacrifices qui débutèrent la nuit. Ensemble, ils veillèrent jusqu’au matin. On fit alors sortir les nouveaux initiés, tachetés de kaolin et de latérite, qui s’assirent devant la maison. Les gens vinrent jeter quelques cauris dans un panier posé devant eux pour les honorer.

Vers le milieu de la journée, on prépara un grand repas composé de viande de chèvre, de poulet et de sauce aux graines de pastèques. Quand le repas fut prêt, le margouillat le fit apporter sur l’arbre et invita ses enfants initiés à monter pour manger. Puis il vint trouver son ami le crapaud et lui dit :

— Mon ami, on a posé le repas dans la chambre des bouor, je t’invite à y monter pour que nous mangions[3].

Danseur de gbòrò avec cimier en plumes blanches de calao jouant du sifflet. Son corps est couvert de kaolin. © P. Kersalé 1999-2024.
Danseur de gbòrò avec cimier en plumes blanches de calao jouant du sifflet. Son corps est couvert de kaolin. © P. Kersalé 1999-2024.

Le margouillat savait bien que le crapaud n’avait pas l’habitude de monter aux arbres. Celui-ci essaya cependant, mais sans y parvenir. Il renonça alors et son ami le margouillat lui dit :

— Ce n’est pas de ma faute si tu ne peux pas monter sur l’arbre. Tant pis pour toi.

Le margouillat abandonna alors le crapaud et rejoignit ses enfants avec lesquels il mangea. Le second et dernier jour du bour, le margouillat joua le même tour à son ami. Les cérémonies s’achevèrent dans la nuit.

Les deux protagonistes restèrent cependant amis et continuèrent à se rendre visite. L’année passa, puis vint le temps des bour. Un jour, le crapaud dit au margouillat :

— Mon ami, cette année, mon fétiche familial m’a demandé d’initier mes deux derniers enfants.

Quand la date de l’initiation approcha, le crapaud invita son ami. Le margouillat, qui avait oublié son mauvais comportement envers le crapaud, rêvait déjà des bons mets avec lesquels il allait se régaler.

Commencèrent alors les préparatifs du bour du crapaud. Comme de coutume, le margouillat apporta un poulet qu’il offrit à son ami pour les sacrifices qui débutèrent le soir. Le margouillat et le crapaud veillèrent ensemble toute la nuit. Le matin, on fit sortir les nouveaux initiés devant la porte d’entrée et les gens vinrent leur jeter quelques poignées de cauris. Le margouillat fit de même.

Comme cela s’était passé chez le margouillat lors de son bour, on vint, vers le début de l’après-midi, l’informer que le repas des initiés était prêt. Le crapaud ordonna aux cuisinières d’apporter les repas dans la chambre des bouor qui n’étaient autres que les trous se trouvant dans l’eau en bordure du marigot. Les femmes y déposèrent les mets.

Tambour gbòrò. © P. Kersalé 1999-2024.
Tambour gbòrò. © P. Kersalé 1999-2024.

 

Le crapaud y fit descendre ses enfants initiés puis, à leur suite, tous les anciens bouor dans une chambre particulière. Le crapaud s’adressa à son ami le margouillat :

— Mon cher ami, il est temps de se régaler. Je t’invite volontiers à descendre dans la chambre des bouor pour manger.

Après quoi, le crapaud sauta dans le marigot et disparut. Le margouillat le suivit et plongea à son tour. Son poids l’entraîna un instant vers le fond où il avala quelques gorgées d’eau puis il remonta à la surface. Il prit quelques bouffées d’air et nagea sur place avant d’effectuer une seconde tentative. Il plongea la tête la première mais l’eau lui remplit les narines. Il ressortit rapidement la tête à l’air libre et se débrouilla pour rejoindre la rive en s’agrippant aux herbes aquatiques avec ses pattes avant.

Alors, le crapaud qui ne le voyait pas arriver, remonta à la surface et vit son ami tout essoufflé sur la rive. Il lui cria :

— Ami, descends donc, nous t’attendons !

Le margouillat répondit :

— Tu sais bien que je n’ai pas l’habitude de descendre sous l’eau !

Alors le crapaud rétorqua, perfide :

— Tant pis, si tu ne sais pas descendre, ce n’est pas de ma faute.

Puis le crapaud replongea et dégusta avec ses congénères un bon repas que les anciennes femmes bouor avaient cuisiné. Après que les ventres furent bien remplis, le crapaud fit ressortir les initiés sur les rives du marigot qui grouillaient de monde. Satisfait de sa vengeance, il alla retrouver son ami le margouillat dont les yeux étaient rouges et le ventre rempli d’eau avalée dans le marigot. Il lui offrit une calebasse de bière de mil, mais il la refusa. Alors le crapaud lui lança cet adage :

— Ce que quelqu’un te fait, fais-le-lui[5].

Puis il continua :

— Oui, l’année passée, lors de ton bouor, ta maison était sur l’arbre. Tu m’avais invité et je n’ai pas pu y monter. J’ai compris et je ne me suis pas plaint. Je t’ai tenu compagnie jusqu’à la fin. Alors, à mon tour, je t’ai invité dans ma maison qui se trouve au fond de l’eau. Comme toi, je ne pouvais pas faire autrement.

Tous les anciens bouor présents donnèrent raison au crapaud.

« Ainsi, jusqu’à nos jours, on répète ce même adage : “Ce que quelqu’un te fait, fais-le lui” ».

______________

[1] Francisation du terme buɔ́r. Titre par lequel s'appellent les initiés d'une même initiation buúr.

[2] wáthil : puissance sacrée, protectrice du matriclan.

[3] Écriture francisée du terme buúr. Le buúr est une initiation familiale demandée par le wáthil au chef de famille pour initier certains membres de sa famille.

[4] L'arbre est la maison du margouillat et les trous dans les vieilles branches, la chambre des buɔ́r.

[5] L'adage du crapaud peut se développer ainsi : “si quelqu'un te fait du bien, fais-lui du bien ; si quelqu'un te fait du mal, fais-lui du mal”, etc. Les Lobi sont notamment astreints, par la règle coutumière, au "devoir de vengeance" (à tí hìl : “enlever la dette” [de sang]) qui a jadis occasionné des crimes en cascade. Les Lobi étaient de fins archers et utilisaient des flèches empoisonnées tant pour la chasse vivrière que pour la chasse à l'homme.

Danse de l’initiation du buùr. gbòrò.

Interprète : Filtonounté Etienne Da. Lieu : Burkina Faso, vill. de Vourbira.

Durée : 05:39. © Patrick Kersalé 1999-2024.


 

La figure noire du singepar Da Tilsonté

Olo[1] le singe ne savait pas ce que signifiait “avoir la figure sale”[2]. Un jour, il prit du charbon de bois qu’il écrasa en fine poudre, en frotta sa figure et alla se mirer dans l’eau claire. Quand il vit sa face noircie, il fut satisfait. Alors, il se rendit au bord d’une route fréquentée par les passants et s’assit sur une grosse pierre. Tous ceux qui passaient par là lui demandaient ce qu’il avait. Il répondait :

— J’ai la figure sale !

Les animaux ne comprenaient rien : on ne connaissait pas de maladie grave chez le singe, il n’avait perdu personne et n’avait aucun problème. On se dit alors qu’il jouait la comédie. Le rusé Sidan, qui l’avait observé depuis sa cachette, s’avança et s’adressa à lui en ces termes :

— Salut mon ami Olo ! Qu’as-tu frotté sur ta figure pour qu’elle soit aussi noire ?

Le singe répondit :

— Ah, ma figure est noire ? Oui… c’est parce que j’ai la figure sale.

Sidan ne répondit rien et le salua. Il alla tout de suite trouver le scorpion et lui fit ces recommandations :

— Le singe, ce vilain grimacier, ne sait pas ce que c’est que d’avoir des problèmes ; il s’est noirci la face avec du charbon de bois et déclare qu’il a la figure sale. On lui a proposé une femme dans le village voisin et il m’a demandé de lui trouver un enfant sérieux pour l’accompagner chez ses beaux-parents. Toi, scorpion, va le trouver et s’il te dit qu’il a la figure sale, réponds-lui ceci : “Mon ami Olo, il paraît que tu cherches un enfant sérieux pour t’accompagner chez tes beaux-parents ? Je suis volontaire.” Tu verras, il acceptera. Lorsque vous aurez parcouru la moitié du chemin, tu lui diras que tu es fatigué et tu lui demanderas de t’introduire dans son oreille pour que vous puissiez aller plus vite. Quand tu y seras, tu commenceras à lui donner des ordres et tu menaceras de le piquer s’il ne les exécute pas. Le reste, tu connais bien…

Laan le scorpion accepta la proposition de Sidan et fila sur la route où se tenait le singe. Arrivé près de lui, il le salua et lui dit :

— Mon ami Olo, que t’arrive-t-il, tu as la figure triste ?

— Ah, ça ne va pas, j’ai la figure sale, répondit le singe.

Le scorpion continua :

— J’ai appris que tu cherchais un enfant sérieux pour t’accompagner chez tes beaux-parents. Pourrais-je faire l’affaire ?

Aussitôt le singe sauta de sa pierre :

— Oui c’est vrai et je te remercie de te porter volontaire. Allons-y !

Les deux compagnons se mirent en route. À mi-chemin, le scorpion qui courait à tout instant devant le singe s’arrêta et lui dit :

— Mon ami Olo, je suis fatigué, je ne peux plus marcher… Et si tu me mettais dans une de tes oreilles, nous irions plus vite !

Olo, le pauvre singe sans arrière pensée, prit le scorpion par la queue, l’introduisit dans son oreille et continua sa route. À la mi-journée, ils arrivèrent à la maison des beaux-parents. On donna au singe un tabouret et il s’assit. Bien entendu, les beaux-parents pensaient qu’il était seul. Avant qu’ils ne se saluassent, le scorpion lui ordonna de demander de l’eau à boire. Aussitôt le singe répondit à son compagnon de voyage :

— Oh non, même si je ne demande pas, on nous en donnera.

Le scorpion menaça alors de le piquer s’il n’obéissait pas. Le pauvre singe dit alors :

— Donnez-moi de l’eau à boire.

On lui apporta de l’eau. Quand il eut fini de boire, le scorpion lui ordonna de demander que l’on préparât de quoi manger, car il avait faim. Le singe chuchota.

— Non, même si je ne demande pas, on nous donnera à manger.

Le scorpion menaça de nouveau de le piquer dans l’oreille. Alors le singe s’empressa de dire :

— J’ai faim, préparez-moi un repas.

On appela la future épouse du singe et elle lui prépara un repas qu’il mangea. Ensuite, le scorpion lui ordonna de demander de l’eau chaude pour se baigner.

— Non, même si je ne demande pas, on me la donnera, répondit le pauvre grimacier.

Son compagnon le menaça de nouveau et il demanda de l’eau chaude. On le servit. Au moment du bain, le scorpion lui ordonna de ne pas se laver la tête, de peur que l’eau n’entre dans l’oreille où il se trouvait. Le pauvre singe se lava alors le corps et les membres sans toucher sa tête. Quand il termina, la nuit venait à peine de tomber. Il n’était pas prêt à se coucher, mais le scorpion lui ordonna de demander une natte pour dormir. Le pauvre répondit :

— Non, mon ami, pas maintenant. Quand le moment viendra, on me donnera une natte !

Il fut alors de nouveau menacé d’une piqûre. Le singe obéit malgré lui. On lui apporta une natte que l’on étala et il se coucha.

Quelques instants après, avant que la maisonnée ne fût endormie, le scorpion ordonna à Olo de réclamer sa future femme afin qu’elle vienne s’étendre auprès de lui. Là, le singe le supplia de lui épargner cela.

Mais, le vigilant enfant qu’il avait recherché pour lui tenir compagnie insista et menaça de le piquer s’il n’obéissait pas. Alors le pauvre singe demanda à ses beaux-parents de faire venir sa future femme pour qu’elle se couche auprès de lui. Ceux-ci se demandèrent, en leur for intérieur, si leur gendre était vraiment normal. Depuis qu’il venait chez eux, il n’avait jamais agi de la sorte, mais cette fois-ci, son manège leur semblait incroyable. On appela sa femme qui, toute gênée, vint se coucher à côté du singe.

Avant que tout le monde ne dorme, le scorpion ordonna à son compagnon de faire l’amour à sa future femme. Le pauvre Olo lui chuchota :

— Oh non, pas maintenant, tu vois bien que personne ne dort.

Le scélérat proféra ses habituelles menaces et le pauvre grimacier commença. Ses mouvements froissaient la natte qui répandait un bruit caractéristique. Il fut envahi d’une grande honte mais il n’avait pas le choix.

Le matin, le singe qui n’avait pu trouver le sommeil, se leva de bonne heure. Avant qu’il ne parte aux champs pour aider son beau-père[3], le scorpion lui ordonna de demander à ce que l’on tuât un poulet que l’on préparerait pour son repas. Le singe protesta en pleurant mais son vigilant compagnon menaça de nouveau de le piquer. Malgré lui, le grimacier demanda à son beau-père, le chef de famille, de lui préparer un repas avant qu’il ne reparte vers son village. Là, ce dernier pensa que son gendre était devenu fou. Il immola tout de même une poule et fit préparer à manger. Après le repas, le scorpion obligea Olo à demander la route[4] et à ce que sa future épouse l’accompagnât, ce qu’elle fit. À peine se fut-elle éloignée pour suivre son futur mari, que le singe et le scorpion entendirent des chiens pleurer. Le scorpion, toujours dans l’oreille du singe, lui ordonna d’aller demander aux chiens pourquoi ils pleuraient. Alors, le singe lui dit :

— Oh pardon mon ami. Tu sais bien que ce sont mes pires ennemis, cette fois tu veux ma mort !

Le scorpion lui demanda s’il préférait plusieurs coups de dard dans l’oreille. Alors le pauvre singe, paralysé par la peur, se dirigea vers les chiens. Quand ces derniers le virent arriver, ils ne l’attaquèrent pas, croyant qu’il venait les aider à célébrer les funérailles de leur enfant. Une fois arrivé, le scorpion ordonna au singe de leur demander pourquoi ils pleuraient. Olo rassembla son courage et leur posa la question. Ils lui répondirent qu’ils avaient perdu un enfant. Maintenant, le scorpion lui ordonna de dire aux chiens que c’était lui qui l’avait tué. Là, le singe se mit à pleurer à chaudes larmes. Le scorpion lui cria dans l’oreille :

— Dis leur vite que c’est toi l’assassin de leur enfant, à moins que tu ne préfères les douleurs de mon dard dans l’oreille ?

Le malheureux singe leur dit :

— C’est moi, le singe, qui aie tué votre enfant.

Puis il s’enfuit à toutes jambes avec les chiens à ses trousses, dépassant les arbres qu’il croisait. Il pensa : « Oh ! Aucun arbre pour se réfugier. Quand on a chaud, tous les arbres fuient devant soi. Quel malheur ! »

Enfin, il vit au loin un grand rocher. Il sauta et grimpa dessus. Avant de se retourner pour voir les chiens, le vigilant scorpion sauta de l’oreille et se cacha rapidement dans la crevasse d’un grand rocher. Le pauvre singe, constatant que les chiens avaient fait demi-tour et que le scorpion était sorti, fouilla scrupuleusement les rochers pour rattraper le fuyard. Mais il était trop tard. Il se reposa alors sur le promontoire, tandis que maître Sidan, auteur de toutes ses peines, l’attendait sur le chemin du retour. Après s’être assuré qu’il n’y avait plus de danger autour du rocher, il sauta en contrebas et prit la direction de sa maison. Chemin faisant, il croisa Sidan qui riait malicieusement. Il lui demanda :

— Ami Olo, tu as la figure triste, que se passe-t-il ?

Le singe lui raconta sa mésaventure. Alors, Sidan remua à plusieurs reprises la tête et lui dit :

— Ah ah ! Tu vois maintenant ce que l’on appelle “avoir la figure sale”, ce n’est pas du charbon que l’on frotte.

« Depuis ce temps, les scorpions sont devenus les ennemis jurés des singes. De nos jours, ces derniers soulèvent toutes les pierres pour croquer ceux qui se cachent au-dessous. »

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[1] ɔ́lo en lobiri.

[2] L'expression métaphorique yɛ biseri désigne le fait d'avoir le visage sale (ou noir), sous-entendant “avoir des problèmes”. On l'utilise pour de graves difficultés : le deuil d'un être cher, la maladie, des démêlés avec la justice…

[3] Selon la coutume, le gendre doit aider son beau-père à cultiver ses terres durant les années précédant le mariage.

[4] Expression de français africain signifiant “demander congé”.


 

Sidan et les mouches du marigotpar Da Tilsonté

« Savez-vous pourquoi les mouches ont une tête très mobile ? Parce qu’autrefois, avant de se baigner, elles se décapitaient, déposaient leur tête à terre puis, après le bain, la remettaient en place sur leur cou. »

 

Sidan l’araignée, qui chaque fois les observait, alla un jour les surprendre alors qu’elles étaient prêtes à enlever leur tête. Quand il arriva, elles l’invitèrent à se baigner, ce qu’il accepta volontiers. Les mouches avaient une phrase magique qui faisait tomber leur tête chaque fois qu’elles la prononçaient. Elles disaient : « Tête saute pour tomber » et la tête tombait seule à terre. Sidan, qui n’avait pas l’habitude de le faire, les imita : « pè pè[1], tête saute pour tomber ». Sa tête se détacha alors de son cou et tomba à terre. Il ne sentit aucune douleur et entra ensuite dans l’eau comme les mouches. Tout le monde se baigna. Au moment de partir, les mouches sortirent de l’eau une à une en prononçant une autre phrase magique : « Tête saute pour monter », et leur tête se replaçait par miracle sur leur cou. Sidan qui sortit après toutes les mouches, n’avait retenu que la première formule. Il prononça : « , tête saute pour tomber ». Sa tête, toujours à terre, bougea et roula à quelque distance. Il s’approcha alors et répéta la même phrase. La tête se déplaça encore et les mouches éclatèrent de rire. L’une d’entre elles lui souffla enfin la phrase qu’il devait prononcer. La pauvre araignée dit enfin : « Pè, tête saute pour monter », et sa tête se posa sur son cou. Tout le monde rentra à la maison.

Quelques jours plus tard, Sidan se rappela son bain en compagnie des mouches. Il se dit : « Et si j’allais tout seul faire tomber ma tête et me baigner ? Que ce serait drôle ! ». Il partit donc seul au marigot. Arrivé là, il se courba au bord de l’eau et prononça la première phrase qu’il avait retenue : « Pè, tête saute pour tomber ». Sa tête se détacha alors et tomba à terre. Il entra dans l’eau et se baigna longuement, espérant se rappeler de la seconde formule. Comme elle ne lui revenait pas, il pataugea longtemps encore dans l’espoir de voir les mouches arriver. Malheureusement, elles ne venaient pas se laver tous les jours. Sidan dut toutefois sortir de l’eau. Il alla se courber devant sa tête et prononça la phrase qui enlève la tête : « , tête saute pour tomber », et sa tête se déplaça en roulant en avant. Il s’en approcha de nouveau, toujours courbé et dit encore : « Pè, tête saute pour tomber ». Elle continua à rouler en avant. Au fur et à mesure qu’il s’approchait et répétait la phrase, sa tête se déplaçait en avant. Elle le traîna ainsi jusqu’à ce qu’il eût mal au dos. Il transpirait. Pour finir, il dégaina son couteau, enleva les deux yeux qui se trouvaient sur sa tête et les fixa sur sa poitrine. Il ôta ensuite les mandibules qu’il plaça sur son cou, puis il abandonna sur place sa tête et rentra chez lui.

 

« Voici pourquoi, de nos jours, les araignées ont les yeux sur la poitrine et les mandibules sur le cou. »

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[1] : mot sans signification que Sidan aime prononcer avant de parler. 


 

La gourmandise et la lâcheté des maris promispar Da Pinyala

Ensemble de quatre récits. Autrefois, chez les Lobi, la plupart des mariages étaient arrangés. Quand la fille proposée était âgée de 16 à 20 ans, le garçon qui lui était destiné pouvait aller coucher avec elle chez ses beaux-parents. Le futur gendre leur devait beaucoup de respect et la réciproque était également de règle.

 

Histoire de gourmandise

Un jour, un jeune homme qui avait une femme proposée dans un village voisin, partit travailler chez ses beaux-parents. Après le travail, on lui prépara un repas et on l’installa dans la chambre de sa femme. Il mangea jusqu’à ce que la sauce fût terminée. Par pudeur, il n’osa appeler pour qu’on vînt le resservir, aussi prit-il lui-même son plat vide et alla à la cuisine. La sauce se trouvait dans un canari dont l’ouverture était très étroite. On la puisait avec une petite louche en calebasse. Ainsi, notre gourmand prit la louche et la plongea dans le canari pour prendre de la sauce. Comme il portait un gros bracelet en laiton, celui-ci entra de biais dans le récipient. En voulant retirer son bras, le bracelet resta bloqué au col du canari. Comme il lui était impossible de retirer la main sans casser le récipient, il resta là, pris au piège. Après un interminable moment, sa promise, qui voulait prendre de l’eau, entra dans la cuisine et y trouva son futur mari dans une honteuse posture. Elle lui dit :

— Calme-toi. Le secret restera entre nous.

Elle prit un morceau de bois et brisa le col du canari pour libérer le gourmand. Elle lui ajouta de la sauce, l’invita à manger à sa faim et le rassura en lui promettant de garder le secret.

Après le départ du gendre, sa future belle-mère entra dans la cuisine et découvrit le canari brisé. Elle s’exclama alors :

— Qui a cassé mon canari ? C’est toi, n’est-ce pas ?

Sa fille lui répondit :

— C’est par mégarde que je l’ai laissé tomber. Pardonne-moi.

Ainsi, la fille garda pour elle seule le secret.

Plus tard, on les maria et la femme rejoignit son mari dans sa famille. Ils eurent des enfants. Chaque fois qu’il y avait un malentendu entre eux et qu’il menaçait de la battre, elle ne manquait pas de lui rappeler :

— Ah ! Tu as oublié le beau canari de ma mère que j’ai brisé à cause de mon amour pour toi !

Alors, en entendant ces paroles, son mari la laissait tranquille.


 

Nouvelle histoire de gourmandise

Un autre gendre était un jour allé chez les parents de sa future épouse. On lui avait préparé un grand plat de haricots blancs. Comme les promises ne mangeaient jamais en présence de leur mari pressenti, on l’installa dans la chambre de sa belle-mère, là où l’on avait fait bouillir les haricots. Comme il était gourmand, il avala tout le plat et eut envie d’en reprendre. La marmite étant à portée de main, il se leva et, avec une grande louche, voulut se resservir, quand tout à coup, il entendit des bruits de pas se rapprocher. Comme il n’eut pas le temps de rejoindre sa place avec la louche pour la verser dans son plat, il enleva son chapeau de paille, y déposa les haricots brûlants, se recoiffa et retourna s’asseoir. 

Sa belle-mère entra. Comme sa tête était en train d’exploser à cause de la forte chaleur, il se mit à dodeliner fortement, laissant choir quelques haricots par terre. Il dit alors :

— Si je deviens fou, les grains de haricots tomberont de ma tête !

Alors la belle-mère eut honte, regrettant d’être entrée et de l’avoir ainsi surpris. Le pauvre gendre demanda congé pour repartir chez lui. En chemin il se décoiffa et constata que tous ses cheveux étaient tombés, laissant place un crâne nu couvert de plaies.

Depuis ce jour, il ne remit plus jamais les pieds chez ses beaux-parents.


 

Histoire de lâcheté

Un jeune homme, qui devait aller passer la nuit chez les beaux-parents de sa promise, avait ce jour-là mangé beaucoup de haricots. Comme cet aliment lui avait gonflé le ventre et occasionné des dégagements de gaz nauséabonds, il ne savait que faire pour les empêcher de sortir. Alors, il alla récolter de la colle du karité[1], colla hermétiquement son anus et se rendit chez sa future épouse. Après le repas, il la rejoignit sur la natte. Au cours de la nuit, tous les gaz qui devaient s’échapper restèrent bloqués dans son ventre qui se ballonna. Le matin, il ne pouvait plus se relever. Sa future femme, qui le voyait dans cet état, s’en alla avertir sa mère. Celle-ci entra alors dans la pièce où se trouvait couché le gendre. Elle l’appela et lui demanda pourquoi il ne se levait pas. Il répondit qu’il était constipé et malade.

Comme il est malvenu que de jeunes femmes fassent des lavements aux hommes, on fit appel à quelques vieilles femmes du village. La belle-mère fit bouillir les feuilles d’un arbre soignant la constipation. Les vieilles amenèrent le malade derrière la concession[2], le mirent à genoux et le firent se courber. 

L’une d’entre elles lui ouvrit les fesses, laissant entrevoir son anus bouché par la colle. Elle le mouilla avec le jus des feuilles bouillies. Une autre vieille femme s’écria :

— Attendez que je regarde ! Qu’est-ce que je vois ? On dirait le bouton du charbon[3] ! Peut-être l’a-t-il contracté ?

Quand elle voulut toucher à la colle pour s’assurer que c’était vraiment un bouton, celle-ci, qui avait été mouillée par le contact du liquide chaud, se décolla sous la pression du gaz. Un bruit étrange se fit alors entendre ; tout d’abord un grand bruit : « fousssss ». Puis on entendit : « biri binti, biri biri binti, biri biri binti ! ». Finalement, l’odeur du gaz nauséabond mit les vieilles femmes en déroute, abandonnant sur place le gendre honteux. Comme son ventre avait repris son état normal, il se releva et disparut discrètement, en négligeant les salutations.

 

« Depuis ce jour, il ne remit plus les pieds chez ses beaux-parents jusqu’au moment du mariage. »

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[1] bɑ̀rʋ (Vitellaria paradoxa) : son bois est utilisé pour les poutres des maisons et les piliers fourchus. Le fruit, communément appelé ”noix de karité”, donne une amande d'où on extrait un beurre végétal alimentaire et cosmétique. Il s'agit ici d'un jus séché collant comme du chewing-gum.

[2] Autre nom donné à l'ensemble constitué par la cour, les bâtiments d'habitation et les dépendances. 

[3] Maladie infectieuse de l'homme et des animaux causée par le bacille du charbon (Bacillus anthracis).


 

Nouvelle histoire de lâcheté

Chez les Lobi, celui à qui l’on a proposé une fille en mariage doit travailler deux ou trois fois par an chez ses beaux-parents.

C’est ainsi qu’un jeune homme, à qui l’on avait proposé une femme, s’était rendu chez ses beaux-parents pour y travailler. Il arriva chez eux le soir, avec un sac en peau de chèvre qu’il accrocha à une fourche dans la chambre de sa belle-mère. Comme il était peu hardi, il n’osait pas sortir la nuit pour aller faire ses besoins, de peur d’être fléché[1].

Cette nuit-là, il eut envie d’aller à la selle. Ne sachant où aller, notre poltron se réveilla tout doucement, décrocha son sac en peau de chèvre, fit ses besoins dedans, attacha solidement l’ouverture pour empêcher les dégagements mal odorants, le raccrocha à la fourche et retourna se coucher.

Le matin de bonne heure, il se leva pour aller travailler dans le champ de son beau-père, oubliant son sac plein d’excréments. Comme il travaillait dur dans le champ et que la sueur ruisselait sur son corps, il entama un petit chant à voix basse :

 

Oh ! Tant de fatigue

Tant de rapports sexuels

Tant de peine

Tant d’amour à faire

Tant de fatigue

Et tant de mouvements pour faire l’amour !

 

Enivré par ce chant qui lui donnait du courage, il ne fit pas attention à sa belle-mère qui arrivait à pas feutrés derrière lui, pour lui servir de l’eau à boire. Elle entendit et comprit parfaitement ce qu’il chantait.

Elle lui dit alors :

— Oui c’est vrai, mais relève-toi pour boire de l’eau !

Alors le jeune homme se releva et vit sa belle-mère qui tenait dans sa main droite une calebasse d’eau et dans sa main gauche son sac en peau de chèvre. Elle l’avait trouvé le matin, suspendu à une poutre de sa chambre et l’avait enlevé en croyant que c’était du gombo[1] qu’il lui avait apporté.

Elle en avait délié l’ouverture et avait plongé sa main dedans. Elle avait alors senti quelque chose de pâteux et une mauvaise odeur s’en dégager. Après avoir retiré son bras, il était couvert d’excréments. Cependant, elle n’avait rien dit à personne, pas même à sa fille. En cachette, elle l’avait vidé au dehors, l’avait lavé et frotté avec des herbes médicinales[3].

Comme le jeune poltron voyait sa belle-mère arrêtée derrière lui, tenant d’une main une calebasse d’eau et de l’autre son sac, il ne put supporter de la regarder en face. Alors, il ferma les yeux, attrapa son sac d’un geste furtif, détala dans la brousse et rentra dans son village.

Depuis ce jour, il ne mit plus les pieds chez ses beaux-parents. Mais comme les anciens Lobi se respectaient et s’aimaient beaucoup, surtout s’ils avaient un lien de mariage, la belle-mère garda le secret et rassura son gendre sur sa conservation. On lui accorda tout de même la main de la fille.

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[1] Terme de français africain signifiant “tirer une flèche”. Autrefois, les hommes lobi ne sortaient jamais sans leur arc et leurs flèches empoisonnées afin de pouvoir riposter à une attaque inopinée. 

[2] Plante potagère de la famille des malvacées dont on consomme les feuilles et les fruits riches en mucilage. On prépare avec, une sauce verte et gluante accompagnant le to.

[3] nɔkhɔlɔ : herbes médicinales préparées en décoction que l'on ingère ou avec laquelle on se lave le corps. 

 

Chant pour la culture kokol-benɩɛ

Interprète :  Sidjité Kambou. Lieu : Burkina Faso, vill. de Kampti.

Durée : 02:54. © Patrick Kersalé 1999-2024.


 

La houe magique du caméléonpar Da Pinyala

Toulan[1], le caméléon, possédait une houe magique avec laquelle on ne se fatiguait ni les bras, ni les mains en cultivant. Il suffisait de la tenir et elle labourait la terre toute seule. Mais il y avait un secret. Quand on avait mal aux reins et que l’on voulait souffler, on devait dire tout bas, « kiè kiè », comme on le fait pour chasser les bœufs. Chaque fois que l’on disait ce mot, la houe se calmait et le cultivateur pouvait se redresser pour souffler.

Un jour, les beaux-parents du caméléon convoquèrent tous les hommes du village pour labourer. Sidan l’araignée et Toulan le caméléon étaient présents. Les laboureurs se vantaient et disaient des tas de choses. Le caméléon se fit remarquer grâce à sa houe magique. Il labourait la terre plus profondément et ne se relevait pas aussi souvent que les autres. Au moment de boire de l’eau, il laissa tout le monde aller s’asseoir à l’ombre et prononça son mot secret : « kiè kiè ». Sa houe se calma et il put rejoindre les autres pour boire.

Vers la fin du travail, tous les braves cultivateurs furent battus par l’infatigable caméléon. Sidan comprit alors que ce n’était pas naturel et pensa que cette houe était magique.

— Eh l’ami, je viens te demander ta belle houe pour labourer le champ de mon beau-père !

Le caméléon rit et ne répondit pas. Il entra chez lui, ressortit avec la houe et la donna à Sidan. Ce dernier, au lieu de demander au caméléon s’il existait un secret, se pressa de mettre l’outil à l’épreuve. Rempli de bonheur, il entama le labour. Les cultivateurs invités arrivèrent par petits groupes. Ils labourèrent très longtemps. 

Quand le moment de boire de l’eau arriva, tous se levèrent pour aller se reposer à l’ombre, mais la houe magique du caméléon continua à labourer avec Sidan. Ses mains étaient collées sur le manche et il ne savait que dire pour en être libéré. Il avait mal au dos, aux reins, mais que faire pour se relever ? Il labourait sans le vouloir. Les gens vinrent le rejoindre et, ensemble, ils cultivèrent jusqu’au soir. Au moment de cesser le travail, tout le monde se leva pour rentrer à la maison. On invita Sidan à se relever à son tour, mais il répondit :

— Allez manger, je viendrai plus tard.

Les autres entrèrent chez eux.

La houe magique du caméléon labourait profondément la terre avec Sidan complètement épuisé. Son beau-père le rejoignit et le pria de cesser le travail pour rentrer au village, mais Sidan lui répondit :

— Ne t’inquiète pas, entre chez toi, je vais venir après.

— Eh, où vas-tu, kiè kiè !

Alors, la houe croyant que l’on avait dit « kiè kiè », se calma et s’arrêta de labourer. Le pauvre Sidan se releva, mais tenait à peine sur ses jambes. Son corps était couvert de sueur et de poussière. Il se rendit immédiatement chez le caméléon et lui balança sa houe en nasillant :

— Tiens ta maudite houe, espèce de tête déformée, et ne me la prête jamais plus !

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[1] On appelle tulã ou tilã le caméléon dans la région de Tiol, et gamtu dans les régions de Kampti et Bouna (Côte-d'Ivoire).


 

Le détournement de la femme du caméléon par Sidanpar Da Pinyala

Il était une fois, un homme qui avait une jolie fille que tous les garçons voulaient épouser. Ne sachant à qui la donner en mariage, il alla dans la brousse et abattit un gros arbre qu’il tailla pour faire une longue et grosse poutre. Il la laissa sur place et revint au village informer tous les hommes qui courtisaient sa fille. Il leur dit :

— Celui qui pourra seul apporter cette poutre devant ma maison épousera ma fille.

Tout le monde essaya mais personne ne put la soulever seul.

Un jour, le caméléon décida d’essayer à son tour, mais comme Sidan connaissait sa réputation de magicien, il le surveilla. Lorsqu’il partit en brousse, l’araignée prit une petite gourde, la remplit d’eau et le suivit en cachette. Quand le caméléon arriva près de la poutre, il prit, dans une petite corne de bélier attachée à sa taille, une potion noire et y traça une croix. Puis il chuchota une phrase. Alors la poutre se mit debout toute seule et commença à avancer vers la maison de l’homme qui l’avait taillée. Le rusé Sidan, qui avait tout observé, les précéda en se cachant. Quand le caméléon et la poutre arrivèrent dans la cour du père et de la jolie fille, la poutre retomba à terre. Aussitôt, Sidan versa l’eau de la gourde sur son corps et s’assit sur la poutre en faisant semblant d’être fatigué. Le père de la fille sortit et trouva la poutre, le caméléon et Sidan. Il demanda lequel d’entre eux avait pu la transporter. Le caméléon répondit que c’était lui. Alors le rusé Sidan se releva et dit :

— Espèce de sale menteur, on voit bien qui est couvert de sueur ! Regardez-moi comme je transpire. C’est moi qui viens de porter cette poutre !

On discuta longtemps et on finit par donner raison à Sidan qui reçut la fille en mariage. Le caméléon entra chez lui bredouille et fâché. Sans attendre, il usa de son pouvoir d’arrêter la pluie. À partir de ce jour, plus une goutte d’eau ne tomba du ciel et tous commencèrent à mourir de soif. Les gens se demandaient qui en était le responsable. Alors, les sages du village allèrent consulter le devin qui désigna le caméléon. Si on le capturait, la pluie reviendrait. Ainsi, les vieux partirent trouver le caméléon qui leur dit :

— Il est inutile de parler, je sais pourquoi vous êtes venus. Apportez-moi la femme que Sidan a détournée et, aujourd’hui même, la pluie tombera.

On alla tout de suite arrêter Sidan et on l’amena chez le caméléon, accompagné de sa femme. On les réconcilia, on remit la femme au caméléon et on renvoya Sidan seul chez lui.

Alors le magicien, tout joyeux, demanda aux vieux du village :

— Voulez-vous arriver chez vous avant qu’il ne pleuve ou préférez-vous être battus par la pluie ?

Les vieux qui, depuis des jours, n’avaient pas pu mouiller leur corps, préférèrent que la pluie les fouettât. Ainsi, avant de sortir de la cour du caméléon, le tonnerre gronda, de gros nuages noirs obscurcirent le ciel et la pluie commença à tomber.


 

Sidan l’araignée et Dandamoussi la luciolepar Da Pinyala

Un jour, Sidan qui savait que Dandamoussi la luciole possédait de la lumière pour la nuit, alla la trouver et l’invita :

— Mon amie luciole, j’ai vu dans le village voisin beaucoup d’œufs pondus en brousse par les pintades. Je sais qu’avec l’aide de ta brillante lumière, nous pourrions aller la nuit les voler. Puis-je compter sur toi ?

La luciole accepta.

À la nuit tombée, Sidan mit son sac en peau de chèvre en bandoulière, se rendit chez son amie qui prit elle aussi le sien et ils se mirent en route. En brousse, grâce à la lumière de la luciole, il trouvèrent des œufs de pintades mais, chaque fois que celle-ci éclairait un tas d’œufs, Sidan s’écriait : « Je l’ai vu le premier, je l’ai vu le premier ! », et la luciole lui laissait ramasser le tas. À chaque découverte, Sidan devançait son amie Dandamoussi en paroles et ramassait les œufs. Son sac n’allait pas tarder à être plein quand l’éclaireuse se fâcha, éteignit sa lumière et s’envola assez loin avant de la rallumer. Pendant ce temps, Sidan marchait à tâtons dans l’obscurité, mains en avant, sans savoir où il allait. Il finit par heurter le mur de la demeure du léopard. De l’intérieur, celui-ci entendit du bruit et s’écria :

— Qui va là derrière ma maison ?

Sidan répondit :

— C’est moi Sidan !

Alors le léopard alluma un feu de paille et sortit pour recevoir son visiteur. Il lui demanda ce qu’il faisait chez lui, en pleine nuit. Sidan, voyant qu’il avait à faire à quelqu’un de féroce, s’empressa de lui dire :

— J’ai appris que tu avais un orphelin à élever, aussi j’ai apporté quelques œufs de pintades pour lui.

Sidan tendit alors le contenu du sac au léopard. Celui-ci, très satisfait de ce don, le pria d’entrer. À peine furent-ils dans la maison, que la pluie se mit à tomber.

Effectivement, le léopard avait un jeune enfant qui marchait à peine et venait de perdre sa mère. Il prit un bon nombre d’œufs et les frit dans l’huile de karité. Il servit Sidan qui en mourait d’envie et, malgré lui, il refusa par courtoisie. Alors le léopard donna le reste à l’orphelin. Comme ils étaient assis dans l’obscurité, Sidan en profita pour plonger discrètement la main dans le canari contenant l’omelette de l’enfant et, petit à petit, mangea sa part. À un certain moment, l’orphelin surprit la main de Sidan dans son canari et s’écria :

— In innnn…

Le léopard lui demanda ce qui se passait. Alors le rusé Sidan se pressa de brouiller ce que l’enfant allait dire en répondant :

— Il n’a rien ! Tous les enfants du monde sont ainsi. Quand ils mangent une bonne chose, ils n’aiment pas que ça finisse. Il doit être sur le point de terminer ses œufs !

Le léopard ne dit rien mais savait au fond de lui-même que l’auteur de ce cri était l’araignée. Il prit alors un scorpion qu’il avait caché dans une petite calebasse et le glissa dans le canari de l’orphelin, du côté où se trouvait l’araignée. Peu de temps après, Sidan recommença à plonger sa main droite dans le canari et le scorpion le piqua. Il la retira vivement et eut envie de pleurer. Ne sachant que faire pour calmer sa douleur, il questionna le léopard :

— Oh mon ami, que sont devenus ton fils que je connaissais et ta gentille femme ?

Le léopard, vexé par toutes ces questions sur son passé, lui répondit avec agressivité :

— Ils sont tous morts !

Alors l’araignée, qui avait envie de pleurer, en profita pour calmer sa douleur. Elle pleura en prononçant les noms des défunts parents du léopard. Celui-ci lui demanda de se taire, car il ne supportait pas que l’on invoquât le nom de ses chers disparus. Sidan se tut, essayant de supporter tant bien que mal la douleur.

Aux premières heures de la matinée, la douleur s’apaisa enfin et il trouva le sommeil. Il dormait quand la voix du léopard le réveilla :

— Je pars en brousse ! Quand tu te lèveras, va dans l’antichambre, une corbeille est posée sur les bois ; tu l’emporteras, il y a un coq dedans pour toi. Au revoir…

L’araignée se réjouit de cette proposition. En fait, le léopard voulait savoir si Sidan avait encore des œufs chez lui et souhaitait se faire transporter. Aussi, il s’enferma dans la corbeille à poule posée sur les bois. Avant de partir, Sidan entra dans l’antichambre, mit la corbeille sur son épaule gauche et repartit vers son village.

Le soleil montait et la chaleur se faisait sentir. Sous le poids du léopard, Sidan s’épuisa peu à peu et commença à se dandiner. La corbeille gîtait et le léopard s’y cramponnait en y enfonçant ses griffes, la transperçant et atteignant Sidan. Ce dernier, croyant qu’il s’agissait des ergots du coq s’écria :

— Ah, sale coq, quels ergots tu as ? Je vais bien sucer tes os aujourd’hui.

Et il continua sa marche en se dandinant. Peu après, une griffe du léopard le piqua de nouveau. Sidan s’écria :

— Tu m’agaces pauvre coq ! Herbé et Sanouré[1] vont bien te croquer aujourd’hui !

Et il continua sa route. La griffe du léopard le piqua pour la troisième fois. Alors Sidan entrouvrit le couvercle pour voir de quel de type de coq il s’agissait et vit deux gros yeux rouges comme la braise. Ce n’était assurément pas ceux d’un coq mais ceux du léopard. Alors Sidan prit peur, ne sachant que faire pour se débarrasser de cette corbeille. Il continua toutefois sa route. Il croisa une pintade sauvage et lui cria :

— Eh, amie pintade, ne peux-tu pas m’aider ? Ne vois-tu pas que je transporte un gros coq dans la corbeille ?

La pintade lui répondit :

— Non cher Sidan, je n’ai pas le temps !

Et la pintade disparut. Peu de temps après, Sidan croisa l’écureuil. Il l’interpella :

— Eh, ami écureuil, aide-moi un peu à porter ce coq qui se trouve dans le panier, car il est très lourd !

L’écureuil accepta et vint l’aider. À peine eut-il fait quelques pas, que Sidan lui dit :

— Continue, je vais à la selle.

Alors Sidan s’avança de quelques pas dans la brousse et demanda à l’écureuil :

— Est-ce que tu me vois, écureuil ?

 

— Oui je te vois !

 

Sidan s’avança un peu plus loin et demanda de nouveau :

— Est-ce que tu me vois encore ?

— Oui je te vois !

Il alla encore plus loin et demanda de nouveau :

— Écureuil, est-ce que tu me vois ?

— Non, cette fois-ci je ne te vois plus !

Et Sidan lui cria :

— Jette-le, jette-le, c’est le léopard, oh, jette-le, c’est le léopard !

Alors le pauvre écureuil jeta un coup d’œil par les trous et se rendit compte que c’était effectivement le léopard. Il voulut enlever la corbeille de son épaule pour la jeter, mais le léopard intervint :

— Gare à toi si tu me déposes à terre, amène-moi chez Sidan !

Le pauvre écureuil, tout tremblant, continua sa route avec le fauve sur l’épaule. Il avança tout en cherchant un trou. Il marcha longtemps et finit par en trouver un à quelque distance de la route. Il réunit toutes ses forces, balança la corbeille sur le côté et, en quelques bonds, s’engouffra dans le trou. Très rapidement, le léopard déchiqueta la corbeille et sortit. Il se tint assis devant la cachette de l’écureuil et chercha un moyen pour l’attraper.

Notre rusé Sidan, qui s’était caché dans les buissons, avait tout vu et se dépêcha de rentrer chez lui. Une fois arrivé, il se déguisa. Il prit de la latérite et traça des points rouges sur son corps ; avec du kaolin, il en fit des blancs et avec du charbon, des noirs. Ainsi bariolé de points rouges, blancs et noirs, il fit mine d’être paralysé en laissant pendre mollement son bras et sa jambe gauches. Il prit ensuite une canne sur laquelle il s’appuya pour marcher et ferma un œil comme s’il était borgne. Avec ce déguisement, il vint devant le léopard qui gardait son prisonnier dans le trou et le salua. Celui-ci le regarda et dit :

— Ne serais-tu pas la même araignée qui tout à l’heure m’a trahi ?

Sidan s’empressa de démentir :

— De quelle araignée parles-tu ? Moi je ne t’ai pas trahi car nous venons juste de nous rencontrer. Il faut savoir qu’il existe plusieurs sortes d’araignées : il y a les araignées qui vivent dans les piliers de soutènement des toitures[2], les araignées qui vivent dans les fentes des murs lézardés[3], les araignées qui vivent dans les écorces de bois mort[4] et les araignées qui vivent dans les fentes des grosses pierres[5]. Moi, je suis une araignée qui vit dans les fentes des grosses pierres. Je suis malade et borgne. Tu vois bien que mon corps est couvert de médicaments. Ce n’est pas moi.

Après ce discours, Sidan pria le léopard de lui raconter son histoire. Quand il l’eut entendue, il lui proposa une solution :

— Tu sais, les écureuils n’aiment pas qu’on leur touche la figure. Alors, tandis que je garderai le trou, tu iras casser un gros gourdin que m’apporteras. Ensuite, tu introduiras ta queue à l’intérieur du trou. Une fois qu’elle y sera enfoncée entièrement, tu la remueras. Ainsi l’écureuil sera étouffé et il s’y agrippera. Quand tu sentiras que quelque chose la tient, tu la tireras pour entraîner l’écureuil hors du trou et moi, de ma main droite valide, je l’abattrai avec le gourdin.

Le léopard trouva l’idée bonne et accepta.

Pendant qu’il s’en était allé à la recherche du gourdin, Sidan avait récupéré les ficelles et le piquet qu’il avait cachés, et était revenu aussitôt auprès de l’écureuil lui dire à voix basse :

— Eh l’ami, je suis revenu pour te sauver. Voici un caillou. Enfonce vite ce piquet profondément. Quand le léopard introduira sa queue dans le trou, attache-la solidement au piquet avec ces ficelles. Une fois pris au piège, moi je l’assommerai et tu pourras sortir.

L’écureuil n’en demandait pas plus. Quand le léopard revint avec un bon gourdin, il introduisit sa queue dans le trou et commença à la bouger à l’intérieur. L’écureuil la saisit et l’attacha solidement au piquet. Le léopard dit à Sidan :

— Je sens que quelque chose tient ma queue !

Alors Sidan répondit :

— Tu vois que j’avais raison. Attends un peu. L’écureuil va s’y coller et tu pourras le tirer au dehors.

Quand Sidan estima que l’écureuil était prêt, il ordonna au léopard d’avancer. Celui-ci se mit à tirer de toutes ses forces mais rien ne bougea. Sidan lui cria de tirer plus fort. Le fauve banda alors ses muscles et tira de plus belle, mais rien ne vint. Quand Sidan vit que le léopard était à bout de forces, il saisit le gourdin avec ses deux bras et l’assomma. Il lui asséna plusieurs coups jusqu’à ce qu’il rendît l’âme. Il invita ensuite l’écureuil au fond du trou à détacher la queue. Quand cela fut fait, Sidan traîna le cadavre du léopard de côté et dit à l’écureuil de sortir. L’araignée s’approcha du trou, s’arma du gourdin et attendit la sortie de l’écureuil. Celui-ci sortit brusquement du trou et Sidan n’eut pas le temps d’ajuster son coup et le bâton s’abattit à terre. L’écureuil ne comprit rien. Sidan s’empressa alors de l’embrouiller en disant :

— Ah oui… je voulais voir si tu étais brave. J’ai frappé par terre pour savoir si tu allais prendre la fuite. Tu ne l’as pas fait donc tu es brave. Mais quand on tue un grand homme comme le léopard, on ne sort pas brusquement de chez soi comme un peureux. On sort nonchalamment de sa maison comme un brave guerrier. Regarde ce dangereux type que tu as tué, tu dois entrer de nouveau puis ressortir lentement et dignement pour montrer ta bravoure.

Alors le pauvre écureuil entra de nouveau dans le trou. Sidan prit le gourdin et lui cria :

— Maintenant, sors avec élégance !

Le pauvre écureuil sortit tout doucement, la tête la première, bientôt suivie du dos. Au moment où sa queue allait être hors du trou, Sidan l’assomma. L’écureuil se raidit et mourut. L’araignée réunit alors ses deux proies en se disant : « Qui est la viande et qui cherche la viande ? »

Ainsi, Sidan qui était parti pour chercher des œufs de pintade, revint chez lui avec deux gibiers.

___________

[1] Enfant de Sidan.

[2] lɔ̃kar sɩda.

[3] gophã sɩda.

[4] wol-phɛl sɩda.

[5] bʋka kpara sɩda.


 

Regard-fixe et ses frèrespar Hien Nékité

Il était une fois, un homme qui avait épousé une femme ayant enfanté sept garçons. Le premier fils s’appelait Regard-fixe[1], le second, Videur-d’eau[2], le troisième, Lécheur-de-boue[3], le quatrième, Celui-qui-entre-dans-les-trous[4], le cinquième, Ongles-plus-tranchants-que-le-couteau[5], le sixième, Lance-pour-faire-tomber[6] et le septième[6], Gobe-le ou Prends-au-vol ou encore Reçois-dans-les-mains[7]. Ces sept garçons aimaient leur père. Lui aussi les aimait bien et les éduquait avec sérieux.

Un jour, alors que l’âge des enfants s’échelonnait entre quinze et trente ans, le père partit en brousse pour ses petits travaux quotidiens, mais ne rentra pas à la maison. Alors, les sept fils décidèrent de partir à sa recherche. En arrivant à un carrefour, ils ne surent quelle route avait pris leur père. Ils crièrent alors à Regard-fixe l’aîné :

— Regarde fixement et dis-nous quelle route notre père a suivie.

Il regarda fixement les routes et déclara :

— C’est par cette route que notre père est parti.

Ils partirent donc dans la direction désignée et arrivèrent devant un grand fleuve grouillant de crocodiles. L’aîné fixa son regard dans l’eau, réfléchit et dit à ses frères :

— Un crocodile a avalé notre père vivant et il se trouve dans cette eau.

Alors ils crièrent au second frère :

— Videur-d’eau, qu’attends-tu pour nous vider cette eau ?

Le second frère se coucha à plat ventre et vida le fleuve en buvant ses eaux. Mais il y avait beaucoup de boue qui bouchait les trous des crocodiles. Les frères crièrent :

— Lécheur-de-boue, lèche-nous toute cette boue !

En un clin d’œil, le troisième frère lécha toute la boue, laissant béant les trous des crocodiles. Regard-fixe désigna le trou dans lequel se trouvait leur père. Ils appelèrent alors le quatrième frère, Celui-qui-entre-dans-les-trous. Il entra dans le trou et en sortit un gros crocodile, celui-là même qui avait avalé leur père. Les six autres frères crièrent au cinquième :

— Ongles-plus-tranchants-que-le-couteau, dépouille-nous cette sale bête !

Alors, de ses ongles tranchants, il ouvrit le ventre du crocodile et retira leur père vivant. Ils le lavèrent proprement et l’installèrent au soleil pour le sécher. Arriva subitement un grand faucon qui fondit sur le père et l’emporta dans les airs. Les frères crièrent alors au sixième, Lance-pour-faire-tomber :

— Lance et casse les ailes de ce sale faucon !

Le sixième frère prit une pierre et la lança très adroitement sur une aile de l’oiseau qu’il cassa. Le volatile lâcha sa prise qui tomba. Alors les frères crièrent à Prends-au-vol :

— Ne laisse pas notre père s’écraser à terre !

 

Le septième frère le reçut dans ses bras et le posa à terre. Puis, tous ensemble, ils le ramenèrent à la maison. Malheureusement, l’homme rendit l’âme quelques jours plus tard car tous ces chocs l’avaient affaibli.

 

— Ne laisse pas notre père s’écraser à terre !

Le septième frère le reçut dans ses bras et le posa à terre. Puis, tous ensemble, ils le ramenèrent à la maison. Malheureusement, l’homme rendit l’âme quelques jours plus tard car tous ces chocs l’avaient affaibli.

On organisa ses dernières funérailles[8] trois mois après l’enterrement. Ce jour-là, on immola un gros taureau blanc. Après les cérémonies, on devait remettre la queue de l’animal à l’un des sept fils, celui qui avait le plus fait lors de la recherche de son père. Les gens dirent qu’il fallait la remettre à Regard-fixe, l’aîné, d’autres à Videur-d’eau, celui qui avait vidé l’eau du fleuve, d’autres encore préféraient que ce soit Lance-pour-faire-tomber, celui qui avait lancé et cassé l’aile du faucon… On ne savait à qui remettre la queue du taureau blanc. On finit par se décider à la donner à Regard-fixe, car c’était lui qui avait le plus fait en devinant à plusieurs reprises où il se trouvait ; de plus, il était l’aîné. On lui remit donc la queue du taureau blanc pour honorer son père défunt. Maintenant, il restait l’héritage du père que les sept frères devaient se partager car, au temps jadis, c’étaient les enfants qui héritaient de leur père après sa mort.

Les six frères étaient jaloux de leur aîné, Regard-fixe, et voulaient le tuer. Or, tous les sept étaient sorciers et possédaient des pouvoirs surnaturels. Cependant, comme Regard-fixe avait transformé sa queue en un puissant fétiche, il avait plus de pouvoir que ses frères et réussit à les tuer un à un par sorcellerie, héritant ainsi des biens de son père.

 

C’est pour cette raison que les Lobi ne laissent plus leur héritage à leurs enfants mais plutôt à leurs neveux, les fils de leurs sœurs, aux fils de leurs nièces ou à leurs oncles, frères de leur mère.

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[1] Hɩ̃n'tɩ̃i.

[2] Gnõkui.

[3] Pɛidɩɛl.

[4] Kalõ.

[5] Gnɩ̃bikũsi jᴐ khal.

[6] Dᴐkpɛo.

[7] Ciẽn'tɛa.

[8] bòbuùr : second rituel funéraire ayant pour objet le départ de l'âme du défunt vers le monde des morts.

 

Xylophone y'elẽ́ et et tambour bə̃bə̃ə. gɔ̃́pír : danse que tout le monde est admis à danser ; parfois jouée lors des funérailles.

Interprètes : Sansan Kambou, Sohinté Sib, Bowonè Noufé.

Lieu : Burkina Faso, vill. de Kampti. Durée : 07:26. © P. Kersalé 1999-2024.


 

Sidan et Baalkun le chasseurpar Hien Nékité

Un jour, Baalkun[1] le chasseur s’en alla chasser en brousse, très loin de son village, mais il ne rencontra aucun gibier. Il s’apprêtait à rentrer, quand il découvrit une curieuse maison. Il s’en approcha et l’examina. Elle n’avait ni porte, ni fenêtre, ni échelle pour monter sur la terrasse. Alors il chercha un endroit pour se camoufler et se mit à la surveiller. Il se demandait qui avait bien pu construire une telle habitation en pleine brousse. Baalkun était absorbé dans ses pensées, lorsque des bruits bizarres se firent entendre. Il releva la tête et regarda du côté d’où ils venaient. Il vit alors des “revenants[2]” soufflant dans des trompes[3]. Ils avançaient bruyamment devant la concession sans porte. L’un d’entre eux prononça une phrase : « Tête sans bouche, ouvre-toi[4] ! » et une ouverture apparut par miracle dans le mur. Les revenants entrèrent dans la maison et celui qui avait parlé prononça une autre phrase : « Tête sans bouche, ferme-toi » et l’entrée se referma toute seule.

Les revenants, qui étaient partis à la chasse, déposèrent leur gibier. Les femmes pilèrent du mil, des haricots et préparèrent des repas avec toutes ces nourritures. Ils mangèrent et mirent le reste de la viande à boucaner. Enfin, un autre revenant prononça la phrase qui ouvre l’entrée. Une ouverture se fit et tous ressortirent.

Quand ils se furent éloignés, Baalkun sortit de sa cachette et se dirigea vers la maison. Il prononça la phrase d’ouverture : « Tête sans bouche, ouvre-toi » et une porte s’ouvrit. Il entra dans la maison et y découvrit des vivres de toutes sortes et de la viande séchée. Il se servit selon son désir et se dirigea vers la sortie. Il prononça la phrase d’ouverture et la porte s’ouvrit de nouveau. Il sortit, rentra au village avec son butin et sa famille fit bombance.

Le matin, sa femme partit au marigot pour laver ses ustensiles de cuisine. Pendant ce temps, Herbé, la femme de Sidan l’araignée, remarqua que les canaris et les calebasses de l’épouse du chasseur étaient très grasses. Elle lui demanda où elle avait trouvé de quoi préparer un repas aussi gras. La femme de Baalkun lui dit simplement que c’était son mari qui avait rapporté de la pitance de la chasse.

Herbé gratta soigneusement les croûtes de to[5] collées dans ses canaris, les mit dans sa calebasse et partit à la maison. Arrivée là, elle prit un air fâché et interpella son mari :

— Viens vite décharger mon eau, espèce de paresseux !

Sidan, en aidant sa femme à décharger sa jarre d’eau, aperçut dans la calebasse les croûtes de to de mil ; il en remplit sa bouche et les avala. Sa femme s’emporta alors :

— Espèce de gourmand, vieux flemmard ! Ne peux-tu pas te déranger pour nous apporter de quoi vivre. Le peu que j’ai pour les enfants, c’est toi qui en profites !

Puis elle raconta la nouvelle à Sidan, qui courut chez Baalkun le chasseur sans plus attendre. En arrivant, il le salua. On lui demanda la raison de sa visite, ce à quoi il répondit qu’il s’agissait d’une visite de courtoisie. Puis il continua :

— Tu sais, ami Baalkun, ma femme m’a insulté toute la matinée, me traitant de tous les noms et m’a fait savoir que toi, tu rapportais de la chasse toutes sortes de vivres. Comme je suis ton meilleur parent, je viens te prier de m’amener à la recherche de pitance.

Baalkun réfléchit un moment et lui dit :

— Très bien. Tu viendras demain matin, lorsque le soleil levant rougira à l’horizon. As-tu entendu ?

Sidan, toujours impatient en de pareilles circonstances, accepta sur le champ et demanda la route. Ce soir-là, il se coucha de bonne heure afin d’être en forme le lendemain pour l’aventure avec Baalkun. Il se leva à quatre heures, réveilla sa femme et lui donna des ordres :

— Voilà, tu vas monter sur la terrasse de la maison, t’asseoir sur le puits de lumière[6] que voici et m’attendre. Quand je reviendrai avec Baalkun, tu t’accroupiras au-dessus afin d’ouvrir ton vagin. Tu écouteras. Quand je parlerai, tu feras ce que je viens de te dire. As-tu bien compris ?

Herbé, bien que n’ayant pas compris grand-chose, acquiesça. Sidan alla trouver le chasseur. Il le fit réveiller et lui dit :

— Baalkun, le soleil se lève !

Le chasseur répondit :

— Non mon cher, le jour est encore loin !

Sidan insista :

— Cher ami Baalkun, allons chez moi, j’ai vu un lever du soleil bien rouge à travers mon puits de lumière.

Le chasseur l’accompagna tout en sachant que Sidan avait menti. Une fois arrivés, ils entrèrent à l’intérieur de la maison et il lui montra le puits de lumière situé dans le toit de la pièce :

— Regarde là-haut Baalkun, ne vois-tu pas quelque chose de rouge ?

Baalkun répondit :

— Non, ça ne ressemble pas à un soleil. Attends, je vais chercher un morceau de bois et je vais piquer pour voir, on dirait quelque chose d’un peu rouge qui ferme le trou du toit.

Tandis que Baalkun faisait semblant de chercher un morceau de bois, Sidan, pensant que le chasseur pourrait blesser son repas de toutes les nuits, se mit à entonner un petit chant :

 

Herbé, Herbé,

Referme-le et retire-toi

Car le chasseur va te piquer le clitoris.

 

Comme Herbé faisait semblant de ne rien entendre, Sidan se fâcha et l’insulta :

— Espèce de gros vagin ! J’ai dit que le chasseur allait te piquer le clitoris, ne m’entends-tu pas ?

 

Trompe à embouchure latérale en corne d’antilope. © P. Kersalé 1999-2024.
Trompe à embouchure latérale en corne d’antilope. © P. Kersalé 1999-2024.

 

Herbé referma alors son sexe et se releva. Baalkun, fâché mais amusé par la farce de Sidan, déclara :

— Attends ici chez toi, c’est moi qui viendrai te chercher au moment de partir.

Le matin de bonne heure, le chasseur vint réveiller Sidan et ils partirent vers la maison mystérieuse. Arrivés là, ils se cachèrent à la place choisie par Baalkun. Peu de temps après, les revenants arrivèrent à grand bruit en soufflant dans des trompes et chargés de gibier. Ils approchèrent de la maison et l’un d’eux dit : « Tête sans bouche, ouvre-toi » et le mur s’ouvrit. Ils entrèrent avec leur butin, prirent des céréales, les pilèrent et préparèrent des repas avec la viande qu’ils avaient mise à sécher. Ils mangèrent et jetèrent les os dans un grand trou qui se trouvait à l’intérieur de la maison. Quand ils eurent terminé, un revenant prononça : « Tête sans bouche, ferme-toi » et le mur se referma. Ils repartirent en faisant du tapage, ainsi qu’ils étaient venus.

Baalkun et Sidan sortirent de leur cachette et allèrent devant la maison. Le chasseur prononça la phrase magique et une ouverture apparut dans le mur. Les deux compagnons entrèrent. Puis Baalkun prononça la phrase de fermeture et le mur se combla. Ils mangèrent le reste des repas et emportèrent tout ce qu’ils pouvaient transporter. Pour sortir, Baalkun prononça de nouveau la phrase d’ouverture et une fois dehors celle de fermeture. Tout ce passa comme prévu et les deux compagnons entrèrent chez eux sans encombre.

Une semaine plus tard, Sidan, au lieu de partir en compagnie de Baalkun, rassembla toute sa famille et partit avec elle. Quand ils arrivèrent sur les lieux, plutôt que d’attendre l’arrivée et le départ des revenants, l’impatient Sidan s’avança devant le mur et prononça : « Tête sans bouche, ouvre-toi ». Le mur s’ouvrit. Il entra avec toute sa famille, prononça la formule de fermeture, et le mur se referma. Comme la maison était pleine de vivres, tous étaient occupés à se régaler et n’avaient pas entendu les revenants arriver. Quand, à la dernière minute, Sidan entendit le bruit des trompes, il vint rapidement auprès du mur mais, au lieu de prononcer la formule qui ouvre, il répéta sans cesse celle qui ferme. Il s’énerva et continua à répéter : « Tête sans bouche, ferme-toi » et le mur resta clos. Comme la bonne formule ne lui revenait pas en mémoire, Sidan et sa famille s’engouffrèrent dans le trou où les revenants jetaient leurs os. Les trompes cessèrent alors de sonner et les revenants entrèrent avec leur gibier. Celui qui semblait être leur patriarche flaira de tous côtés :

— Attention ! Je sens l’odeur d’un être étranger. Quelqu’un est entré ici.

Un autre ajouta :

— Oui, des viandes ont disparu… et on a aussi touché aux vivres.

D’autres se demandèrent comment l’intrus avait pu pénétrer sans porte. Après s’être posé beaucoup de questions restées sans réponses, les revenants s’affairèrent à la cuisine, préparèrent leurs repas comme à l’accoutumé et commencèrent à manger. Sidan et sa famille patientaient dans le trou en retenant leur souffle. L’un des revenants termina un morceau de viande et jeta son os dans le trou. Celui-ci tomba sur la tête d’un des enfants de Sidan qui voulut pleurer, mais on s’empressa de lui dire :

— Pè, attention ! Si tu pleures, on nous tuera tous.

Tandis que l’enfant se calmait, les revenants envoyèrent un nouvel os sur la tête d’un autre enfant qui voulut crier, mais Sidan le calma vite. Puis on envoya encore un os sur la tête de Herbé qui voulut crier mais Sidan l’injuria :

— Espèce de fesses en l’air, si tu t’amuses à crier, on nous tuera tous !

La femme se calma.

Cette fois, les revenants finirent par envoyer un gros os sur la tête de Sidan qui poussa un cri lugubre et ordonna à sa femme et ses enfants de pleurer tous ensemble. On entendit alors un terrible vacarme à l’intérieur du grand trou, à tel point que les revenants prirent peur à leur tour et décampèrent en laissant la porte de la maison ouverte.

Sidan et sa famille sortirent alors et rentrèrent au village, emportant tout ce qu’ils pouvaient transporter.

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[1] Dans le langage courant, le chasseur est appelé bàbaalkuùn (litt. homme chasseur), mais dans les contes on le nomme baalkuùn

[2] khɩ̃́idɩ́i : défunts de longue date que des personnes extralucides peuvent voir.

[3] tutù ou bɔ̃kɔnɔ̃̀ : trompe à embouchure latérale faite avec une corne d'antilope. 

[4] yʋʋ gbul yuɔ ! : métaphore de “maison sans porte, ouvre-toi !”

[5] Pendant le cuisson du to, des croûtes se forment sur les parois internes du récipient, que l'on décolle en les mouillant. Celles-ci sont ensuite consommées.

[6] jʋ̃kɑɑr : ouverture circulaire permettant d'accéder à la terrasse de la maison.


 

Sidan et Kparandèpar Hien Nékité

Sidan l’araignée et Kparandè[1] la punaise étaient amis. Un jour, ils décidèrent de partir en voyage pour rendre une visite de courtoisie au chef d’un village lointain.

Le jour venu, ils se retrouvèrent au lieu de rendez-vous et partirent pour un long voyage. Chemin faisant, Sidan s’arrêta et proposa à son amie de prendre des surnoms. La punaise accepta et demanda à l’araignée de choisir son surnom. Sidan déclara qu’il se nommerait Kpakpala-ni-lonan (Étrangers-entrez) puis demanda à la punaise de choisir le sien. Comme il hésitait, Sidan s’empressa de lui en donner un et annonça que désormais il se nommerait Kpakpala-ni-to (Étrangers-restez), puis ils continuèrent leur voyage.

Vers le coucher du soleil, ils arrivèrent à destination et demandèrent à descendre chez le chef du lieu qui était aussi gardien du fétiche du village[2]. Celui-ci les reçut avec enthousiasme et, le soir même, il tua un gros coq pour le repas. Dans la nuit, quand le repas fut prêt, on déposa la nourriture à l’intérieur de la maison et on envoya un enfant prier les étrangers d’entrer. Un enfant sortit, s’arrêta devant les deux étrangers et dit :

A kpakpala ni lonan ! (Que les étrangers entrent !).

Alors l’araignée chuchota dans l’oreille de la punaise :

— Tu entends ? On dit « que les étrangers entrent ». Donc c’est moi. Toi, ton tour viendra.

Sidan entra, mangea comme il faut, en se remplissant copieusement le ventre, puis rejoignit son amie la punaise. On leur donna une pièce où ils passèrent la nuit. Le lendemain, on leur prépara un copieux repas et quand l’envoyé sortit pour les appeler, il annonça comme d’ordinaire :

A kpakpala ni lonan !

Alors, l’araignée chuchota de nouveau à l’oreille de la punaise :

— Tu entends ? On dit « que les étrangers entrent ».

Une fois de plus, Sidan entra seul et mangea tout. Pendant ce temps, Kparandè mourait de faim.

Le troisième jour, ils demandèrent congé pour rentrer chez eux. Le gardien du fétiche du village tua deux poulets et sortit divers vivres. Les femmes préparèrent un somptueux repas avec les deux poulets, de la viande de mouton et de bœuf séchée, du to de mil et de la sauce aux graines de pastèques. Comme d’habitude, l’envoyé vint appeler les deux étrangers :

A kpakpala ni lonan !

— Non, ce n’est pas ton nom que l’on a prononcé, c’est le mien !

Sidan entra donc seul, mangea comme il faut, bourra son sac en peau de chèvre de viande séchée et d’autres aliments et sortit, l’air moqueur. Pendant ce temps, Kparandè crevait de faim. Le chef de maison n’était au courant de rien, croyant que les deux amis partageaient les repas. On salua les deux étrangers qui se mirent en route.

En chemin, la punaise demanda congé à son compagnon pour aller chercher quelque chose à se mettre sous la dent. Sidan continua alors seul sa route. Un moment après, il vit une anguille toute brillante devant lui. Il réfléchit et songea :

— Ah la belle anguille ! Et si je la prenais pour aller coudre les pagnes de Herbé ma femme ? Et puis non, je ne vais pas la mélanger avec la viande se trouvant dans mon sac !

Il la laissa donc et continua sa route. Heureusement pour lui, car le poisson n’était autre qu’un subtil déguisement de son ami. Chemin faisant, Sidan trouva une petite calebasse sur la route, nouvel avatar de la punaise, une très belle calebasse qui devait attirer la convoitise de l’araignée. Sidan pensa alors : « Voici une belle petite calebasse pour boire ma bière de mil. »

Il la ramassa et la fourra dans son sac en peau de chèvre rempli de viande. C’est alors que Kparandè redevint punaise et mangea toute la victuaille.

— Apporte-moi vite un récipient pour que j’y mette de la viande !

La femme apporta une grande calebasse.

Sidan l’insulta :

— Espèce de gros vagin, apporte plutôt un grand panier !

Elle fit selon le désir de son mari. Sidan ouvrit son sac en peau de chèvre pour en renverser le contenu, mais la jolie petite calebasse en tomba. Elle se transforma aussitôt en punaise qui sauta et se posa sur la tête de l’un des trois enfants de Sidan, le dénommé Sinankalan. Sidan, étonné et furieux cria à son enfant :

— Sinankalan, reste tranquille, que je brise cet imbécile de punaise qui m’a dupé !

L’enfant se tint donc tranquille et, avec un gros gourdin que Sidan avait fait apporté, donna un grand coup sur la tête du pauvre enfant qui tomba raide mort. La punaise, elle, avait eu le temps de sauter sur la tête du deuxième enfant, le dénommé Sinanhuré. Sidan, en colère :

— Tu as vu ton frère ? Reste donc tranquille pour que j’écrase cette saleté de punaise.

L’enfant resta très calme. Sidan brandit le gourdin et, en voulant écraser la punaise, brisa le crâne de son second enfant. Comme la première fois, la punaise avait eu le temps de sauter et de se coller sur la tête de son troisième et dernier enfant, Sinanto. Sidan, rouge de colère et décidé à se venger, oublia la mort et avertit son troisième enfant :

— Tu as bien vu tes frères ? Gare à toi si tu bouges !

Ainsi, avec son gourdin, il assomma son troisième enfant. La punaise sauta alors sur la tête de Herbé, sa femme. Sidan lui dit :

— Toi, tu n’es pas un enfant. Tiens-toi tranquille, espèce de vagin doux ! Tu as vu les enfants ?

La pauvre se tint tranquille tout en tremblant. Sidan lui asséna un coup sec et dur et elle tomba, la tête brisée, tandis que la punaise avait sauté sur sa propre tête. Sidan ne savait désormais que faire pour la tuer d’une horrible manière. Il monta sur la terrasse de la maison et se laissa choir sur le sol, tête la première, dans l’espoir de l’écraser. Mais, avant d’atteindre le sol, la punaise eut le temps de se coller contre le mur et Sidan trouva la mort.

Siyep la tortue, une amie de la défunte Herbé, passait par là pour lui rendre visite. Elle trouva Sidan, sa femme et leurs trois enfants morts. Comme Siyep avait le don de ressusciter les morts par les gaz qui se dégagent de son anus, elle alla placer son derrière sous le nez d’Herbé et péta très fort. Les gaz la réveillèrent. La femme s’assit et vit que c’était son amie la tortue qui l’avait sauvée. Elle lui demanda de ressusciter aussi ses enfants, ce qu’elle accepta. Aussi, alla-t-elle péter tour à tour sous chaque nez. Puis Herbé demanda à la tortue de réveiller son mari. Mais là, elle refusa, prétextant que Sidan n’était pas reconnaissant. Herbé la supplia, lui promettant de la cacher aussitôt dans les ordures. Alors la tortue alla se placer sous le nez de Sidan et péta. Au même moment, Herbé la prit et la jeta dans un tas d’ordures. Sidan, qui s’était brusquement réveillé, avait tout juste eu le temps de voir quelque chose tomber dans les ordures. Alors, sans demander qui l’avait sauvé, il demanda à sa femme :

— Qu’as-tu balancé, là-bas dans les ordures ?

Elle répondit que c’était les feuilles séchées avec lesquelles elle cachait ses fesses[3]. Sidan protesta et alla contrôler. Il découvrit la tortue qui n’avait pas eu le temps de se cacher. Sidan s’en empara et s’écria :

— Quel bonheur ! J’ai eu un long sommeil et, à mon réveil, je trouve une tortue ! Quelle bonne viande !

Sidan ordonna à sa femme de lui préparer la tortue avec une bonne sauce. Malgré les supplications de celle-ci, Sidan ne voulut rien savoir et l’injuria. Herbé fut donc obligée de s’exécuter. Elle prépara une sauce très douce avec des légumes et beaucoup d’huile sans piment. Elle la laissa bien refroidir puis concocta un plan avec son amie la tortue. Elle la plongea vivante dans la sauce bien refroidie et présenta le plat à Sidan. Il attrapa la tortue imbibée de sauce, la suça à plusieurs reprises et lança à sa femme :

— Herbé, espèce de vagin développé, ta soupe est aussi bonne que ton vagin !

Sidan rigola et voulut sucer le derrière de la tortue qui ouvrit sa carapace et lui coinça la langue en la serrant très fort. Alors Sidan cria à sa femme d’apporter de l’eau. La tortue intervint en disant :

— Tant que tu ne m’apporteras pas dans le fleuve, je ne lâcherai pas prise !

Sidan courut vers une grande flaque d’eau qui se trouvait à proximité et y plongea sa figure avec la tortue. Mais celle-ci refusa de lâcher prise et Sidan dut finalement courir jusqu’au fleuve et y plonger sa tête pour que la tortue le libérât. Lorsqu’elle voulut nager pour s’enfuir, Sidan plongea la main dans l’eau pour la rattraper et réussit à l’attraper par une patte. Alors la tortue utilisa la ruse en disant :

— Oh, il a pris la patte de la grenouille au lieu de celle de la tortue !

Sidan la lâcha aussitôt et prit à la place une racine aquatique. Alors la tortue se mit à crier pour se moquer de lui :

— Laisse mon pied, laisse mon pied !

Sidan tenta de toutes ses forces d’arracher la racine qui se cassa et il tomba dans l’eau à la renverse. Siyep disparut sous les racines et Sidan ressortit de l’eau tout mouillé, jurant et rentrant chez lui tout honteux.

___________

[1] kpɑrɑ̃dɛ.

[2] dithildɑɑ́r.

[3] tiɩ̃.


 

Sidan et Sidoumou font la cour à une même femmepar Hien Nékité

Sidan l’araignée et Sidoumou l’hyène connaissaient une même femme et tous les deux l’aimaient. Souvent, les deux rivaux se croisaient chez elle et chacun se moquait de l’autre après son départ. Un jour, Sidoumou arriva le premier chez la femme et se mit à critiquer Sidan :

— Comment peux-tu accepter un homme aussi léger qu’une feuille ? Lui, Sidan, est plat et vit partout. Il n’a même pas le temps de cultiver un champ pour te nourrir !

Quand il eut terminé de lui faire la cour, il prit congé et, peu de temps après, l’araignée arriva. La femme l’informa que l’hyène venait de partir et lui rapporta ses propos. Sidan rit beaucoup :

— Moi, je suis léger, mais je vaux mieux que Sidoumou, ce tas de chair pesant et paresseux, ce mangeur de charogne qui ne vit que de pourriture, de plus, peureux et lâche. D’ailleurs, le jour du marché, je vais monter sur lui pour venir boire dans ton cabaret. Tu verras.

Sidan, après avoir courtisé la femme, alla trouver Sidoumou et lui dit :

— Bonjour cher ami. Voilà, on vient de me faire une proposition très ennuyeuse… On veut tuer un bœuf pour moi et mon cheval, mais mon ventre n’est pas assez grand pour tout manger !

L'hyène le pria de se calmer et de s'expliquer.

— Le jour du prochain marché, son riche propriétaire veut tuer un bœuf pour chaque cavalier et son cheval. Alors il m’a invité à venir avec ma monture. C’est ainsi que j’ai pensé à toi…

Avant que Sidan eût terminé son mensonge, l’hyène lui dit :

Sidan comprit alors que son piège allait fonctionner.

Le jour du grand marché, leur femme commune s’y rendit pour vendre de la bière de mil. Sidan fit sa toilette, mit ses plus beaux atours et alla trouver Sidoumou qui l’attendait avec impatience. Arrivé chez lui, il prit une barre de fer qu’il plaça dans la gueule de l’hyène en guise de mors et attacha une corde à chacune de ses extrémités. Puis il prit un fouet, amena les deux bouts de la corde sur le dos de sa monture et sauta dessus. Il lui ordonna d’avancer jusqu’au marché en essayant d’imiter la démarche du cheval. Arrivés à destination, Sidan aperçut leur femme, assise avec une jarre de bière de mil devant elle. Il donna alors quelques coups de fouet à sa monture et lui ordonna de faire le tour du marché pour que le propriétaire les remarquât.

La pauvre hyène se mit à galoper comme un vrai cheval tout autour de la place. Après cela, Sidan l’attacha à un arbre, non loin de l’endroit où était assise la femme et chuchota à l’oreille de l’hyène :

Canaris en aluminium pour la cuisson de la bière de mil. © P. Kersalé 1999-2024.
Canaris en aluminium pour la cuisson de la bière de mil. © P. Kersalé 1999-2024.

 

— Attends ici, je vais aller voir ceux qui tuent les bœufs.

Alors, Sidan alla s’asseoir non loin de leur charmante femme, qui prit une bonne calebasse de bière et la lui offrit. Il lui murmura :

— Tu vois que je ne blaguais pas, je suis venu sur le dos de ton poltron.

Sidan commanda de la bière et, quand la femme lui en apporta, il lui dit :

— Tout à l’heure, je vais lui faire peur et il fuira devant toi, ici. Tu vas voir !

Sidan fit tranquillement son marché et, quand celui-ci commença à se vider, il marcha d’un pas alerte vers l’hyène et s’écria :

— Ah non, non et non ! Je n’accepterai pas que l’on abatte mon cheval. Non, ce n’est pas ce qu’on nous avait dit. Aujourd’hui, au lieu de tuer des bœufs pour nous et nos chevaux, ce sont nos chevaux que l’on va tuer pour les partager entre tous les gens, et cela pour rien ! Non, non et non ! Moi, je ne suis pas d’accord. Je vais libérer mon cheval pour qu’il puisse s’enfuir, je ne voudrais pas qu’on le tue sous mes yeux !

Sidan, chantant déjà la victoire, alla rejoindre la femme, son futur amour. Trois jours plus tard, il l’enleva[1] et l’épousa.

Une fois de plus, Sidan avait joué un tour à Sidoumou.

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[1] Les Lobi pratiquent le mariage par enlèvement de femmes.


 

Le roi qui avait soixante et une femmespar Kambou Olo

Il était une fois, un roi[1] qui avait soixante et une femmes. Ainsi, chaque épouse devait attendre soixante et un jours avant d’avoir des rapports sexuels avec son mari, ce qui les obligea à devenir infidèles. Cependant, celle qui tombait enceinte d’un autre que le roi était obligée de dénoncer l’amant coupable et celui-ci était noyé.

Un jour, une des épouses tomba enceinte. Le roi l’appela, la fit asseoir et, d’un couteau, la menaça :

— Dis-moi le nom de l’homme qui t’a donné cet enfant, sinon c’est toi que je tuerai à sa place.

La femme prit peur et dénonça son amant. Le roi le fit venir et donna ordre à ses gardes de le mettre dans un sac. Il choisit ensuite deux hommes, tua deux bœufs qu’il fit préparer avec du riz et leur offrit ce gigantesque repas qu’ils mangèrent à satiété. Ensuite, il leur ordonna de porter le sac contenant son rival jusqu’au grand fleuve, et de l’y jeter. Les deux hommes emportèrent le pauvre amant, le jetèrent à l’eau et il se noya.

Alors, Sidan l’araignée, qui était au courant de l’histoire et n’avait peur de rien, alla faire la cour à la plus belle et plus jeune épouse du roi. Celle-ci était vraiment très belle. Elle avait la peau si claire qu’elle semblait être phosphorescente. Quand elle entrait dans une chambre, la nuit, on aurait dit que sa beauté éclairait la pièce. Ainsi, Sidan la conquit, eut des rapports sexuels avec elle et elle tomba enceinte.

Quand le roi apprit qu’elle attendait un enfant, il se fâcha et l’obligea à dénoncer son amant. La belle épouse déclara que c’était Sidan. Le souverain le fit alors venir dans son palais et ordonna qu’on le mît dans un sac. Il tua quatre bœufs, fit préparer du riz, donna le tout à deux hommes qui se régalèrent et leur ordonna d’aller jeter Sidan vivant dans le grand fleuve.

Les deux gaillards chargèrent la victime et partirent. En cours de route, Sidan s’écria :

— Mon père défunt m’a fait… oh[2] !

Sans l’écouter, les deux hommes continuèrent leur route. Mais, comme ils avaient beaucoup mangé, à mi-chemin, ils eurent envie de se soulager avant de terminer leur besogne. Ils déposèrent maître Sidan au bord de la route et allèrent chacun de leur côté. Sidoumou l’hyène, qui rôdait par là, entendit Sidan qui criait :

— Mon père défunt m’a fait… oh !

Alors l’hyène s’approcha du sac, reconnut la voix de Sidan et lui demanda :

— Sidan, que fais-tu là-dedans ?

L’araignée reconnut la voix de cette imbécile d’hyène et commença à pleurer :

— Les deux gigots seront pour mon père, mais où trouver un gros ventre ?

Alors l’hyène le pria de se calmer et de lui expliquer la situation. Sidan, voyant sa proie s’approcher de l’hameçon, se calma et dit :

— On m’a mis dans ce sac pour m’emmener dans le village des beaux-parents du roi. Ils veulent me donner, et pour moi seul, un bœuf entier à manger.

Alors l’hyène lança des jurons à Sidan :

— Idiot que tu es, c’est parce que l’on va t’offrir un bœuf que tu pleures ?

Et Sidan de répondre :

— Mais oui, tu vois bien que j’ai un petit ventre[3], je ne pourrai jamais tout manger, même si je donne les deux gigots à mon père.

Puis il demanda à l’hyène :

— Veux-tu prendre ma place ?

La pauvre imbécile d’hyène s’empressa de répondre :

— Oui, oui, je vais prendre ta place, je vais manger le bœuf et je t’apporterai les deux gigots si tu les veux !

Le rusé Sidan lui dit qu’il était d’accord.

Ainsi, l’hyène dénoua les cordes qui attachaient solidement l’ouverture du sac, en fit sortir Sidan et y entra à sa place. L’araignée se dépêcha de rattacher le sac, le laissa sur place et chuchota à l’hyène :

— Courage mon ami, on viendra dans un instant pour te porter dans le village d’abondance !

À peine Sidan avait-il disparu dans la brousse, que les deux porteurs revinrent. Sans avoir pris la peine de vérifier quoi que ce soit, ils rechargèrent leur fardeau et continuèrent leur route. Quand ils arrivèrent au fleuve, ils descendirent dans l’eau jusqu’à la ceinture et y jetèrent l’hyène. Ils revinrent ensuite au village rendre compte au roi.

Maître Sidan, en cavale, ne pouvait toutefois revenir aussitôt au village. Il continua à marcher durant des jours et des nuits et arriva dans une ville civilisée[4], où il resta travailler durant un an. Il gagna de l’argent et acheta un cheval blanc, un joli boubou blanc, un autre brodé d’or et beaucoup d’autres choses. Au retour, il récolta du miel dont il remplit deux récipients, car dans le village du roi, cette denrée y était inconnue. Après cela, il apporta son butin dans son village.

Le matin de bonne heure, il fit sa toilette, enfila son grand boubou brodé d’or et prit avec lui le boubou blanc et un pot de miel. Il enfourcha son cheval blanc et partit à la cour du grand roi. À son arrivée, tout le monde s’enfuit, croyant voir un revenant. Sidan arrêta sa monture devant l’entrée du palais et dit aux gens de ne pas se sauver. Même le roi, qui venait d’apprendre son arrivée, eut peur de sortir. Sidan donna ordre de dire au roi de venir sans crainte car il n’était pas un revenant.

Le souverain sortit de son palais. Sidan s’inclina, le salua avec respect et sauta à terre. Le roi le fit asseoir et s’assit lui-même. Ils échangèrent des salutations et Sidan lui dit :

— Quand tu m’as fait jeter à l’eau, nos ancêtres, qui vivent dans l’au-delà, m’ont accueilli avec joie. Mes ancêtres et les tiens m’ont obligé à revenir pour t’apporter des nouvelles. En tout cas, leur pays est très agréable à vivre.

Sidan sortit alors le grand boubou blanc qu’il offrit au roi, ainsi que le pot de miel en disant :

— Voici ce boubou royal, c’est ton père qui te l’envoie.

Ensuite, Sidan plongea son doigt dans le pot de miel et le lécha à plusieurs reprises avant de le tendre au roi :

— Ceci, c’est ton grand-père qui te l’envoie, goûte !

Le roi mit un doigt dans le miel et le lécha à son tour. Il trouva cet étrange liquide très doux et sucré et le déposa soigneusement devant lui. Il commença à demander des nouvelles de ses parents décédés.

Sidan continua à mentir :

— Oui… c’est ainsi qu’ils m’ont remis ces commissions pour toi, et ce cheval blanc pour que je te promène jusqu’au jour où tu voudras aller les visiter toi aussi.

Alors le roi, très heureux, fit abattre vingt bœufs et ordonna que l’on vidât tous les greniers de riz. Il fit préparer un gigantesque repas pour fêter le retour de l’au-delà de Sidan.

Il avait oublié la relation que l’araignée avait entretenue avec sa belle épouse. Après cette grande fête, Sidan vint chaque jour avec son cheval pour promener le souverain. Le jour où il apprit que le roi avait épuisé son pot de miel, il l’amena chez lui pour partager le second pot qu’il n’avait pas encore entamé. Quand le roi l’eut terminé, l’impatience le gagna et il souhaita lui aussi, aller dans l’au-delà, au pays de ses ancêtres. Ainsi, un mois seulement après le retour de Sidan, il fixa le jour de son départ. Le jour venu, il invita tout le village, fit abattre une cinquantaine de bœufs, offrit plusieurs greniers de riz et d’autres céréales. On prépara une multitude de repas et tout le village fit bombance. Après cette fête, le roi confia à Sidan la surveillance de ses biens, de ses femmes et de sa famille, puis il fit tuer quatre taureaux et préparer un repas qu’il offrit à deux robustes hommes. Après cela, on mit le roi dans un sac qu’on attacha solidement et les deux hommes le chargèrent pour l’apporter au fleuve. Ils marchèrent sans arrêt. Arrivés à destination, ils entrèrent dans l’eau jusqu’à la ceinture, déchargèrent le roi de leur tête et le confièrent au fleuve. Quelques bulles d’air montèrent à la surface et le grand roi disparut à jamais.

Les deux porteurs revinrent au village et restèrent sous les ordres de Sidan qui gardait la cour, ses biens et ses soixante et une épouses.

La belle femme au teint clair, qui avait failli lui coûter la vie, demeura sa préférée. Ainsi, il régna des années durant jusqu’à la fin de sa vie.

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[1] nũ̀fé dans le texte en lobiri.

[2] En clair : “Mon père défunt m'a fait… du mal”. Dans la société lobi, le père défunt devient un ancêtre protecteur. Ici, en l'occurrence, celui de Sidan ne le protège pas.

[3] Sous-entendu : “pour manger le reste”.

[4] kʋlɑ̃ dʋᴐ : pays du colon.


 

L’enfant mis au monde par le genoupar Biwanté Kambou

Il était une fois, une femme enceinte qui arrivait au terme de sa grossesse. Un jour, elle se rendit au marigot avec son canari pour y puiser de l’eau. Quand elle l’eut rempli, elle ne parvint pas à le charger sur sa tête et personne n’était là pour l’aider. Alors elle le souleva et le posa sur son genou, pour ensuite mieux le monter sur sa tête. Comme elle n’y parvenait pas, son bébé sortit du ventre par le genou et l’aida. Mais ensuite, l’enfant, qui était un garçon, refusa de rentrer dans le ventre et dit à sa mère :

— Mère, tu m’appelleras Genou-qui-a-enfanté[1].

Puis il se mit à marcher vers la maison en suivant sa mère. À l’entrée du village, il se fit porter par elle jusque dans la maison, sans que personne ne s’en aperçût.

Quelques mois plus tard, sa notoriété commença à s’étendre. Il grandissait plus vite que les autres enfants. Un jour où sa mère se rendit au marigot, l’enfant la suivit. Au retour, il découvrit une grande étendue d’herbes sèches et hautes qui gênaient le passage. Il demanda à sa mère :

— Mère, pourquoi n’a-t-on pas brûlé ces herbes qui cachent la route ?

Sa mère lui répondit :

— Cette friche appartient au roi[2] qui a interdit qu’on la brûle.

Alors l’enfant rétorqua :

— Eh bien moi, Genou-qui-a-enfanté, je vais brûler ces herbes.

Sa mère le pria en pleurant de n’en rien faire. Mais l’enfant apaisa sa crainte en lui disant que le roi ne leur ferait rien, mit le feu à la parcelle et brûla tout.

Quand le roi apprit que sa parcelle avait brûlé, il fit faire une enquête. On lui rapporta que c’était un petit enfant qui ne marchait pas encore très bien, qui avait mit le feu aux herbes. Le souverain convoqua ses parents. Lorsqu’ils arrivèrent devant lui, il les retint prisonniers. Alors l’enfant se présenta devant le roi et lui dit :

— Homme-Roi, comment peux-tu emprisonner mes parents alors qu’ils sont innocents ? C’est moi, Genou-qui-a-enfanté, qui ai brûlé ta parcelle. Libère mon père et ma mère et mets-moi en prison.

Comme le roi étonné hésitait, l’enfant alla lui-même ouvrir la porte derrière laquelle ses parents étaient prisonniers et leur ordonna de sortir ; puis il entra lui-même dans la prison et referma la porte. Le roi prit peur. Il libéra l’enfant et ses parents et se jura dans son for intérieur de se venger.

Un jour, il choisit un taureau dans son troupeau et le confia à l’un de ses serviteurs en lui disant :

— Va remettre ce taureau à Genou-qui-a-enfanté, qu’il le garde et l’élève. S’il donne naissance à des veaux, nous les partagerons.

On amena le taureau à l’enfant en lui faisant part du message du roi. Il ne dit rien et accepta l’animal. Quelques jours plus tard, il prit de petits gourdins, alla dans la cour du roi et se mit à les lancer sur un tamarinier[3] qui se trouvait là. Comme les bâtons retombaient sur le toit de sa maison, le roi sortit et vit que c’était Genou-qui-a-enfanté. Il s’écria :

— Eh toi, Genou-qui-a-enfanté, que vas-tu faire avec ce tamarin ?

L’enfant répondit poliment :

— Nous devons préparer de la bouillie pour mon père qui a accouché d’un bébé hier. Sa bouche est pâteuse et il a besoin de quelque chose d’aigre !

Alors le roi tomba dans le piège :

— Es-tu devenu fou, Genou-qui-a-enfanté, depuis quand les hommes mettent-ils au monde des bébés ?

Et l’enfant de répondre :

— Ah oui, Roi, tu sais cela et tu m’as donné un taureau pour qu’il fasse des veaux. Depuis quand les taureaux font-ils des veaux ?

Le roi, pris à son propre piège, disparut sans mot dire. Le soir même, il envoya quelqu’un reprendre le taureau et se creusa la tête pour trouver un moyen de punir l’insolent.

Un jour, il prit un grand panier de mil germé et appela ses serviteurs. Il leur dit :

— Allez remettre ce panier à Genou-qui-a-enfanté de ma part. Qu’il le donne à sa mère. Elle devra préparer de la bière de mil fermentée pour aujourd’hui[4] afin que je puisse faire boire les cultivateurs qui labourent mon champ.

Lorsque Genou-qui-a-enfanté reçut le panier de mil germé, il ne dit rien et l’accepta. Quand les serviteurs du roi furent repartis, il prit des graines de calebasses et alla lui-même les remettre au roi. Il lui dit :

— Homme-Roi, ma mère a terminé la préparation de la bière de mil. Je suis venu te remettre ces graines de calebasses pour que tu les sèmes. Il faut les faire pousser aujourd’hui même, faire sécher les calebasses, les couper et les gratter afin qu’elles soient prêtes pour que tes cultivateurs puissent boire la bière que ma mère a préparée[5].

Le roi fut de nouveau pris à son propre piège. Embarrassé, il envoya ses serviteurs lui rapporter le mil germé.

Genou-qui-a-enfanté grandit et devint adolescent. Un jour, le roi fit sceller deux chevaux, un blanc et un roux. Il fit appeler Genou-qui-a-enfanté chez lui et lui déclara :

— Voilà, Genou-qui-a-enfanté, je vais vous commissionner, toi et mon fils, dans un village voisin. Vous irez réclamer les cauris que le roi de ce village me doit. Toi, Genou-qui-a-enfanté, tu monteras le cheval blanc tandis que mon fils montera le roux.

Genou-qui-a-enfanté accepta la mission.

 

 

Tabouret tripode d’un balafoniste. P. Kersalé 1999-2024.
Tabouret tripode d’un balafoniste. P. Kersalé 1999-2024.

 

Mais le roi avait déjà envoyé trois guerriers armés de fusils sur la route qu’allaient emprunter les jeunes garçons. Il leur avait donné l’ordre de tirer sur le cavalier montant le cheval blanc. Il fit habiller les deux envoyés. Genou-qui-a-enfanté revêtit un costume blanc et une coiffure de même teinte et le fils du roi un costume et une coiffure noirs.

Quand ils furent prêts, Genou-qui-a-enfanté enfourcha le cheval blanc, passa devant comme le roi l’avait ordonné et le fils de ce dernier le suivit. Quand ils furent loin de la ville, Genou-qui-a-enfanté s’arrêta et fit stopper le fils du roi. Il dit :

— Ton père n’est pas intelligent. Pourquoi toi, le fils d’un grand roi, ne t’a-t-il pas remis le cheval blanc et les habits blancs honorifiques et à moi, le cheval roux et les habits noirs, habituellement attributs des pauvres. Échangeons-les.

Les deux garçons mirent pied à terre, se déshabillèrent, échangèrent vêtements et montures et continuèrent leur voyage. Quand ils arrivèrent en brousse, les trois guerriers qui s’étaient camouflés dans les hautes herbes mirent en joue le cavalier blanc qui se tenait devant, croyant que c’était Genou-qui-a-enfanté. Ils tirèrent tous au même moment et abattirent le fils du roi. Genou-qui-a-enfanté s’arrêta, chargea le cadavre sur son cheval et le ramena au palais du roi. Celui-ci ne comprit rien et maudit les trois guerriers. On célébra les “funérailles chaudes” et on enterra le jeune prince.

Quelques mois plus tard, quand on commença à oublier la mort du fils du roi, on organisa ses dernières funérailles. On prépara beaucoup de bière de mil, on immola de nombreux animaux et on confectionna des repas en abondance. Tout le village fut invité. Le roi mit au point un stratagème pour se débarrasser de Genou-qui-a-enfanté. Il fit creuser un grand trou à l’endroit où les invités d’honneur et lui-même viendraient s’asseoir. On étala de grandes nattes sur la place, de manière à dissimuler le grand trou et on disposa des tabourets pour les invités. On plaça celui sur lequel allait s’asseoir Genou-qui-a-enfanté, sur la natte recouvrant le trou. Avant les cérémonies, le roi fit bouillir de l’huile et de l’eau dans de grands canaris. Au fur et à mesure que les invités arrivaient, on les plaçait et on leur donnait de la bière de mil à boire et de quoi manger.

Le rusé Genou-qui-a-enfanté, qui avait tout deviné de chez lui, creusa un grand trou à la profondeur de celui du roi, puis perça une galerie de communication entre les deux fosses. Après cela, il se lava et se rendit à l’invitation du roi. Quand il se présenta à la cour, le souverain se leva pour le recevoir. Le tabouret qui lui était destiné était vide ; il était posé entre le trône royal et les sièges des invités d’honneur. Le roi lui désigna sa place et le rusé garçon alla s’asseoir sans hésiter. La natte s’effondra dans le trou avec Genou-qui-a-enfanté. Le roi s’écria :

— Apportez vite l’huile et l’eau bouillantes !

Avant même qu’on eût le temps de transporter tout cela, le malin Genou-qui-a-enfanté avait défait la natte qui l’enveloppait et avait fui dans sa galerie en rampant, rejoignant sain et sauf sa demeure.

Pendant ce temps, on déversa des jarres d’huile et d’eau bouillantes, des braises et de la cendre chaude, puis on reboucha le grand trou avec de la terre. Le roi, satisfait, se frotta les mains en exultant de joie, croyant véritablement avoir éliminé son ennemi juré. Comme si rien ne s’était passé, les villageois festoyèrent sans autre incident et se dispersèrent dans la nuit.

Le lendemain, de bonne heure, notre Genou-qui-a-enfanté prit une grande calebasse, se rendit derrière le palais du roi, à l’endroit où se trouvait l’enclos des bœufs, et se mit à ramasser de la bouse séchée afin de capturer des termites pour ses poussins. Il entonna un chant en le sifflant. Quand le roi entendit siffler derrière sa maison, il envoya voir qui c’était. On revint lui dire que c’était Genou-qui-a-enfanté. Découragé, le roi se dit : « Si je m’amuse avec ce diable d’enfant, je finirai par perdre ma propre vie ». Alors il envoya des gens demander pardon à Genou-qui-a-enfanté, puis il le combla de biens et lui promit son trône lorsqu’il serait mort.

Quelques années plus tard, quand le roi rendit l’âme, Genou-qui-a-enfanté devint roi de son village.

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[1] Nɛkiliukõbɩ : Genou-qui-a-enfanté.

[2] nũ̀fé dans le texte en lobiri.

[3] y'ilʋ́ (arbre à seins) ou y'ilɛ̀ (lait), Tamarindus indica.

[4] Trois jours minimum sont nécessaires pour préparer la bière de mil, compte tenu du procédé de fermentation.

[5] Traditionnellement, la bière de mil se déguste dans une demi-calebasse.

[6] bòbuùr : second rituel funéraire ayant pour objet le départ de l'âme du défunt vers le monde des morts.


 

L’homme et ses enfantspar Biwanté Kambou

Il était une fois, un homme qui avait quatre fils. Un jour, il les réunit et demanda au premier d’entre-eux :

— Toi, mon fils, que feras-tu pour moi dans ta vie ?

Celui-ci répondit :

— Je cultiverai ton champ.

Le père le mit de côté puis demanda au second :

— Et toi, mon fils, que feras-tu pour moi ?

— Je ferai du commerce pour toi, répondit-il.

Il le mit à côté du premier. De même, il demanda au troisième :

— Et toi, que feras-tu pour moi dans ta vie ?

— Je garderai tes troupeaux de bœufs, répondit-il.

L’homme le mit à côté des deux autres. Enfin il demanda au quatrième :

— Que feras-tu pour moi durant ta vie ?

Ce dernier répondit :

— Moi, je ne ferai rien, j’errerai sans rien faire.

Alors le père garda les trois premiers fils qu’il considérait comme de bons enfants et chassa le quatrième, qui partit vivre seul dans la nature.

Un beau jour, il rencontra une vieille femme qui préparait des boulettes de viande[1] pour aller rendre visite à ses petits-fils dans un village voisin. Une fois la préparation terminée, elle les rangea dans un canari[2] qu’elle plaça dans un panier, chargea le tout sur sa tête et se mit en marche vers le village de ses petits-fils. Tandis qu’elle traversait la brousse, elle rencontra un petit génie[3] qui lui demanda :

— Grand-mère, que transportes-tu ?

La vieille femme répondit :

— Ce sont des boulettes de viande que je vais porter à mes petits-fils.

— Donne-m’en une pour y goûter, dit le petit génie.

La vieille femme porta sa main dans le panier sans le descendre de sa tête, prit une boulette et la donna au petit génie. Il trouva la chose délicieuse et, après l’avoir mangée, se lécha la main. Il se releva, passa dans les hautes herbes et se mit à courir très vite. Quand il eut devancé la vieille femme, il revint sur ses pas et la rencontra de nouveau. Quand ils se croisèrent, le petit génie lui demanda :

— Grand-mère, que transportes-tu ?

— Ce sont des boulettes de viande, répondit la vieille femme.

— Donne-m’en une afin que j’y goûte, dit le petit génie.

La vieille femme porta sa main dans le panier, se saisit d’une boulette, la lui donna, puis poursuivit son chemin. Quand il termina de manger, il se releva et courut pour devancer de nouveau la vieille femme. Ainsi, il l’attendit une troisième fois. Lorsqu’elle le vit venir, elle comprit qu’il s’agissait du même petit génie. Celui-ci s’écria de nouveau :

— Que transportes-tu grand-mère ?

La vieille femme lui répondit :

— Ce sont des boulettes de viande.

Et le petit génie demanda encore :

— Donne-m’en une pour que j’y goûte.

Mais cette fois-ci, une idée vint à la vieille femme et elle répondit :

— Viens à l’ombre de cet arbre, je vais te servir car il fait très chaud ici.

Ainsi, le petit génie la suivit à l’ombre d’un jeune nèrè[4], s’adossa à son tronc tandis que la vieille femme déchargeait son panier. Elle mit trois boulettes sur des feuilles et les déposa devant lui. Tandis qu’il se régalait, la vieille dégourdie passa derrière l’arbre, prit tout doucement les mèches de cheveux du génie, les sépara en deux et les tressa solidement autour du tronc. Puis elle rechargea son panier sur sa tête et continua sa route.

Quand le malin petit génie termina son repas, il voulut se relever mais se trouva retenu par les cheveux. Il tenta de se dégager, mais retomba sur les fesses et se mit à crier. Le père des quatre fils, qui travaillait dans son champ non loin de là, entendit les cris et vint à sa rencontre. Alors le brave homme lui demanda :

— Pourquoi pleures-tu ainsi ?

Le petit génie lui répondit :

— Je veux que tu me libères.

 

Ainsi, l’homme dégaina[5] un couteau bien tranchant et lui rasa tous ses cheveux. Quand il eut terminé, le prisonnier se leva et caressa sa tête, découvrant avec stupeur qu’il n’avait plus de cheveux. Il regarda par terre et y découvrit ses longues mèches. Il devint rouge de colère et ordonna à son libérateur de lui remettre ses cheveux en place. 

Le pauvre homme, tout tremblant, ramassa les cheveux et les lui posa sur son crâne nu. Le génie toucha de nouveau sa tête et les cheveux retombèrent. Il se mit alors à hurler de colère et demanda de nouveau à l’homme de lui fixer ses cheveux. Alors, ce dernier se mit à pleurer de peur d’être tué par le génie[6]. Quand ses trois bons fils l’entendirent pleurer, ils vinrent le trouver sous l’arbre et lui demandèrent la raison de son chagrin. Le père s’expliqua. À leur tour, les trois fils prirent peur en voyant cet être étrange, nain rougeâtre tout velu. Ils dirent :

— Père, tu as eu tort. Pourquoi as-tu rasé ce mauvais génie ? Que pouvons-nous faire pour lui ? Tu sais bien qu’il est tout puissant. Nous ne pouvons rien faire. Débrouille-toi maintenant pour lui fixer ses cheveux !

Alors que le pauvre homme continuait à pleurer, son quatrième fils, celui qu’il avait chassé, arriva à son tour après avoir appris la nouvelle. Il demanda à son père :

— Père, pourquoi pleures-tu ?

Il répondit :

— Va-t’en ! Mes meilleurs fils n’ont rien pu faire pour moi, ce n’est pas un vagabond qui me sauvera, continue ton chemin !

Le mauvais fils insista :

— Dis-moi tout de même avant que je m’en aille.

Alors le père narra sa mésaventure. Le mauvais fils ricana et dit :

— C’est pour ce petit problème que tu pleures ainsi ? Calme-toi.

Le quatrième fils s’adressa au petit génie :

— Toi, petit génie, ramasse tes cheveux et viens avec nous à la maison, je vais les remettre sur ta tête.

Il ramassa tous ses cheveux et suivit les cinq hommes vers la demeure paternelle. Une fois arrivés, le fils banni ordonna au petit génie de poser ses cheveux à terre. Il obéit. Le garçon continua :

— Avant que je ne recolle tes cheveux sur ta tête, je veux que tu ramasses toutes les empreintes de tes pieds laissées dans la cour de mon père.

On lui donna un balai et une calebasse. Le petit génie, croyant que c’était une tâche facile, prit le balai, balaya les traces de ses pieds, les mit dans le récipient et les transporta en brousse pour les y déverser. Il revint à la maison en marchant pour chercher ses cheveux, mais le quatrième fils lui montra les nouvelles traces qu’il avait laissées. Le petit génie recommença deux fois, trois fois, quatre fois jusqu’à six fois. Fatigué, il ne revint pas la septième fois. À la tombée de la nuit, il n’avait toujours pas réapparu. Il était si fatigué qu’il avait fui.

Alors, lorsque le quatrième fils voulut repartir vers ses aires de vagabondage, son père, en larmes, le pria de rester, même s’il ne devait rien faire pour lui. Ainsi, il resta dans la famille avec ses trois autres frères.

 

« On ne doit jamais renvoyer un mauvais enfant de la famille car, tôt ou tard, viendra son jour de grâce. »

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[1] kunᴐ : boulettes composées d'un mélange de viande frâiche pilée, de graines de pastèque et de sel. C'est le régal des enfants.

[2] mɛlĩga.

[3] kɔ̃̀tɔ́rsi.

[4] do-thɩr en lobiri. nɛ̀rɛ en dioula. Connu sous le nom de “nèrè de Gambie” (Parkia biglobosa).

[5] Les Lobi portent leur couteau dans une gaine de cuir de boeuf (khal-kpar) attachée à la ceinture.

[6] Les Lobi ont peur des génies de la brousse car ils sont capables de faire tant le bien que le mal. Certains clairvoyants les voient parfois.


 

Le bouc, le chien et l’hyène partent à la pêchepar Biwanté Kambou

Un jour, le bouc et le chien décidèrent de partir à la pêche. Ils allèrent tous les deux au marigot et choisirent un point d’eau où les poissons abondaient. Ils construisirent un barrage, vidèrent l’eau de l’autre côté et firent ainsi une très belle pêche. Sidoumou l’hyène, qui rôdait par là, les aperçut et s’approcha. Elle les salua et s’assit parmi eux. Le bouc et le chien étaient inquiets. L’hyène demanda au bouc de faire le partage. Sans se faire prier, il fit deux tas bien égaux, considérant que Sidoumou ne faisait pas partie du groupe. Mais cette dernière s’avança et rassembla les deux tas en un seul. Le bouc et le chien se regardèrent, ne comprenant rien. Le chien refit le partage comme la première fois. L’hyène, de nouveau, réunit les poissons et ordonna au bouc de refaire le partage. Cette fois-ci, il fit trois tas égaux. L’hyène, toujours insatisfaite, réunit les poissons et demanda aux deux compagnons :

— Vous deux qui êtes ici devant moi, vous êtes quoi ? N’êtes-vous pas de la viande ?

Les deux compagnons se turent. L’hyène reprit :

— Si vous ne voulez pas qu’il arrive un malheur, cherchez une autre solution !

À ces mots, le chien et le bouc comprirent que leur ennemi juré, non seulement voulait tous les poissons, mais en plus, s’en prendrait à eux-mêmes s’ils ne déguerpissaient pas dans les meilleurs délais. Alors ils sortirent du marigot et s’enfuirent chacun de leur côté. Pendant ce temps, l’hyène dévora tranquillement tous les poissons. Quand elle eut terminé, elle huma l’air et suivit les traces du bouc. Comme le chien est excellent coureur, il avait disparu depuis longtemps et était déjà arrivé chez lui. Quand au bouc, il courut longtemps et s’épuisa. Il arriva au pied d’un mortier où se trouvait un gros tas de son de mil. Il s’y dissimula entièrement, ne laissant dépasser que ses deux yeux au faîte. Il reprit son souffle. L’hyène huma son odeur jusqu’au pied du mortier. Quand elle passa devant le tas de son, elle remarqua deux boules qui brillaient et la fixaient. Alors elle prit peur et demanda malgré elle aux deux boules, en nasillant :

— Le bouc est passé par ici, l’as-tu vu ?

Alors le bouc, paniqué, répondit :

— Oui, amène-moi sur ta tête, je vais te le montrer.

L’hyène, n’osant pas refuser, ramassa le tas de son se trouvant sur le bouc et le mit sur sa tête. Au fur et à mesure qu’elle avançait, le son tombait à terre et le bouc se découvrait. Fatiguée, elle déchargea son fardeau pour reprendre son souffle. C’est alors qu’elle découvrit ce qu’elle cherchait. Elle mordit son doigt de colère mais se réjouit à la fois. Elle dit au bouc :

— C’est toi-même qui m’a fait charger ! Ha, ha ! Attends que je trouve un buisson bien touffu pour te dévorer.

Elle chargea de nouveau le bouc sur sa tête et se mit à la recherche d’un endroit touffu. Elle fouilla, buisson après buisson, les trouvant les uns et les autres trop clairsemés. Elle finit enfin par découvrir un grand bois bien touffu, endroit idéal pour manger le bouc. Elle y déposa sa charge et, heureusement pour elle, avant de lui casser le cou, regarda à gauche puis à droite. Elle découvrit une lionne qui la fixait de ses yeux rouge braise. Elle était couchée à côté de ses deux lionceaux. À la vue de cette maîtresse de la forêt, l’hyène, terrorisée, bredouilla ces mots :

— Chère lionne, j’ai appris que tes enfants venaient de naître, aussi je t’apporte ce bouc pour eux…

Double foyer tripode. ©. P. Kersalé 1999-2024.
Double foyer tripode. ©. P. Kersalé 1999-2024.

 

Avant même que la lionne ne répondît quoi que ce soit, l’hyène continua à parler sous l’effet de la panique :

— Pourquoi de l’eau[1] sort-elle de tes yeux ? Je connais celui qui possède un remède contre les maux d’yeux : c’est justement le bouc.

Alors la lionne interrogea sa proie du regard sans mot dire. Celle-ci rassembla ce qui lui restait de courage et s’exclama :

— Oui, en effet, je connais le remède qui guérit les maux d’yeux, mais pour le préparer, il me faut deux pierres et une tête d’hyène[2].

Alors l’hyène s’empressa d’interroger :

— Mais où allons-nous trouver une tête d’hyène ? Au fait… faut-il un crâne ou une tête fraîche ?

Le bouc répondit :

— Cela n’a pas d’importance !

La lionne ordonna au bouc de préparer le remède. Il installa alors deux grosses pierres et hurla à l’hyène de se coucher pour faire la troisième. Elle obéit. Le bouc alla chercher un grand canari dans lequel il bourra des feuilles fraîches et le remplit l’eau. Il mit ensuite de gros morceaux de bois sec entre les pierres et le crâne de l’hyène, alluma le feu puis plaça dessus le canari. L’anus de l’hyène ne pouvant plus rester fermé, laissa échapper des crottes blanches et les poissons récemment avalés, tandis que le feu lui meurtrissait la tête. Comme elle reculait de plus en plus, la lionne lui cria :

— Gare à toi si mon médicament se renverse !

L’hyène gémissait de douleur. Un bon moment après, elle retira sa tête du feu, laissant se renverser le canari et détala. La lionne bondit à sa poursuite. Alors, le bouc opportuniste se retrouva libre et fila à son tour au village, où il rejoignit son compagnon le chien.

C’est pourquoi, depuis ce jour, l’hyène aime venir la nuit dans les villages pour attraper les chiens et les chèvres. Parfois, dans l’obscurité, quand elle aperçoit au loin un tas de cendre blanche, elle rampe et saute dessus, croyant qu’il s’agit d’un chien blanc couché. Et quand on se moque d’elle, elle répond : « Partez et laissez-moi, aujourd’hui je me suis trompée ! »

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[1] Par peur de dire larmes.

[2] La tête de l'hyène est destinée à remplacer la troisième pierre. Pour la cuisson des aliments, les Lobi utilisent des trépieds constitués de trois pierres sur lesquelles ils posent un canari à fond hémisphérique.


 

Pourquoi on ne peut donner à son frère célibataire une de ses multiples épousespar Biwanté Kambou

Au temps jadis, trois frères orphelins étaient devenus des hommes, mais aucun d’entre eux n’avait trouvé de femme à épouser. Chaque jour ils faisaient la cuisine à tour de rôle. L’un des trois pilait le mil dans le mortier, moulait la farine sur la meule dormante, allait puiser l’eau au marigot et préparait le repas commun.

Un jour, le tour de l’aîné arriva. Tandis que les deux autres étaient partis aux champs, il descendit dans le grenier pour retirer des épis de mil. Quand il eut rempli son panier, il le chargea sur sa tête. Il s’apprêtait à sortir quand une voix féminine se fit entendre depuis la terrasse :

— Est-ce que je peux t’aider ?

Deux mains saisirent alors le panier et le déposèrent sur la terrasse. Quand l’homme sortit, il vit une très jolie fille qui lui souriait. Surpris par cette rencontre, il ne sut que dire. Elle lui adressa la parole :

— Je suis une étrangère inconnue de toi ; je suis venue pour t’aider à faire la cuisine.

Elle chargea alors le mil sur sa tête, alla le piler dans le mortier, continua par le moudre sur la meule dormante, partit puiser de l’eau au marigot et revint faire la cuisine. Quand le repas fut prêt, elle prépara un grand plat qu’elle garda pour les frères partis au champ puis en servit un autre pour l’aîné et elle-même. Au cours du repas, elle dit :

— Après le repas, nous nous lèverons et nous irons lutter[1]. Si tu parviens à me terrasser, je resterai pour t’épouser ; dans le cas contraire, je repartirai chez mes parents.

Comme prévu, ils se levèrent et partirent lutter. Bien que le jeune homme eût bandé tous les muscles de son corps, la fille parvint à le terrasser. Quand il se releva, elle retourna dans son village. À la fin de la journée, les deux frères revinrent des champs, mangèrent leur part du repas et l’aîné leur raconta son aventure.

Après lui, le tour des tâches ménagères revint au second frère. Au petit matin, l’aîné et le cadet s’en allèrent au champ. Quand le second frère descendit dans le grenier, il se produisit la même scène que la veille. La jeune fille proposa son aide, tenant les mêmes propos et réalisant les mêmes tâches. De nouveau, elle terrassa le garçon et retourna dans son village. À la fin de la journée, les deux autres frères rentrèrent des champs, mangèrent leur part du repas préparé par la fille et le second frère leur raconta la même histoire que celle de l’aîné.

Le lendemain, ce fut au cadet de rester à la maison. Les deux grands frères partirent aux champs et lui commença ses travaux ménagers. De même que les deux jours précédents, la jeune fille vint, le trouva dans le grenier, l’aida et lui proposa de lutter. Quand le repas fut prêt, ils mangèrent tout en gardant la part des deux garçons partis au champ. Cependant, le jeune frère mangea tout juste à sa faim et s’arrêta, malgré le bon goût du plat. Quand ils eurent terminé, ils se levèrent. Le jeune homme prit une louche en calebasse, puisa de l’eau froide, alla sur la route menant vers l’au-delà[2], s’accroupit et dit :

— Ô mes grands ancêtres, priez Thangba pour moi ! Ô Thangba, mon créateur, ne me laisse pas échouer comme mes frères et aide-moi à obtenir une épouse !

Puis il versa l’eau sur la route et revint pour commencer la lutte. Malgré la sveltesse de la jeune fille, malgré son corps lisse qui glissait comme celui d’une couleuvre, le jeune homme parvint à la terrasser. Elle se releva alors et tint sa promesse de rester. Quand les deux grands frères revinrent des champs, ils devinèrent que leur cadet avait vaincu la jeune fille.

Quatre jours plus tard, elle décida de partir chez ses parents pour leur présenter son futur époux. Arrivés là, le beau-père tua un poulet et on prépara un repas au jeune homme. On l’installa dans une chambre pour manger, quand un chat vint se frotter contre lui en miaulant. Le jeune homme lui jeta les os du poulet et lui donna des morceaux de viande trempés dans la sauce. Quand le chat eut bien mangé, il se décida à dévoiler un secret au jeune homme. Il miaula :

— Comme tu m’as bien fait manger, je vais te dévoiler un secret. Le jour de ton départ, on te présentera trois filles identiques à ta femme. Elles se ressembleront tellement que tu ne sauras pas reconnaître la tienne. On te demandera de désigner ta véritable épouse. Si tu échoues, on te la reprendra, mais si tu réussis, on te donnera en plus les deux autres filles.

Le jeune homme, très content, redonna de la viande de poulet au chat qui ajouta :

— Quand on te présentera les trois filles identiques, j’irai me frotter contre celle qui est ton épouse. Ainsi tu ne pourras pas te tromper.

Arriva le jour du départ du jeune homme. Comme le lui avait annoncé le chat, on lui présenta trois jeunes filles se ressemblant comme trois gouttes d’eau. Tandis qu’il réfléchissait, le chat alla négligemment se frotter contre l’une d’elles et continua son chemin en miaulant. Le jeune homme, après quelques hésitations de pure forme, alla se mettre devant la fille qui l’avait accompagné. Alors tout le monde l’acclama et on lui remit les trois jeunes filles comme épouses. Il les ramena au village. Le jeune marié raconta sa joyeuse aventure à ses aînés célibataires. Comme il était très sentimental et que ses deux frères restés célibataires lui faisaient pitié, il donna à chacun une fille et garda son épouse initiale.

Quelques années plus tard, le jeune frère perdit sa femme et se retrouva célibataire. Malgré sa générosité d’autrefois, aucune des femmes qu’il avait données n’accepta de s’occuper de lui et ses frères, de peur de vexer leur épouse et d’être abandonnés, ne firent aucun effort pour les obliger à lui rendre service. Ainsi, le pauvre cadet resta célibataire jusqu’à la fin de sa vie.

« C’est à la suite de cette histoire que les Lobi ne donnent jamais à leurs frères célibataires leur surplus d’épouses, quand bien même en auraient-ils plus de dix ! »[3]

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[1] Comme de nombreux peuples d'Afrique subsaharienne, les Lobi pratiquent la lutte traditionnelle. Réservée aux hommes, la règle consiste à renverser son adversaire sur le dos.

[2] L'au-delà est situé vers l'est selon la croyance lobi.

[3] Pour l'anecdote, Binduté Da, le père du conteur et collecteur Biwanté Kambou, eut vingt-et-une femmes et quelques cent onze enfants. En 1987, dix-neuf épouses, plus de quatre-vingts enfants et environ deux cents petits-enfants assistèrent à ses funérailles.

 

Chant de meule

Interprète : Torisourèra Da. Lieu : Burkina Faso, vill. de Vourbira.

Durée : 04:45. © Patrick Kersalé 1999-2024.


 

Pourquoi ne peut-on pas faire entièrement confiance à une femme ?par Biwanté Kambou

Un homme avait épousé trois femmes[1]. La première était une femme proposée par son père, la seconde, une qu’il avait lui-même courtisée par la suite et la troisième lui avait été donnée par des amis.

Un jour, l’homme voulut connaître l’amour que chacune d’elles lui portait. Il fit alors semblant d’être malade. Il prit de la poudre de nèrè, la mélangea à de l’eau et en fit une épaisse pâte ressemblant à des excréments. Il l’étala sur sa couverture et entra se coucher dans la chambre de sa première épouse, celle que son père lui avait proposée. Il se couvrit avec la couverture maculée des faux excréments et se mit à gémir. Alors sa femme entra et lui demanda ce qu’il avait. L’homme expliqua qu’il était malade et avait la diarrhée, raison pour laquelle des excréments avaient taché sa couverture. Il demanda à sa femme de la remplacer et de la laver. Elle cracha alors par terre et lui fit savoir que ce n’était pas à elle de la laver, qu’elle n’était pas sa seule épouse et qu’elle ne toucherait pas à ses excréments.

L’homme quitta alors la chambre et entra dans celle de sa seconde épouse, celle qu’il avait enlevée par amour. Il se coucha, se couvrit de la même couverture et fit le malade en gémissant. Sa seconde femme lui demanda, à la vue des excréments, ce qui se passait. Il lui répondit comme à la première. Le visage de la femme pâlit et elle refusa de laver la couverture, prétextant qu’elle n’était pas sa seule épouse.

L’homme quitta alors la chambre et entra dans celle de sa troisième épouse, celle que ses amis lui avaient donnée. Il se coucha et recommença la même scène. Sa femme entra et lui demanda d’une voix douce pourquoi il gémissait. Il répondit la même chose qu’à ces deux autres femmes. Alors, celle-ci lui dit à voix basse :

— Oh mon chéri, ne parle pas trop fort, j’ai compris.

Elle changea la couverture et sortit la laver. Elle lui fit ensuite bouillir de l’eau et resta à ses côtés jusqu’au matin, moment où le faux malade se sentit mieux.

Le mari aux trois épouses alla trouver son père et lui déclara :

— Père, la femme que tu m’as donnée ne m’aime pas[2], la femme que j’ai enlevée par amour ne m’aime pas, mais la femme que mes amis m’ont donnée, elle, m’aime.

Alors, le père rit et lui dit :

— Il faut organiser une invitation à la culture[3] pour après-demain.

Le moment venu, le fils avertit son père que les cultivateurs étaient arrivés dans le champ. Celui-ci donna alors à la troisième épouse du mil à piler et un mouton découpé en morceaux qu’il avait lui-même tué, afin qu’elle préparât le repas des cultivateurs. La femme rangea la viande de mouton dans sa chambre et alla au marigot puiser de l’eau. Pendant ce temps, le père entra dans la chambre de sa belle-fille, récupéra toute la viande du mouton et alla la cacher. Quand la femme revint du marigot, elle alluma le feu puis entra dans sa chambre pour y prendre le mouton, mais ne le trouva pas. Elle fouilla partout, mais en vain. Elle ne dit rien à son mari, ni à son beau-père et alla trouver le chef du village qui était un homme riche et compréhensif. Elle lui expliqua son problème. Après avoir longuement réfléchi, il lui vendit un mouton au quart du prix normal, le tua, le dépouilla, le découpa et lui remit la viande.

La femme revint à la maison sans que personne ne s’aperçût de quoi que ce soit. Elle fit rapidement la cuisine et, au moment où les cultivateurs entrèrent, le repas était prêt. Elle présenta à son beau-père le plat de to, la viande et la sauce. Celui-ci, surpris, entra dans sa maison pour vérifier si la viande qu’il y avait cachée s’y trouvait toujours. Surprise ! Il la trouva en place. Il ressortit alors et demanda à la femme comment elle avait pu se débrouiller. Elle répondit qu’elle n’avait pas retrouvé la viande à sa place et était partie acheter à crédit un mouton chez le chef du village. Alors le beau-père paya le mouton au vendeur, donna à manger aux cultivateurs et appela son fils. Il lui dit :

— En effet, ta femme semble t’aimer mieux que les autres.

L’homme répudia alors ses deux premières femmes et garda la troisième.

Labour collectif. © P. Kersalé 1999-2024.
Labour collectif. © P. Kersalé 1999-2024.

 

Un jour, sa femme décéda. Il pleura beaucoup et refusa qu’on l’enterrât. Il emporta son cadavre dans la brousse, l’étendit à terre et se coucha à côté en se disant : « Je vais m’étendre à côté de ma femme morte et les vautours nous mangeront ensemble. »

Il resta ainsi étendu auprès de sa femme quand un vautour arriva et commença à attaquer le cadavre. L’homme le chassa en disant :

— Non, tu dois me manger d’abord avant de manger ma femme !

Le vautour lui répondit :

— Je ne mange pas la chair des vivants, seulement celle des morts.

Alors le vautour enleva de son cou une petite gourde en forme de tabatière dans laquelle se trouvait une potion, en frotta le dos de la femme et celle-ci se réveilla. Puis il dit à l’homme :

— Comme vous semblez vous aimer beaucoup, je t’offre ce médicament avec lequel tu pourras ressusciter tous les morts.

L’homme et la femme repartirent chez eux avec la potion offerte par le vautour. Ils vécurent quelques années et l’homme mourut en brousse. On annonça la nouvelle à sa femme. Elle prit alors la petite gourde et partit trouver son défunt mari. Elle réfléchit longtemps puis, finalement, rangea la potion et partit se remarier dans un autre village. Alors, le même vautour, qui avait suivit la scène du haut d’un arbre, alla ressusciter l’homme et le conduisit dans le nouveau village de sa femme. À la vue de son mari ressuscité, celle-ci prit peur. L’homme se campa devant elle et le vautour se posa devant la femme. Le charognard demanda à l’homme :

— Tu avais dit à ton père que c’était cette femme qui t’aimait, que c’était elle la plus fidèle ? Eh bien, tu vois, elle a refusé de te ressusciter et elle est venue ici pour se remarier.

Alors le vautour arracha des mains de la femme sa gourde de potion, la remit autour de son cou et la garda jalousement.

C’est pourquoi, quand on voit aujourd’hui un vautour, il a une boule blanche autour du cou, c’est la gourde contenant la potion qui ressuscite les morts.

« Si la femme avait été sérieuse, l’homme posséderait aujourd’hui ce remède. Voilà pourquoi nous mourons. »

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[1] Chez les Lobi, existe trois types de mariage :

— Le mariage proposé par le père quand la fille est encore en bas âge. Vers douze ans, le mari commence à travailler chez ses futurs beaux-parents jusqu'à l'âge de dix-huit ans.

— Le mariage par amour. Le mari choisit sa femme et organise l'enlèvement rituel.

— Le mariage lié à une relation amicale. L'homme a un ami ou une amie cher dont la fille est en âge de se marier. La fille est alors offerte en mariage.

[2] Littéralement en lobiri : “Père, la femme que tu m'as donnée ne se colle pas à moi”.

[3] La culture est un travail collectif auquel on convie de nombreux villageois. À la fin du travail, celui qui a lancé l'invitation récompense les travailleurs par d'abondantes nourritures et des libations.


 

Sidan et les jumelles viergespar Biwanté Kambou

Jadis, vivaient dans un village deux jumelles nées le même jour de la même femme. Elles s'appelaient Naba et Djièmi. Elles étaient très belles et l'on n'aurait pas hésité à tout donner pour avoir au moins l'une des deux. Mais elles étaient difficiles à aborder et l'on ne parlait jamais de sexe en leur présence. Elles n'approchaient aucun garçon et avaient même juré de ne jamais se marier. Sidan l'araignée ne savait quel prétexte trouver pour aller les voir. Il réfléchit toute la nuit et, au petit matin, il prit une gourde bien ronde, la perça de trois trous dont un premier à la base, un second au sommet et un troisième au beau milieu. Il ferma soigneusement deux d'entre eux avec ses propres fils de soie, puis entra dans la gourde par le troisième resté ouvert. Une fois à l'intérieur, il se mit debout et commença à marcher d'un pas alerte. La gourde se mit à rouler. À l'intérieur, Sidan parlait très fort et les toiles tissées sur les trous vibraient et transmettaient le son à l'extérieur[1].

Tandis que la gourde roulait assez vite, on entendait une voix à l’intérieur qui disait : « C’est la maladie de té deb[2] koo qui arrive, la maladie qui tue toutes les grandes filles vierges ».

Les gens, qui entendirent les paroles venant de cette gourde roulant toute seule, prirent peur mais coururent toutefois derrière elle pour mieux écouter le message. Quand Sidan arriva à bonne portée de la maison du père des jumelles, il s’arrêta de marcher à l’intérieur de la gourde et lança à haute voix :

— C’est une sale maladie appelée té deb koo qui arrive. Toutes les filles qui n’ont pas encore été déflorées mourront aussitôt. Je possède le remède pour les protéger contre cette maladie. Aussi, je me dépêche d’aller prévenir les filles de mes beaux-parents pour le leur administrer, je n’ai pas de temps à perdre.

Les gens appelaient Sidan de tous côtés en le priant d’administrer ce remède à leur fillette, mais il faisait semblant de ne pas entendre. Il entra dans sa gourde et repartit comme il était venu. Arrivé près de la maison des jumelles Naba et Djièmi, il s’arrêta, apostrophé par des gens. Malgré leur insistance, il refusa de venir voir leurs filles. Quand le père des jumelles vint le trouver, il le sollicita lui aussi. Sidan ne dit mot, entra dans sa gourde, fit mine de partir et roula finalement jusqu’à la porte de sa maison. L’homme arriva et Sidan lui déclara aussitôt :

— Bon, je sauve rapidement les belles jumelles et ensuite je file chez mes beaux-parents.

On le fit entrer dans une pièce où les deux jumelles attendaient déjà, toutes tremblantes. Il renvoya les parents au dehors, fit étaler une natte par les filles et leur demanda de s’y étendre. Puis il se plaça au beau milieu des deux superbes créatures et leur déclara :

— Soyez sages, je vais vous administrer le remède à tour de rôle et, quand j'aurai terminé, je chanterai un peu.

Sidan les sépara alors l’une de l’autre. Il en choisit une, lui écarta les jambes, caressa son sexe, écarta ses poils et se fraya un passage. Il mouilla ensuite de sa salive sa verge et pénétra doucement la jeune fille. Elle gémit et Sidan noya ses gémissements en entonnant son petit chant : « té deb, té deb, té deb… ». Quand le moment de lâcher sa semence arriva, il amplifia ses mouvements et son chant. Puis il se décolla de la fille qui se releva et tourna le dos à Sidan et sa sœur jumelle. L’araignée se mit aussitôt à caresser la seconde fille. Son sexe se mit de nouveau en érection. De sa main gauche, il écarta les poils pour se frayer un passage et, comme son sexe était encore mouillé, il pénétra la fille qui soupira en gémissant. Sidan commença alors ses mouvements de reins en chantant : « té deb, té deb, té deb… ». Après avoir pris beaucoup de plaisir, il se releva tout essoufflé et sortit en faisant mine d’être pressé. Il entra dans sa gourde et fit semblant de rouler vers le village de ses beaux-parents. Quelques instants plus tard, il fit demi-tour pour retourner chez lui tout en chantant à l’intérieur de sa gourde :

— Il paraît que personne ne s’approche des jumelles mais moi, “j’ai deb ma part du dithil[3]”. Il paraît qu’elles sont coriaces mais, pour moi, elles n’ont pas résisté. C’est moi qu’elles préfèrent !

Alors les gens comprirent une fois de plus que c’était Sidan qui avait rusé pour déflorer les jumelles vierges.

À compter de ce jour, Sidan se rendit en cachette chez elles pour les satisfaire et se réjouir. Plus tard, les pauvres jumelles se marièrent chacune de leur côté.

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[1] Cette technique est bien connue des Lobi. Elle est utilisée pour la construction des résonateurs des xylophones. On perce trois petits trous cylindriques dans chaque résonateur en calebasse et on les recouvre d'une toile d'araignée. Cet artifice permet au son de se prolonger et de lui donner un timbre “mirlitonné” caractéristique.

[2] dɛb signifie “prendre le surplus d'une manière légère”. Ainsi on dɛb la mousse de savon flottant à la surface de l'eau, l'huile au-dessus d'une sauce, le surplus de contenance d'une bouteille, mais aussi la virginité d'une fille avant le mariage. Chez les Lobi, il est rare qu'une fille se marie vierge.

[3] Les hommes tentent toujours de “dɛb la part du dìthíl” (fétiche du village). Cette plaisanterie signifie que l'on prend la part du fétiche du village avant que la fille n'aille se marier ailleurs.


 

Le bouc et l'hyène dans la même maisonpar Kambou Hédiène

Boukir[1] le bouc, père de famille, décida un jour de se construire une nouvelle maison. Il choisit donc un lieu propice et commença à creuser le sol pour faire du banco. Le premier jour, il fit un tas de terre et rentra chez lui, dans son ancienne maison.

Sidoumou l’hyène, qui l’avait vu faire, alla elle aussi creuser le sol sur le chantier du bouc, agrandit le tas de terre puis rentra chez elle. Le lendemain, quand le bouc revint pour continuer les travaux, il constata que le travail avait avancé tout seul. Il ne comprit pas, mais continua à faire grossir le tas de terre et rentra chez lui. Comme la veille, l’hyène revint sur le chantier et le fit de même. Quand le tas fut assez grand, le bouc amena sa famille et ses amis afin de l’aider à transporter de l’eau pour faire le banco. Ils firent plusieurs tas et projetèrent de construire le premier mur le surlendemain. Après le bouc, l’hyène et ses amis vinrent pétrir le reste de la terre et préparer leur banco. Le jour suivant, le bouc et ses maçons réalisèrent les fondations et montèrent les premiers murs. Après eux, l’hyène vint avec ses ouvriers et fit sa propre fondation collée à celle du bouc. Ensemble, ils montèrent aussi les premiers murs.

Chaque jour, les uns et les autres venaient faire avancer leurs travaux, mais sans jamais se croiser. Le chantier avança ainsi jusqu’à ce que la maison fût prête à y accueillir ses hôtes. L’habitation était ouverte de deux portes afin d’y loger deux familles. Quand les chambres et les terrasses furent damées[2], le bouc déménagea avec sa famille. Le soir du même jour, l’hyène en fit autant. C’est seulement à ce moment que le bouc découvrit que son voisin était l’hyène, sa grande ennemie, mais il se garda de toute manifestation.

En fin de soirée, l'hyène, après avoir installé sa famille, alla dans la cour du bouc et dit :

— Ami bouc, c'est donc toi qui me fais concurrence ? Alors, soyons bons voisins. Chaque fois que l'un de nous rapportera un butin de la chasse, partageons-le !

L'hyène, sachant bien que le bouc ne chassait pas mais se nourrissait de feuilles et d'herbe, avait visiblement voulu le provoquer. Le bouc, malgré cela, accepta.

Quelques jours plus tard, l’hyène partit à la chasse et revint avec une chèvre. Elle la donna à l’un de ses enfants nommé Sikonlankpè (Nous-ne-pouvons-vivre-ensemble) et lui dit :

— Sikonlankpè, va remettre ce gibier au bouc, qu'il le dépouille et nous partagerons la viande.

L'enfant obéit à son père. Le bouc accepta la chèvre morte mais la dépouilla en pleurant. Après avoir terminé, il renvoya toute la viande à l'hyène qui se régala avec sa famille. Et chaque fois, l'hyène agissait ainsi. Alors le bouc, n'acceptant plus une telle situation, décida de trouver un moyen de se débarrasser de l'hyène. Il prit cinq cauris et alla trouver le devin qui n'était autre qu'Osombou, la petite fourmi. Il lui dit :

— Devin-fourmi, je suis venu te consulter car ça ne va pas.

Après quelques questions posées à ses fétiches, Osombou annonça au bouc :

— Mes fétiches te conseillent d'aller trouver Toulan le caméléon et de lui demander une potion pour te défendre et te venger, car ton voisin, que je ne connais pas, veut t'expulser de chez toi. Le bouc, sans plus attendre, alla trouver le caméléon. Celui-ci l'initia à son fétiche de guerre[3] et lui donna une potion noire en lui recommandant ceci :

— Voici une potion noire. Tu la frotteras sur ton anus. Lorsque tu voudras abattre ton ennemi, il te suffira de lui tourner le dos et quand il regardera ton anus, il tombera raide mort.

Le bouc, qui n'attendait que cela, rentra chez lui satisfait. Le chasse, car c'est toujours moi qui y vais ! Mon ami Boukir, c'est ton tour maintenant de partir à la chasse, car c'est toujours moi qui y vais !

Le bouc accepta et partit dès le lendemain. Il épargna tous les animaux qu'il rencontra car il cherchait une hyène. Il en rencontra finalement une qui errait et l'appela :

- Hé toi, là-bas, regarde par ici !

Quand l'hyène le regarda, le bouc tourna son derrière et souleva sa queue. Lorsque sa proie vit son anus noirci par la potion, elle tomba raide morte. Alors le bouc chargea son cadavre et l'apporta à la maison. Le soir, il le donna à l'un de ses enfants qui s'appelait Sitchielkan (Attendons-pour-voir) et lui dit :

— Sitchielkan, va remettre ce gibier à notre voisine l'hyène afin qu'elle le dépouille et le partage.

L'enfant du bouc apporta le cadavre de l'hyène à leur voisine et lui déclara :

— Mon père m'envoie te remettre ce gibier pour que tu le dépouilles.

Maison lobi avec ses murs montés par couches successives de banco. © P. Kersalé 1999-2024.
Maison lobi avec ses murs montés par couches successives de banco. © P. Kersalé 1999-2024.

 

Surprise, l'hyène trembla. Elle se demandait comment le bouc avait pu abattre une hyène. Elle fut donc obligée de dépouiller sa semblable. Après l'avoir dépecée, elle rapporta le tout au bouc et refusa d'en manger. Le bouc et sa famille se régalèrent. Le lendemain, le bouc repartit à la chasse. Cette fois, il chercha le chef des hyènes, le plus puissant et le plus respecté parmi leurs congénères. Quand il l'aperçut, il l'interpella :

— Hé l'hyène ! veux-tu me regarder ?

Quand celle-ci se retourna pour voir le bouc, ce dernier lui montra son postérieur et souleva sa queue. Alors le chef des hyènes regarda l'anus noirci par la potion et tomba raide mort. Ainsi, le bouc rapporta-t-il chez lui la dépouille du chef des hyènes. Dans la soirée, le bouc donna le cadavre à un autre de ses fils qui s'appelait Boniénankiénan (Un-va-s'en-aller) en lui recommandant de remettre ce gibier à l'hyène pour qu'elle le dépouille et le partage. Quand l'hyène vit le cadavre, elle n'en croyait pas ses yeux et commença à se sentir franchement mal à l'aise. Toute tremblante, elle prépara bon gré mal gré sa semblable et la remit au bouc qui se régala avec sa famille. Comme l'hyène ne savait que faire, elle décida d'élucider le mystère. Le lendemain, lorsque que le bouc partit à la chasse, elle le suivit en cachette. Quand Boukir rencontra une hyène, il l'interpella :

— Hé l'hyène, regarde un peu par ici !

Le bouc fit comme à son habitude et sa victime trépassa. Il la chargea alors sur sa tête et rentra à la maison. Sa voisine, l'hyène, qui avait suivi la scène de sa cachette, tremblait de tous ses membres et rentra elle aussi à la maison. A peine arrivée, elle appela sa femme et ses enfants et leur dit :

— Bon, rien ne va plus, plions bagage et repartons dans notre ancienne maison, le bouc est trop dangereux, il tue avec son derrière. Il suffit de regarder son anus et on meurt sur place. Faites vite avant qu'il ne vienne nous trouver.

Alors toute la famille se mit à ranger ses affaires. Quant au bouc, il donna de nouveau la dépouille à son fils Bonyenankienan pour la remettre à l'hyène. Quand l'enfant entra dans la cour de l'hyène, il trouva la concession vide. Il revint avec le gibier et en rendit compte à son père. Le bouc sortit pour voir si c'était vrai et constata que son fils avait dit la vérité. Il regarda à l'horizon et vit l'hyène et sa famille en train de fuir. Il courut après eux et appela l'hyène. Quand celle-ci entendit l'appel, elle ne se retourna pas mais lui répondit tout en courant derrière sa famille :

— Non, ne m'appelle pas, je te connais bien. Je ne te regarderai jamais car ton anus est dangereux. Je suis en accord avec le nom de ton fils “Un-va-s'en-aller”. Alors je m'en vais. Ne m'appelle plus !

Ainsi, l'hyène, qui avait l'intention de décourager le bouc afin qu'il lui laissât la maison, fut elle-même découragée.

_____________

[1] Le nom des animaux et des enfants sont en langue birifor car ce conte, comme de nombreux autres, est commun aux ethnies lobi et birifor. 

[2] Le banco de la terrasse est mélangé de bouses de vache et damé très longtemps afin d'obtenir une parfaite étanchéité. Le damage est le travail des femmes qui chantent des chants de circonstance.

[3] kuu-khɩɛl-thɩ́l.

 

Chant de damage

Interprètes : Villageois de Vourbira. Lieu : Burkina Faso, vill. de Vourbira.

Durée : 03:45. © Patrick Kersalé 1999-2024.


 

L’hyène et le petit boucpar Kambou Hédiène

Un jour, une hyène très affamée errait dans la savane en quête de nourriture. Par chance, elle trouva sur son chemin le cadavre d’un buffle blessé par un chasseur. Elle en fit le tour pour s’assurer que l’animal était bien mort, ricana et le dévora afin de satisfaire sa fringale. Rassasiée, elle partit se coucher non loin de là. Puis, vers les dernières heures de la nuit, elle s’en retourna se repaître. Lorsque pointèrent les premières lueurs du jour, elle se dépêcha de rejoindre sa tanière. Chemin faisant, elle croisa le petit bouc qui gambadait joyeusement pour aller brouter, ayant déjà ruminé le peu d’herbe emmagasiné dans sa panse. Le pauvre animal trembla de tous ses membres, alors l’hyène, ricanant très fort, lui dit :

— Voilà, mon petit ami, je vais te donner une chance, mais si toutefois tu échoues, ce sera tant pis pour toi.

Elle poursuivit :

— Donne-moi trois vérités. Si tu réponds sans te tromper, je te laisserai la vie sauve.

Le pauvre bouc, voyant que l’hyène était déjà rassasiée, prit son temps pour réfléchir et dit :

— Si j’avais su que tu suivais ce sentier, je ne l’aurais pas emprunté.

— Si tu n’avais pas été rassasiée, tu n’aurais pas perdu pas ton temps à jouer avec moi et tu m’aurais dévoré depuis longtemps.

L’hyène rigola très fort et ordonna au bouc de dire la troisième vérité. Le bouc s’empressa :

— Si je raconte à la maison que je t’ai croisée et que tu m’as laissé la vie sauve, personne ne me croira.

L’hyène rit de plus belle et dit au bouc :

— Ce sont vraiment là trois vérités. Continue donc ton chemin et à la prochaine fois !

Alors, le petit bouc n’en demanda pas plus et disparut, tout étonné par cet étrange événement.



Chantefables

Yéri, l’épouse de Pu et Belkour le bergerpar Da Pinyala

Un jour, une femme enceinte se rendit au marigot pour y puiser de l’eau. Quand elle eut terminé de remplir son canari, elle s’adressa au génie du lieu en ces termes :

— Pu, aide-moi à charger mon canari d’eau. Si je donne naissance à une fille, elle sera ton épouse et si c’est un garçon, il sera ton ami.

Comme par enchantement, le canari d’eau se souleva et se posa sur la tête de la femme qui repartit chez elle. Quelques mois plus tard, elle accoucha d’une fille qui s’appelait Yéri[1]. Quand elle eut atteint l’âge de dix ans, sa mère lui interdit de se rendre au marigot et, à chaque instant, elle la surveillait afin qu’elle ne s’y aventurât pas.

Un jour où la mère de Yéri s’en était allée au marché, elle avait donné à sa fille une grosse calebasse pleine de mil à écraser pour l’occuper. Mais les camarades de Yéri arrivèrent en groupe et lui demandèrent de les accompagner au marigot pour s’y baigner. Elle répondit :

— Ma mère m’a interdit d’aller au marigot et m’a donné du mil à écraser, je n’ai pas le temps.

Alors, ses camarades se partagèrent le mil et, en un clin d’œil, l’écrasèrent. Yéri, embarrassée, continua :

— Ma mère m’a aussi demandé d’aller lui chercher du bois de chauffe dans la brousse.

Les camarades de Yéri partirent aussitôt en brousse et l’aidèrent à ramasser plusieurs fagots de bois. Yéri, pour se débarrasser d’elles, leur dit :

— Ma mère m'a également demandé de laver les ustensiles de cuisine et de balayer la cour.

De nouveau, ses camarades l'aidèrent et achevèrent toutes les tâches assignées. Finalement, ne sachant que faire, Yéri se décida à les accompagner. Ainsi, elles partirent ensemble au marigot. Arrivées là, elles se débarrassèrent de leur parure de reins[2], les placèrent chacune dans un endroit, puis se jetèrent à l'eau. Elles nagèrent et jouèrent joyeusement. Quand elles eurent bien joué, elles sortirent une à une pour reprendre leur parure, mais elles avaient toutes disparu et aucune d'entre elles ne la retrouva. Elles comprirent alors que Pu, le génie du marigot, les avait dérobées. Tour à tour, elles allèrent à l'endroit où elles les avaient laissées et entonnèrent ce petit chant :

 

Marigot, marigot, marigot,

Donne-moi ma parure ;

Si je viens m’asseoir,

Je vais la prendre aussitôt.

 

Et la parure réapparaissait comme par magie. Ainsi, toutes les jeunes filles chantèrent et retrouvèrent leur bien, excepté Yéri qui comprit qu'il y avait anguille sous roche[3]. Elle fut la dernière à sortir et à chanter. Toute tremblante, elle entonna :

 

Marigot, marigot, marigot,

Donne-moi ma parure ;

Si je viens m’asseoir,

Je vais la prendre aussitôt.

 

À peine eut-elle prononcé le dernier mot que Pu, le génie invisible, l’empoigna et l’entraîna au fond des eaux. Ses camarades, effrayées, attendirent quelques instants, pensant voir leur amie remonter à la surface, mais rien de tel ne se produisit. Quand elles comprirent que Yéri ne réapparaîtrait plus, elles se dirigèrent vers le village. Elles avaient tellement peur qu’aucune n’osait aller annoncer la nouvelle à sa mère. Le soir, quand celle-ci rentra du marché, elle ne trouva pas sa fille. Elle constata que tous les travaux avaient bien été effectués bien que Yéri soit absente. Elle appela partout, mais personne ne lui répondit. Elle s’apprêtait à aller s’informer chez les filles du voisinage, quand la mère d’une camarade, bavarde, arriva. Elle raconta aux parents de Yéri, ce que lui avait narré sa fille en ces termes :

— Voisine, ma fillette vient de me raconter une incroyable et effrayante histoire. Elle prétend que nos filles étaient parties nager au marigot en déposant leur parure sur sa rive et quand elles voulurent repartir, elles avaient toutes disparues. Elles ont dû les demander à Pu, le génie du marigot, en chantant. Quand ce fut le tour de Yéri, quelque chose d’invisible l’avait entraînée au fond des eaux.

Alors, la mère de Yéri frappa dans ses mains en pleurant.

Les années passèrent.

 

Chaud, chaud, chaud

Si tu vas à la maison

Dis à ma mère que je la salue

Dis à mon père que je le salue

Dis à la coépouse de ma mère que je la salue

Dis à toutes mes camarades que je les salue.

 

Alors, Belkour le berger se retourna et vit une femme qui aussitôt disparut. Arrivé au village, il oublia la commission que Yéri lui avait confiée.

Le soir, au moment où la nuit allait tomber, le gros bélier de Belkour se mit à bêler en chantant :

 

Bê bê bê bêê

Bê bê bê bêê

Bê bê bê bêê.

 

À chaque instant, le bélier chantait et les gens se demandaient pourquoi ces bêlements si bizarres. Quand Belkour l’écouta, il se rappela la commission de Yéri et alla immédiatement transmettre le message à ses parents. Cependant, sa mère ne crut pas le berger, disant qu’il jouait la comédie. En revanche, la coépouse le crut. Elle lui demanda d’accepter qu’il l’accompagnât au pâturage dès le lendemain. Belkour accepta.

Le lendemain, la coépouse alla trouver le berger qui l’amena avec lui en brousse jusqu’au pâturage. Elle se dissimula dans un buisson pendant que le berger coupait une souche d’arbre. Quand Yéri entendit le bruit de la hache, elle apparut et se mit à chanter :

 

Belkour, ô Belkour

Chaud, chaud, chaud

Si tu vas à la maison

Dis à ma mère que je la salue

Dis à mon père que je le salue

Dis à la coépouse de ma mère que je la salue

Dis à toutes mes camarades que je les salue.

 

Quand Yéri prononça la phrase « dis à la coépouse de ma mère que je la salue », la marâtre sortit du buisson, prit Yéri dans ses bras, le serra fortement et dit :

— Ah Yéri, tu es donc vivante !

Yéri répondit :

— Oui chère marâtre, je vis !

Elles se racontèrent alors beaucoup de choses, puis Yéri déclara :

— Je vais t’amener dans la maison de mon mari, elle se trouve au fond du marigot. Quand je vais plonger avec toi au fond des eaux, ne dis rien. Surtout, ne dit jamais que « hiiiin » l’eau est froide ! Quand nous entrerons dans la maison, tu verras des petits boas. Ne dis pas que ce sont des serpents, laisse-les monter sur toi. De même, quand je te présenterai mon mari, ne prends pas peur et ne dis pas que c’est un monstre, au contraire, félicite-le, parle-lui de sa beauté et de sa majesté.

Après ces avertissements, Yéri entraîna sa marâtre au fond des eaux et toutes deux disparurent. La femme ne fut pas effrayée et ne se plaignit de rien. Elles arrivèrent finalement dans la demeure du mari qui était extrêmement riche. Il avait des centaines de bœufs, de moutons, de chèvres, des poules et des pintades ; il possédait toutes sortes de céréales : du mil, du maïs, du riz, mais aussi des ignames, de tout…

Quand Yéri amena sa marâtre dans la chambre, de petits boas accoururent, se frottèrent contre les pieds des deux femmes et se faufilèrent entre leurs jambes. La coépouse n’en fut pas effrayée, au contraire, elle dit que les enfants étaient beaux. Yéri l’emmena ensuite dans la pièce où son fameux mari se tenait toujours couché. C’était un énorme boa qui s’enroulait en dix étages sur lui-même et passait sa tête sur le dernier rouleau.

La marâtre s’exclama :

— C’est vrai, Yéri, ton mari est très beau. Il est lisse et très majestueux. Ah, quel beau mari tu as !

Le monstre, très flatté, se tortilla en faisant un bruit de gorge. Les deux femmes ressortirent. Cette nuit-là, Yéri prépara un bon et copieux repas pour sa marâtre qui resta finalement pendant trois jours. Le quatrième jour, elle demanda congé. Alors Yéri entra dans la chambre de son mari pour l’informer de son départ. Elle dit au monstre en chantant :

 

Ganhini[4], ô Ganhini, Homme-roi[5], hum hum (bis)

La coépouse de ma mère, qui hier est venue ici, souhaite repartir chez elle.

Que vais-je tuer pour elle, un coq ou une pintade ?

 

Comme le monstre avait été flatté par la marâtre, il en était très fier et répondit à sa femme :

— Sors et tue un mouton, une chèvre et quatre pintades. Pile du mil et du maïs, ajoute du riz et mets tout cela dans un grand panier. Prépare-lui un bon repas et offre-lui le tout. Qu’elle fasse bonne route.

Yéri sortit et fit tuer les deux gros animaux, dont on sécha la viande, et on immola les volailles. Elle prépara un copieux repas qu’elle partagea avec sa marâtre. Elle mit la farine, la viande et le riz dans un grand panier et lui offrit le tout. Ensuite, comme de coutume, elle se saisit du panier plein de vivres et l’accompagna un moment. Puis, à quelque distance, elle s’arrêta et lui remit le panier en lui faisant ces recommandations :

— Voilà, je vais te laisser ici. Salue tout le monde. En poursuivant ta route, tu trouveras plus loin deux chemins. Choisis le plus rugueux et le plus caillouteux. N’emprunte jamais le chemin lisse.

La marâtre écouta attentivement et fit exactement ce qui lui avait été recommandé : elle marcha, et quand elle vit les deux chemins, elle emprunta le plus rocailleux. Ainsi, elle arriva saine et sauve chez elle.

Après avoir affirmé à tout le monde qu’elle avait vu Yéri, la preuve en étant le grand panier plein de vivres, elle donna de ses nouvelles mais se garda bien de décrire son mari.

Le lendemain de son arrivée dans la famille, après avoir montré les vivres qu’elle avait apportés à son mari, elle prit un tesson de calebasse et le remplit de farine de mil. Puis elle en prit un second et le remplit de quelques poignées de riz. Elle prit la moitié d’une pintade séchée plus un morceau de viande. Elle entra ensuite chez sa coépouse, la mère de Yéri, pour les lui donner. Mais quand celle-ci réalisa la quantité de vivres rapportés par sa rivale et ce qui lui revenait, elle n’en revint pas et s’exclama :

— Sale méchante, tu es une ingrate ! Ma propre fille t’a donné tout ce lot de nourritures et c’est tout ce que tu me donnes ! Sors avec tes vivres. Moi aussi, je partirai chez Yéri !

Ainsi, le lendemain matin de bonne heure, elle alla demander à Belkour le berger de l’accompagner au pâturage. Celui-ci accepta et, ensemble, ils partirent. Une fois que Belkour eut trouvé un endroit herbeux pour son troupeau, il indiqua à la mère de Yéri l’endroit où sa rivale s’était cachée et alla couper la souche d’arbre. Quand la fille entendit le bruit de la hache, elle apparut près de Belkour et entonna son chant :

 

Belkour, ô Belkour

Chaud, chaud, chaud

Si tu vas à la maison

Dis à ma mère que je la salue

Dis à mon père que je le salue

Dis à la coépouse de ma mère que la salue

Dis à toutes mes camarades que je les salue.

 

Mais avant que Yéri ne terminât sa chanson, sa mère, impatiente, bondit de sa cachette, la prit par la main :

— Oh ma pauvre fille, tu es donc vraiment vivante ! Oh ma Yéri !

 

Elles s’étreignirent ainsi un bon moment puis Yéri avertit sa mère :

Balafon de funérailles à quatorze lames avec résonateurs en calebasses. © P. Kersalé 1999-2024.
Balafon de funérailles à quatorze lames avec résonateurs en calebasses. © P. Kersalé 1999-2024.

 

 

— Ô mère, je sais que tu es têtue, mais tu vas devoir exécuter sans erreur tout ce que je vais te dire. Voilà. Je vais t’amener dans la demeure de mon mari. Quand nous entrerons dans l’eau, ne t’effraie pas et ne dis jamais que l’eau est froide. Quand nous arriverons dans la cour, si de petits boas se frottent contre tes pieds, n’aie pas peur et ne dis rien. Quand je te présenterai à mon mari, ne crie pas, ne l’insulte pas ; au contraire, félicite-le, admire-le et flatte-le. Après ces paroles, Yéri insista auprès de sa mère pour qu’elle soit sage. Elles entrèrent ensuite dans l’eau du marigot et, ensemble, plongèrent. Une fois au fond des eaux, la mère tressaillit :

— Quelle eau froide !

Elles se retrouvèrent dans la cour d’une grande et belle maison. Là, les enfants de Yéri, les petits boas, accoururent et se mirent à escalader les pieds des deux femmes. La mère de Yéri retint à peine ses cris et trembla :

— Yéri, as-tu donc enfanté des serpents ?

Yéri la supplia de ne rien dire, surtout devant son époux. Comme celle-ci n’avait ni le courage de sa fille, ni celui de sa coépouse, elle ne supporta rien. Quand Yéri l’amena dans la chambre de son majestueux mari, elle eut le souffle coupé. Elle étouffa ses cris dans ses mains et chuchota :

— Oh, un monstre qui avale ma fille ! Oh Yéri, comment supportes-tu ce boa ! Oh, ma tête tourne !

Puis elle se sauva de la chambre pour gagner celle de sa fille et s’assit. Quand ses petits-enfants vinrent à monter sur ses pieds, elle les balança en criant :

— Sales petits serpents, allez-vous-en !

Après une seule journée de séjour, elle demanda à rentrer chez elle. Alors, Yéri, très mécontente, alla informer Ganhini son époux. Elle s’adressa à lui en chantant :

 

Ganhini, ô Ganhini, Homme-roi, hum hum (bis)

Ma mère, qui hier est venue ici, souhaite repartir chez elle.

Que vais-je tuer pour elle, un coq ou une pintade ?

 

Alors le monstre se gonfla de colère et vociféra ces paroles :

— Sors, tue la pintade à patte cassée pour lui préparer un repas. Après, tue un poulet que tu sécheras, ajoute une calebasse de farine et de riz et remets le tout à ta mère !

Yéri ressortit de chez son mari en pleurant et dit à sa mère :

— Vois-tu comment tu t’es comportée. Mon mari est fâché contre toi. Contrairement à ce qu’il a donné à ta rivale, toi, tu n’as droit qu’à un poulet et une calebasse de farine et de riz.

Yéri prépara le repas en pleurant. Après que sa mère eut terminé de manger, elle rangea les maigres vivres dans un petit panier et l’accompagna. Au moment de la laisser, elle lui donna ces derniers conseils :

— Mère, cette fois, sois sage afin que tu puisses arriver en bonne santé. En chemin, lorsque tu rencontras deux routes, suis celle qui est rugueuse et accidentée, n’emprunte jamais celle qui est lisse.

La mère de Yéri prit des mains de sa fille le petit panier avec colère et continua son chemin. Quand elle se trouva devant les deux routes, elle se dit : « Ce monstre m’a mal reçu et m’a intimidé, pourquoi devrais-je suivre cette vilaine route pour me fatiguer de surcroît ? »

Et elle emprunta la route lisse. À mi-chemin, elle fut mordue par un serpent. Quand elle arriva au village, elle était malade et quatre jours plus tard, elle mourut. On célébra les “funérailles chaudes”[6] mais il fallait quelqu’un pour aller informer Yéri. Aussi appela-t-on tous les oiseaux pour choisir le meilleur chanteur. Chacun chanta à tour de rôle. La tourterelle chanta :

 

Koul koulou, koul koulou.

 

On la chassa. Le corbeau chanta :

 

Coa coa coa.

 

On le chassa. Enfin le rossignol[7] vint chanter :

 

Yéri Yéri, tol tol, (bis)

Ta mère qui hier était venue ici,

En rentrant s’est fait piquer par un serpent et elle est morte.

Le balafon[8] résonne, min min min min,

Le tambour résonne, koulon kou koulon kou,

La houe résonne, kpin kpin kpin,

Tol tol, Yéri as-tu entendu ou n’as-tu pas entendu ?

 

Tout le monde l’acclama et décida que ce serait lui qui irait informer Yéri. L’oiseau s’envola vers sa demeure. Quand il arriva, il trouva Yéri en train de piler du mil. Il se posa sur un arbre près d’elle et entonna le chant. Quand il eut terminé, Yéri le renvoya en lui jetant le pilon et en disant :

— Va t’en sale oiseau !

L’oiseau s’envola puis revint aussitôt se poser sur la même branche et chanta de nouveau :

 

Yéri Yéri, tol tol, (bis)

Ta mère qui hier était venue ici,

En rentrant s’est fait piquer par un serpent et elle est morte.

Le balafon résonne, min min min min,

Le tambour résonne, koulon kou koulon kou,

La houe résonne, kpin kpin kpin,

Tol tol, Yéri as-tu entendu ou n’as-tu pas entendu ?

 

Alors, cette fois-ci, Yéri qui avait bien écouté, comprit. Elle jeta son pilon et cria en frappant dans ses mains. Elle alla tout de suite demander à son mari la permission de partir. Elle chanta :

 

Ganhini, ô Ganhini, Homme-roi, hum hum (bis)

Ma mère qui hier est venue ici, hum hum

C’est elle qui est rentrée, hum hum

Et un serpent la piquée et tuée, hum hum

Est-ce que je peux partir ou est-ce que je ne peux pas partir ?

 

Alors le monstre marmonna au fond de sa gorge :

— Oui, pars et dis-leur que je viendrai aux funérailles.

Yéri s’en alla en criant et en courant. Quelques-uns de ses petits enfants-serpents la suivirent. Quand elle arriva aux funérailles, les gens qui virent courir les petits boas derrière elle, lui crièrent :

— Yéri, Yéri, des serpents vont te mordre !

Yéri répondit :

— Ce sont les enfants de mon mari, ils ne me mordront pas !

Quand elle arriva, elle informa les gens que son mari arriverait plus tard aux funérailles. Alors on se pressa de trouver un moyen de l’éliminer quand il serait sur les lieux. On creusa un grand trou très profond. On planta à l’intérieur des piquets bien pointus puis on fit bouillir des jarres d’eau. Sur le grand trou on étala une natte toute neuve sur laquelle on posa un tabouret[9] lui aussi tout neuf. Dans l’après-midi, on vit venir un tourbillon du côté où était arrivée Yéri. Celle-ci s’écria :

— C’est lui qui arrive, c’est mon mari qui arrive !

Quand le tourbillon arriva sur les lieux, on lui indiqua sa place. Il cessa alors de tourbillonner et l’on vit l’énorme boa qui s’enroula autour du grand tabouret. Brusquement la natte céda et le boa fut précipité dans le grand trou. On se dépêcha d’y déverser l’eau bouillante, d’y jeter de gros cailloux puis on le combla avec de la terre. Ainsi, le monstre fut éliminé.

On fêta gaiement les funérailles, on inhuma la mère de Yéri puis on l’oublia. Les petits serpents disparurent. Quelques années plus tard, un petit baobab poussa sur le trou dans lequel le monstre avait péri. L’arbre grandit rapidement.

Un jour, une femme qui avait des enfants, alla cueillir les feuilles de cet arbre et les utilisa pour faire de la sauce[[10]. Elle, son mari et ses enfants en mangèrent. Quelques instants après, un enfant s’arrêta devant sa mère et dit en chantant :

 

Mère, mère, je vais éclater. (bis)

 

La mère répondit :

 

Mon enfant, mon enfant, éclate donc,

Moi qui suis là, je ne pourrai pas t’empêcher d’éclater,

Éclate donc.

 

Et le ventre de l’enfant éclata. Tous les enfants passèrent devant leur mère, chantèrent la même chanson et éclatèrent. La femme, à son tour, passa devant son mari et chanta :

 

Mon mari, mon mari, je vais éclater. (bis)

 

Le mari répondit :

 

Ma femme, ma femme, éclate donc,

Moi qui suis là, je ne pourrai pas t’empêcher d’éclater,

Éclate donc.

 

Et le ventre de la femme éclata. Quand le tour du mari arriva, il s’adressa à la maison :

 

Maison, maison, je vais éclater. (bis)

 

La maison répondit :

 

Homme, homme, éclate donc,

Moi qui suis là, je ne pourrai pas t’empêcher d’éclater

Éclate donc.

 

Et le ventre du chef de famille éclata.

 

Ainsi tout le monde mourut et, à son tour, la maison s’écroula sur eux.

________________

[1] Y'èri, nom de la première fille d'une femme.

[2] wiɛ̀ : parure de reins en paille fine tressée à laquelle est attaché un bouquet de feuilles servant de cache-sexe (tɩ̃pɩ).

[3] Expression lobi équivalente à “il y a anguille sous roche” : “il y a une parole”.

[4] Autre nom de Pu, le riche génie du marigot.

[5] nũ̀fé kuùn en lobiri.

[6] be-phʋᴐ : partie des cérémonies funéraires célébrée dès le constat du décès.

[7] gorõsi.

[8] y'olõ ou y'elẽ en lobiri. Xylophone sur cadre à quatorze lames comportant un résonateur en calebasse sous chaque lame. Cet instrument est répandu en pays lobi. Il est joué lors des funérailles avec accompagnement du tambour cylindrique à deux peaux tendues, bɔ̃bɔ̃ᴐ, et de la houe que l'on frappe avec un morceau de métal.

[9] Tabouret à trois pieds pour les hommes, quatre pieds pour les femmes. Dans ce type d'occasion, on peut utiliser un tabouret ordinaire, mais c'est une marque honorifique d'offrir un tabouret neuf puisque le mari de Yéri est roi.

[10] La sauce de feuilles de baobab accompagne couramment le to.


Chant de meule

Interprète : Torisourèra Da. Lieu : Burkina Faso, vill. de Vourbira.

Durée : 04:45. © Patrick Kersalé 1999-2022.


 

Khersi la sorcière et Sié le bergerpar Hien Inansane

Il était une fois, un homme qui possédait un grand troupeau de bœufs et de moutons. Un jour, il le confia à Sié, son fils, qui devint de ce fait berger, tandis que ses frères allaient aux champs avec lui. Chaque jour, Sié amenait son troupeau non loin du village, là où l’herbe était pauvre. Alors son père se fâcha et l’envoya dans la brousse profonde. L’enfant partit, s’entêta et y resta jusqu’à la tombée de la nuit. Mais une grande pluie le surprit et il se pressa de ramener le troupeau au village. En chemin, il tomba sur une maison inconnue, sans porte, ni échelle[1] conduisant à la terrasse. Comme la pluie battait fort, il décida de s’y abriter avec son troupeau. Il s’adressa au gros bélier :

— Ô bélier de mon père, toi qui est capable de tant de prouesses, perce cette maison afin que nous nous y abritions !

Alors, le gros bélier bêla, recula, se mit à courir et donna un coup de cornes dans le mur qui s’ouvrit. Puis il recula de nouveau, donna une seconde escouade pour agrandir le trou et, dans l’élan, se retrouva à l’intérieur de la maison[5]. Il bêla de nouveau pour annoncer à Sié la fin de son travail. Ainsi, le petit berger put s’abriter en même temps que ses bœufs et ses moutons. Il ignorait cependant que cette demeure appartenait à une grosse femme au teint clair, une sorcière nommée Khersi[2].

Au cours de la nuit, celle-ci revint et vit le trou dans son mur. Dans la maison, flottait une odeur étrangère. Elle y pénétra et y découvrit Sié et son troupeau. Tout heureuse de trouver chez elle une telle proie, elle se ravisa, salua le garçon et lui demanda de ses nouvelles. Il expliqua qu’il s’était égaré avec son troupeau dans les pâturages et, surpris par la pluie, avait trouvé cette maison comme seul refuge. Khersi lui souhaita la bienvenue et lui offrit de quoi se restaurer. Au moment de dormir, elle lui donna une natte et lui désigna un endroit où s’étendre. Elle lui souhaita une bonne nuit et alla se coucher. Au moment où la sorcière commença à s’endormir, Sié se leva et alla s’allonger au milieu de son troupeau. Vers minuit, Khersi se réveilla et se dirigea silencieusement vers l’endroit où Sié avait préalablement étalé sa natte, pour l’assassiner par sorcellerie et le manger. Elle trouva la place vide. Elle commença alors à le chercher. Au moment où elle l’aperçut, le bélier, qui lui aussi était voyant et sorcier, se mit à bêler pour avertir son maître. La sorcière tenta à plusieurs reprises d’approcher mais, à chaque fois, le vigilant animal bêlait pour donner l’alerte. Au petit matin, sachant que Sié allait partir, elle se leva tôt et lui dit :

— Brave berger, tu dois être fatigué. Repose-toi pendant que je vais puiser de l’eau au marigot, à mon retour je te préparerai un repas avant ton départ.

Alors qu’elle s’apprêtait à partir au marigot, le gros bélier clairvoyant avait pris soin de remplacer le canari servant à transporter l’eau, par une passoire[3]. La sorcière, sans méfiance, s’en empara et partit au marigot. Elle la remplit mais, avant même d’avoir atteint le chemin de sa maison, celle-ci s’était vidée et elle retourna la remplir. Profitant de ses nombreuses tentatives, Sié avait fui vers son village avec le troupeau. Un oiseau de malheur, qui avait vu fuir le petit berger, vola en direction du marigot et y trouva Khersi en train de lutter avec sa passoire. Il se mit alors à chanter pour prévenir la sorcière, que Sié avait fui avec son troupeau. Il entonna cette chanson :

 

Khersi, Khersi,

Puise vite l’eau et rentre, car ta chance t’échappe à la maison.

Khersi, prends du banco[4], colle par-ci, colle par-là

Puise l’eau et pars, car ta chance t’échappe à la maison.

 

Aux premiers chants de l’oiseau, Khersi ne comprit pas et, à chaque fois qu’il chantait, elle lui lançait une poignée d’eau et de boue. Alors l’oiseau s’envolait mais revenait aussitôt pour reprendre son chant. Toutefois, intriguée par ce manège, elle écouta attentivement et comprit enfin. Elle prit des mottes d’argile, boucha tous les trous de sa passoire, la remplit d’eau et fila à la maison. Malheureusement, elle était vide et Sié était déjà loin avec son troupeau. Furieuse, elle déposa l’eau, se transforma en tourbillon et se mit à poursuivre le petit berger. Mais c’était sans compter sur la vigilance du puissant et clairvoyant taureau de Sié. L’animal, en se retournant, vit le tourbillon s’approcher. Il se mit à beugler pour avertir Sié qui fit volte-face. Il sortit alors un petit sifflet[6] de son sac en peau de chèvre et joua un chant à l’intention de Kalijmo, son gros taureau :

 

Kalijmo, Kalijmo,

Viens, viens, sinon c’est la vache noire qui va disparaître,

Viens, viens, sinon c’est la vache rouge qui va disparaître.

 

Lorsque Kalijmo comprit que Sié avait besoin de son aide, il se retourna contre le tourbillon et entra à l’intérieur. Il y vit Khersi et se mit à la piétiner à grands coups de sabots ; il la réduisit en poussière puis continua encore et encore, jusqu’à la faire disparaître complètement. Ne voyant plus aucun morceau de la sorcière, il s’arrêta et rejoignit le troupeau en courant. Malheureusement, Khersi s’était transformée en aiguille quand elle avait senti que le taureau était plus fort qu’elle.

Pendant ce temps, Sié était rentré au village. Son père, qui l’avait en vain cherché deux jours durant, se réjouit de le voir revenir avec le troupeau. L’enfant lui raconta sa mésaventure et l’homme se jura, dans son for intérieur, de ne plus jamais faire de reproche à son fils. Pendant ce temps, la vieille sorcière avait repris son apparence normale et s’était juré de se venger.

Trois années plus tard, quand Sié eut grandi, son père le remplaça à la tête du troupeau par un jeune frère et le berger devint cultivateur. Un après-midi, en revenant des champs, Sié et ses frères s’étaient couchés dans la salle principale de la maison pour s’y reposer, quand une très belle fille au teint clair se présenta. Elle portait une tige de mil en guise de canne pour marcher. Le père la reçut, lui donna de l’eau à boire et ils échangèrent des salutations. Puis l’homme s’enquit du but de sa visite. Tout le monde avait oublié l’histoire de Khersi, sauf Sié. La ravissante jeune fille était bel et bien la sorcière Khersi, déguisée. Elle raconta qu’elle venait d’un lointain village, qu’elle s’était perdue dans la brousse et ne pouvait retrouver son chemin. Cependant, personne n’avait jamais entendu parler du lieu dont elle citait le nom. Elle demanda au père de Sié de la garder comme esclave et lui suggéra de la donner comme épouse à l’un de ses fils. Sa beauté était telle que tous les frères voulaient l’épouser, à l’exception de Sié lui-même. Le père, embarrassé, ne savait à qui la donner. Il lui demanda alors lequel de ses fils elle voulait épouser. Elle enfonça sa canne en tige de mil dans le sol et dit :

— Celui qui plantera sa flèche dans cette tige sera mon mari.

Tous les frères se précipitèrent sur leur arc sauf Sié qui, méfiant, refusa de participer à l’épreuve. Tous les prétendants tirèrent en direction de la tige mais tous échouèrent. Alors la jeune fille demanda :

— Pourquoi le jeune homme couché dans la salle commune ne veut-il pas essayer lui aussi ?

Sié se leva, se saisit de son arc et d’une flèche. Avec tristesse, il tira sans ajuster le projectile mais celui-ci vint se planter au beau milieu de la tige plantée dans le sol. La jeune fille soupira et rit à belles dents en s’exclamant :

— Ah, c’est celui-ci que je vais épouser !

Le père se réjouit de cette nouvelle, mais Sié refusa d’épouser Khersi déguisée en belle jeune fille. Comme son père insistait, Sié accepta en exigeant qu’il lui achetât un chien mâle. Ainsi fut fait.

Le jeune homme dressa son nouveau compagnon à être obéissant et méchant. Il lui apprit à comprendre les messages sifflés à la bouche ou au sifflet. Quand Sié partait aux champs, le chien, devenu sorcier, restait à la maison pour surveiller la belle épouse de son maître. Chaque jour, celle-ci faisait la cuisine et le chien l’accompagnait lorsqu’elle partait au champ pour donner à manger à son mari. Ainsi, sous sa surveillance, la sorcière ne pouvait faire ce qu’elle voulait.

Un jour où toute la famille était sortie, affairée à diverses occupations, la femme de Sié en profita pour flatter le chien avec une alléchante nourriture et l’amena dans une chambre inhabitée de la maison. Elle y déposa les victuailles, laissa entrer l’animal et l’enferma en entassant de gros morceaux de bois devant la porte. Le chien étant enfin prisonnier, elle en profita pour monter sur la terrasse en marchant sur la tête[7], entra dans le grenier[8] et prit du mil. De même, elle redescendit sur la tête, se dirigea vers le mortier et utilisa ses pieds pour piler le mil. Elle rapporta les grains à l’intérieur de la maison en marchant sur la tête, le mil chargé sur ses pieds joints. Elle déposa les graines sur la meule dormante[9] et utilisa ses pieds pour les écraser, tout en conservant la tête sur le sol.

Archet avec arc en bois et flèches empoisonnées. © P. Kersalé 1999-2024.
Archet avec arc en bois et flèches empoisonnées. © P. Kersalé 1999-2024.

Après avoir terminé, elle marcha de nouveau sur la tête pour rapporter la farine dans la cuisine. Durant toute la cuisson du to et de la sauce, la belle femme de Sié utilisa ses jambes et ses pieds pour le tourner et sa tête pour se déplacer. Tandis qu’elle continuait sa préparation, elle plongea la main dans son vagin et en sortit une spatule de bois[10] pour brasser la pâte. Elle renouvela le même geste et en sortit un racloir[11] avec lequel elle gratta les miettes de to collées à l’intérieur de son canari.

Pendant ce temps, un grillon caché dans la toiture de la cuisine l’observait. Quand elle eut terminé, elle chargea le plat sur ses pieds joints et marcha sur la tête jusqu’au champ pour donner à manger à Sié. Le grillon, qui n’avait rien perdu de la scène, devança la femme afin d’avertir son mari. Il chanta :

 

Ô Sié ! Khersi est là.

Elle a utilisé ses pieds pour préparer.

De son vagin, elle a extrait un racloir pour gratter le to.

Khersi est là.

 

Sié comprit le chant du grillon et grimpa aussitôt sur un gros arbre situé au pied du marigot traversant son champ. Khersi, travestie en belle jeune fille, arriva jusqu’ici en marchant sur la tête. Sié l’observait en silence. Elle ne vit pas son mari. Pensant qu’il était parti en brousse afin de chercher des termites pour les poussins, elle se dirigea, sans le savoir, sous l’arbre dans lequel se cachait Sié. Elle déposa le repas à terre, se redressa sur ses pieds et commença à appeler :

— Oh Sié ! Sié, viens prendre de l’eau ! Oh Sié, viens prendre ton repas !

Sié ne répondit pas mais, du haut de sa cachette, cracha dans la calebasse contenant le repas. Sans lever la tête, Khersi crut qu’un oiseau avait déféqué et l’insulta :

— Oiseau aux petites fesses qui défèque sur le repas de Sié !

Khersi lança un nouvel appel et Sié cracha de nouveau dans le plat. Elle insulta de nouveau l’oiseau sans regarder en l’air. Pour la troisième fois, Sié cracha. Alors Khersi leva la tête, vit Sié perché sur l’arbre et comprit que son mari avait tout vu. Elle s’écria :

— Sié, espèce d’espion, tu te trouvais ici et je gaspillais ma belle voix !

Le mari ne répondit pas et elle continua :

— Descends vite pour prendre ton repas !

Sié ne bougea pas. Elle se mit en colère, plongea la main dans son vagin, en sortit une hache et commença à couper l’arbre jusqu’à ce qu’il fût prêt à tomber. Alors un crapaud sortit du marigot et lui dit :

— Brave femme, tu es bien fatiguée, laisse-moi t’aider un peu.

Sans se douter de quoi que ce soit, elle donna sa hache au crapaud qui disparut instantanément dans l’eau avec l’outil. Khersi plongea de nouveau la main dans son vagin pour en sortir une nouvelle hache et continua à couper l’arbre. Alors, Sié sortit un sifflet de son sac en peau de chèvre et se mit à en jouer pour appeler son chien que la sorcière avait enfermé dans la maison. Il siffla :

 

Chien mâle de mon père,

Khersi est là en train de m’ensorceler,

Kalijmo, ô Kalijmo, viens à mon secours,

Khersi est là en train de me tourmenter.

 

L’arbre était prêt à tomber quand une grenouille sortit de l’eau. Elle dit à Khersi :

— Ô belle femme claire, ne te fatigue pas, laisse-moi t’aider un peu.

Mais cette fois-ci, elle refusa de prêter la hache à la grenouille :

— Non, je ne te la donnerai pas, car un de tes frères m’a trompé tout à l’heure et a fui avec dans le marigot.

La grenouille répondit :

— Celui que tu as vu n’est pas mon frère, regarde-moi bien, j’ai la peau lisse tandis que lui a la peau rugueuse.

Alors la sorcière céda et remit sa hache à la grenouille. Celle-ci fit semblant d’abattre l’arbre et, en deux bonds, disparut dans l’eau avec l’outil. À chaque fois que le crapaud et la grenouille avaient disparu, la partie du tronc que la sorcière avait hachée, s’était mystérieusement rebouchée. Pour la troisième fois, elle plongea sa main dans son vagin, en sortit une nouvelle hache et se remit à l’ouvrage. Pendant ce temps, Sié continuait à appeler au secours son chien et son taureau. Du pâturage, le taureau avait entendu l’appel de son ancien maître. Le chien, lui aussi, avait entendu l’appel depuis sa prison. Dans un élan, ce dernier défonça la porte, éparpillant les gros morceaux de bois barrant l’issue. Il sortit, s’arrêta et écouta attentivement d’où venaient les sifflements. Il se mit à courir ventre à terre vers le champ. Kalijmo, le gros taureau, sortit lui aussi de son pâturage et courut en direction de Sié. Les deux animaux arrivèrent au même moment sous l’arbre où se trouvaient Sié et Khersi. Alors Sié, soulagé, donna ordre au chien et au taureau de tuer la sorcière. Ce dernier la chargea de ses cornes pointues et la brisa en mille morceaux, le chien la déchiqueta de ses dents acérées et, ensemble, ils la piétinèrent pour la réduire en poussière. Sié descendit enfin de l’arbre, renversa le repas qu’elle avait préparé, dans la calebasse ramassa la poussière de sorcière et rapporta le tout à son père. Il lui dit :

— Père, je ne voulais pas de cette femme et tu m’as obligé à l’épouser. Voici ta belle-fille.

Et il jeta la calebasse pleine de la poussière de Khersi la sorcière.

_______________

[1] Les Lobi habitent des maisons forteresses en banco à toit plat possédant un accès direct de l'intérieur vers la terrasse, à travers un puits de lumière traversé par une échelle constituée d'un tronc d'arbre dans lequel sont sculptées des marches.

[2] Littéralement “femme claire”.

[3] kpòlòni : passoire sphérique en terre cuite en forme de canari, servant à laver les graines de soumbala, condiment fait à partir des fruits du nèrè. 

[4] Pisé. Matériau de maçonnerie fait de terre argileuse comprimée mélangée à des cailloux et de la paille.

[5] gbɑ̀lɑ̃̀wᴐᴐ : la journée, pièce réservée aux hommes ; la nuit, elle sert de logement pour les bovins.

[6] Les Lobi utilisent différents types de sifflets avec lesquels ils simulent le langage parlé, leur permettant ainsi de communiquer sur des distances difficilement atteignables par la voix humaine.

[7] Exemple de comportement des sorcières dans l'imaginaire lobi.

[8] Les greniers en banco sont construits à l'intérieur de la maison et accessibles par une ouverture pratiquée dans la terrasse. L'intérieur des greniers est généralement subdivisé afin d'y stocker différentes sortes de vivres tels mil, sorgho, maïs…

[9] nɑɑ̃̀ : meule dormante constituée d'une pierre mère sur laquelle on écrase le mil avec une pierre fille (nàbɩri). Traditionnellement, chaque maison en possède au moins une. 

[10] tu : spatule de bois utilisée pour brasser le to.

[11] lɑ̃per : objet plat issu du fruit d'un arbre appelé (Pterocarpus erinaceus). On ouvre le fruit et on obtient deux capsules plates et flexibles servant à gratter la croûte du to collée à l'intérieur de la marmite après la cuisson.

 

Sifflet de communication phɑ̃kʋlɛ ou horotitilo

Interprètes : Filtonounté Etienne Da (soliste). Villageois (chœur).

Lieu : Burkna Faso, vill. de Vourbira. Durée : 00:50. © P. Kersalé 1999-2024.


 

L’hyène et la vieille fermièrepar Nufé Mamprité

Une vieille femme possédait une ferme remplie de chèvres. Elle y vivait seule et s’occupait de ses bêtes qui étaient sa seule richesse. Pendant l’hivernage, elle passait des cordes au cou de ses chèvres et allait chaque matin les attacher dans de bons pâturages, là où pousse de la bonne herbe, afin qu’elles n’aillent pas brouter le mil de ses voisins.

Un jour, elle se reposait devant l’entrée de sa maison après avoir attaché ses chèvres, quand arriva l’hyène tirant derrière elle un maigre bouc qu’elle avait volé dans le village voisin. Elle salua la vieille et lui dit :

— Chère vieille, puis-je mettre mon bouc parmi tes chèvres ? Je reviendrai le prendre ce soir, car je suis pressé et il me gêne.

Tard dans la soirée, l’hyène arriva, salua la vieille et lui réclama son bouc. Alors la femme lui expliqua qu’il avait cassé sa corde et avait disparu. L’hyène vociféra :

— Je ne veux rien savoir. Que mon bouc ait disparu ou pas, je veux mon bouc !

Alors la vieille femme lui dit d’en prendre un autre dans son troupeau. La gourmande hyène entra dans l’enclos, choisit le plus gros et l’emmena.

Deux jours plus tard, l’hyène revint trouver la vieille, la salua et déclara :

— Je viens chercher le bouc que je t’ai confié.

Alors la femme lui répondit :

— Pour ton maigre bouc, tu m’en as pris avant-hier un gros, aussi je ne te dois plus rien à présent !

Alors l’hyène se fâcha et la menaça de lui casser le cou si elle ne lui donnait pas une chèvre. Décontenancée, elle la laissa en prendre une dans l’enclos. Et ainsi de suite, l’hyène dévora toutes les chèvres de la vieille femme jusqu’à ce qu’il ne lui en restât plus qu’une seule.

Un jour, le lion passait par là. Il avait remarqué que la ferme de la vieille femme était vide. Il s’avança alors auprès d’elle et vit qu’elle pleurait. Il lui demanda pourquoi elle avait du chagrin. Elle lui expliqua toute l’histoire avec l’hyène. Le lion, furieux, apaisa la vieille femme et lui confia un plan pour attraper l’hyène :

— Il est certain qu’elle reviendra demain pour achever la dernière chèvre. Alors je vais prendre sa place ; mais auparavant, tu vas la tuer, la dépouiller afin que je puisse m’habiller avec sa peau. Ensuite, tu m’attacheras dans l’enclos, là où il fait le plus sombre. Quand l’hyène arrivera, tu lui diras d’emporter la dernière chèvre. Ensuite je me chargerai du reste.

La vieille femme fit exactement ce que le lion lui avait recommandé. Le matin de bonne heure, avant le lever du soleil, l’hyène arriva dans la ferme de la vieille en ricanant et, pour se moquer, lui lança :

— Je viens te réclamer le bouc que je t’avais confié !

La vieille femme lui répondit calmement :

— Va dans l’enclos et détache la dernière chèvre qui me reste.

Comme il ne faisait pas complètement jour, l’hyène ne put reconnaître le lion déguisé. Elle détacha l’animal, salua la vieille et partit toute joyeuse. Chemin faisant, tout en traînant sa proie, elle réfléchissait de quelle manière elle allait la manger. Une grande clarté baignait maintenant la nature. Lorsqu’elle se retourna pour contempler sa proie, elle découvrit que les yeux qui la regardaient n’étaient pas ceux d’une chèvre et comprit enfin qu’il s’agissait du lion. Elle continua sa route en tremblant quand elle croisa Soubour le lièvre. Elle l’interpella :

— Gbinbéré, Gbinbéré[1] ! Viens vite, je traîne une grosse chèvre ! Viens m’aider et nous allons partager la viande !

Le lièvre, sans méfiance, accourut et prit la corde qui attachait le lion. Ils avancèrent quelques instants ensemble puis l’hyène lança au lièvre :

— Continue, je reviens !

Elle détala alors dans la brousse et s’écria :

— Lâche-le, c’est un lion !

Le lièvre s’arrêta et regarda bien ce qu’il traînait. Il vit des yeux lumineux, rouges et menaçants. Quand le lièvre voulut lâcher la corde pour fuir, le lion rugit et lui s’écria :

— Gare à toi si tu me laisses. Amène-moi plutôt chez l’hyène !

Le lièvre s’empressa de conduire le lion dans la famille de l’hyène, mais ils arrivèrent avant la fuyarde. Il l’attacha et recommanda aux enfants de dire à leur père que la chèvre était attachée dans sa maison.

Le lièvre rentra indemne chez lui. Quant à l’hyène, elle ne revint que tard dans la soirée. Elle monta son balafon sur la terrasse et commença à jouer ce chant pour se moquer du lièvre :

 

Si on arrive chez Gbinbéré,

Min min min[2],

Tout le monde est mort.

Il a tellement déféqué,

Que ses excréments recouvrent sa tête.

 

Alors, quand le lièvre l’entendit, il demanda à ses enfants de lui apporter son balafon. Il joua lui aussi son chant :

 

C’est Kpierman qui dit que j’ai déféqué

Et que je suis couvert d’excréments jusqu’à la tête.

Avant, as-tu demandé à Herbé pour savoir,

Es-tu sûre que c’est Gbinbéré qui est couvert d’excréments ?

 

Quand le lièvre eut fini de jouer, l’hyène se recroquevilla sur elle-même, écouta bien et demanda à sa femme :

— Tu dis que mon ami Gbinbéré n’a rien apporté ici ?

Sa femme le lui confirma. C’est alors qu’un de ses enfants constata :

— Si père ! Gbinbéré a attaché une chèvre dans la maison. Quand vas-tu la tuer, père ?

Alors, les excréments de l’hyène vinrent frapper son anus. Elle se leva et entra pour vérifier, suivie de sa femme et ses enfants. À ce moment, le lion leur barra la retraite et s’adressa à l’hyène :

— Rembourse tout de suite les chèvres de la vieille femme !

Alors les enfants se collèrent aux poutres intérieures de la terrasse pour échapper aux griffes du lion qui était en train de casser le cou de l’hyène. Il les écrasa tous un par un et rapporta à la vieille femme tout ce que l’hyène avait comme biens.

___________

[1] L'hyène et le lièvre se sont réciproquement donné un surnom. L'hyène appelle le lièvre Yʋgbɩ̃pɩrɩ̃ (grosse tête) et le lièvre nomme l'hyène Kpɩɛr-mɑ̃ɑ (pensée ancienne).

[2] Onomatopée imitant le son du balafon.



Contes (texte & audio)

Les deux textes suivants (un conte et une chantefable) sont disponibles avec l'audio original en langue lobiri. Les textes sont traduits au plus près de l'original selon un style moins littéraire.

 

Le boubou magique du caméléonpar Da Pinyala

Conteur : Biwanté Kambou.

Lieu : Burkina Faso, vill. de Vourbira.

Durée : 02:21. © Patrick Kersalé 1999-2024.

Toulan, le caméléon, possédait un boubou magique composé de milliers de grosses mouches bleues collées les unes à côté des autres. Bien sûr, des mouches vivantes ! Il se rendait dans toutes les fêtes ainsi vêtu et les gens le suivaient pour admirer ce vêtement qu’il était le seul à porter. En ce temps-là, personne ne connaissait cela et qui plus est, nul ne s’habillait[1]. Toulan allait dans toute les initiations du bour[2]. Quand il dansait, son boubou tremblait et tout le monde ne parlait que de lui. Mais il existait un secret. Lorsque l’on portait le boubou magique du caméléon, on devait se retenir de péter. Sidan devint jaloux : quand les gens suivaient le caméléon, il se fâchait et ne pouvait se tenir tranquille.

Un jour, il apprit qu’un bour se préparait dans le village voisin. Il vint vite trouver le caméléon et lui dit en nasillant :

— Mon ami, ton boubou des jours de fête me plaît beaucoup. Pourrais-tu me le prêter pour le prochain bour ?

— Fiche-moi la paix ! Crois-tu connaître les secrets mieux que moi ?

Et Sidan se dépêcha de rentrer chez lui. Il se lava rapidement, enfila le boubou bleu magique du caméléon et s’empressa d’aller à la fête du bour. Les gens le regardaient venir, croyant que c’était le caméléon.

Quand il arriva, ils dirent :

On l’admirait et on le suivait pour mieux le voir. Il s’en réjouit. Quand les balafonistes[3] commencèrent à jouer, il s’aligna parmi les jeunes danseurs de son village. En dansant, le boubou tremblait et des femmes venaient danser avec lui pour l’admirer. Après avoir beaucoup dansé, son corps était couvert de sueur.

À un moment, il eut envie de péter et comprima son ventre pour laisser échapper le gaz nauséabond. Alors toutes les grosses mouches bleues s’envolèrent et se dispersèrent, le laissant nu. Les gens rirent très fort mais ne comprirent rien. Sidan, tout honteux, s’éclipsa et alla se cacher. Il finit par quitter le bour et se rendit chez le caméléon. Il lui dit :

— Espèce de tête plate, ne pouvais-tu pas me donner ton secret ? Ne pouvais-tu pas me dire de ne pas péter ? Voilà, ton sale boubou a disparu. J’ignorais qu’il s’agissait de mouches bleues collées les unes sur les autres !

___________

[1] Jusqu'aux années 1950, les Lobi ne portaient que des parures de feuilles et de cauris.

[2] Écriture francisée du terme buúr, cérémonie familiale demandée par le wáthil (puissance sacrée, protectrice du matriclan) au chef de famille pour initier certains membres de la famille.

[3] Joueurs de balafon (xylophone à résonateur en calebasses). Pour l'initiation du buúr on joue simultanément deux xylophones à douze lames (ou quatorze lames dont deux sont inutilisées) appelés buúr yolɔ̃. Ces instruments sont accompagnés de deux tambours sphériques en calebasse (gbòrò).

 

Danse de l’initiation du buùr. gbòrò.

Interprète : Filtonounté Etienne Da. Lieu : Burkina Faso, vill. de Vourbira.

Durée : 05:39. © Patrick Kersalé 1993-2021.


 

Les déboires de Yéripar Biwanté Kambou

Conteur : Biwanté Kambou. Lieu : Burkina Faso, vill. de Vourbira.

Durée : 06:48. © Patrick Kersalé 1999-2024.

Il était une fois, une femme qui avait une unique fille. Un jour, elle s’en alla extraire de l’or[1] mais, avant de partir, elle donna à sa fille Yéri, une calebasse de mil à écraser et installa un filtre à potasse[2].

Tandis qu’elle préparait la meule dormante[3], Yéri entendit l’eau du filtre à potasse faire un curieux bruit en s’écoulant ; elle disait : « Yéri, espèce de clitoris pointu, pointu... ». Elle prêta l’oreille et se dit : « Mais, on dirait que c’est la potasse qui m’insulte ! » Elle reprit la préparation de sa meule mais le curieux bruit continua. Elle écouta attentivement et entendit de nouveau : « Yéri, espèce de clitoris pointu, pointu, Yéri, espèce de clitoris pointu, pointu... »

Comme sa mère, Yéri était coléreuse. Aussi, ne supportant plus cet affront, elle renversa le récipient de potasse. Tout ce qui avait déjà été filtré se répandit à terre ; le liquide s’écoula sur le sol en pente menant au marigot où travaillaient les orpailleuses. Quand elles virent cette traînée arriver, toutes les femmes s’approchèrent et goûtèrent le liquide. Chacune s’accorda à dire qu’il s’agissait de potasse, mais aucune ne reconnut la sienne. S’approcha alors la mère de Yéri. Elle goûta :

— Eh ! c’est ma potasse ! Ce doit être Yéri qui l’a renversée !

Aussitôt, elle ramassa ses calebasses et rentra à la maison. Elle se précipita vers son installation de filtrage et constata qu’elle était tombée et que la potasse s’écoulait. Elle demanda à sa fille :

— Yéri, est-ce toi qui a fait cela ?

Elle commença à la frapper, puis elle prit la calebasse de mil que sa fille aurait dû moudre, la lui donna et lui dit d’aller dans une maison voisine pour l’écraser.

Yéri chargea alors la calebasse sur sa tête et partit en pleurant. En chemin, le sommeil la gagna. Elle déposa sa calebasse de mil à terre et s’endormit. Passa alors une tourterelle[4] sauvage noire, qui vit la calebasse. Elle s’arrêta et mangea tout le mil. Pour remercier Yéri, elle pondit un œuf dans la calebasse. Lorsque la fille se réveilla, elle trouva la calebasse vide de son mil mais contenant un œuf. Elle la ramassa et continua son chemin.

En arrivant à la première maison, elle rencontra des forgerons en train de fabriquer des houes. Elle remit l’œuf à l’un d’entre eux et lui demanda de le cuire pour qu’elle puisse le manger. Le forgeron prit l’œuf de la tourterelle noire et le déposa dans le feu de la forge. Mais, comme il était préoccupé par son travail, il oublia l’œuf qui calcina. Yéri, retrouvant son œuf carbonisé poussa un « hé hé » et fit semblant de pleurer. Les forgerons lui demandèrent :

— Yéri, que se passe-t-il ?

Alors elle commença à chanter :

 

La tourterelle noire m’a donné un œuf.

Qu’as-tu donné à la tourterelle noire ?

J’ai donné du mil à la tourterelle noire.

Où as-tu trouvé du mil ?

C’est ma mère qui m’a donné du mil.

Qu’as-tu donné à ta mère ?

Je n’ai rien donné à ma mère.

C’est en préparant la meule dormante

Que j’ai renversé son récipient de potasse

Et ma mère m’a battue.

 

Les forgerons constatèrent que l’œuf était carbonisé. Ne sachant que faire pour la calmer, ils forgèrent une houe, l’emmanchèrent et la lui offrirent. Yéri repartit avec la houe.

Chemin faisant, elle rencontra des cultivateurs qui cultivaient sans houe. Ils avaient, pour seuls outils, des gourdins. Yéri se dit que, depuis qu’elle était au monde, elle n’avait jamais vu des cultivateurs travailler la terre avec des gourdins. Alors, un des cultivateurs s’approcha et lui demanda sa houe pour l’essayer. Elle la lui prêta. L’homme commença à gratter la terre et trouva l’outil tellement pratique qu’il cultiva jusqu’à ce qu’il fût usé jusqu’au manche. Yéri pousa de nouveau un « hé hé » et chantonna :« Le forgeron m’a donné une houe.

 

Qu’as-tu donné au forgeron ?

J’ai donné un œuf de tourterelle noire au forgeron.

Qu’as-tu donné à la tourterelle noire ?

J’ai donné du mil à la tourterelle noire.

Où as-tu trouvé du mil ?

C’est ma mère qui m’a donné du mil.

Qu’as-tu donné à ta mère ?

Je n’ai rien donné à ma mère.

C’est en préparant la meule dormante

Que j’ai renversé son récipient de potasse

Et ma mère m’a battue.

Comme les cultivateurs n’avaient que des gourdins, ils lui en donnèrent un et Yéri repartit. En chemin, elle rencontra des bergers en train de gauler des pains de singe[5] avec des cailloux. Elle se dit que, depuis qu’elle était au monde, elle n’avait jamais vu de bergers sans gourdin. Un berger lui demanda de lui prêter son gourdin pour gauler les fruits. Elle le lui prêta mais, lorsqu’il le lança, il resta accroché au sommet du baobab. L’arbre était tellement grand que personne n’aurait pu y monter. Alors Yéri poussa son « hé hé » et commença à chanter :

 

Le cultivateur m’a donné un gourdin.

Qu’as-tu donné au cultivateur ?

J’ai donné une houe au cultivateur.

Le forgeron m’a donné une houe.

Qu’as-tu donné au forgeron ?

J’ai donné un œuf de tourterelle noire au forgeron.

Qu’as-tu donné à la tourterelle noire ?

J’ai donné du mil à la tourterelle noire.

Où as-tu trouvé du mil ?

C’est ma mère qui m’a donné du mil.

Qu’as-tu donné à ta mère ?

Je n’ai rien donné à ma mère.

C’est en préparant la meule dormante

Que j’ai renversé son récipient de potasse

Et ma mère m’a battue.

 

Les bergers ne savaient pas quoi lui donner. Alors ils partirent traire leur vache pour mettre du lait dans sa calebasse vide. Yéri repartit avec le lait.

En chemin, elle rencontra une femme qui avait un bébé très maigre car elle n’avait plus de sein pour le nourrir. Elle se dit que depuis qu’elle était au monde, elle n’avait jamais vu un bébé aussi maigre. La mère répondit qu’elle n’avait pas de lait et ne savait pas de quoi le nourrir. Yéri lui répondit alors qu’elle avait du lait de vache. La femme lui demanda de lui en donner un peu pour que son enfant y goûte. Yéri lui donna la calebasse de lait, mais l’enfant avait tellement faim qu’il but tout, laissant la calebasse vide. De nouveau, Yéri poussa un « hé hé » et commença à chanter :

 

Le berger m’a donné du lait.

Qu’as-tu donné au berger ?

J’ai donné un gourdin au berger.

Le cultivateur m’a donné un gourdin.

Qu’as-tu donné au cultivateur ?

J’ai donné une houe au cultivateur.

Le forgeron m’a donné une houe.

Qu’as-tu donné au forgeron ?

J’ai donné un œuf de tourterelle noire au forgeron.

Qu’as-tu donné à la tourterelle noire ?

J’ai donné du mil à la tourterelle noire.

Où as-tu trouvé du mil ?

C’est ma mère qui m’a donné du mil.

Qu’as-tu donné à ta mère ?

Je n’ai rien donné à ma mère.

C’est en préparant la meule dormante

Que j’ai renversé son récipient de potasse

Et ma mère m’a battue.

 

La femme ne savait pas quoi donner à Yéri. Elle prit alors une boule de beurre de karité[6] et la lui remit en disant :

— Lorsque tu te baigneras, tu t’en masseras le corps.

Yéri mit la boule de beurre dans sa calebasse.

En chemin, elle trouva un marigot. Elle posa la boule de beurre sur une pierre alors que le soleil brûlait, puis entra dans l’eau pour s’y laver. Quand elle eut terminé sa toilette, elle sortit pour prendre le beurre de karité et se masser le corps, mais il avait fondu. Seul subsistait un peu d’huile sur la pierre. Elle dit « hé ». La pierre ne répondit rien. Elle dit de nouveau « hé hé ». La pierre ne répondit rien. Découragée, elle rentra les mains et la calebasse vides.

Imaginez ce que sa mère va lui faire...

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[1] En pays lobi se trouvent de nombreuses terres aurifères dont la teneur en or est très faible. L'extraction est le ”monopole” des femmes lobi qui travaillent de longues heures en plein soleil pour un revenu extrêmement faible. Leur technique est ancestrale : elles creusent le sol, le plus souvent avec les mains, remplissent une calebasse de terre et séparent la terre du métal par lavage. Si la chance est au rendez-vous, quelques précieuses poussières restent prisonnières au fond de la calebasse. Elles sont ensuite vendues au marché à des négociants.

[2] Pour la fabrication de la potasse, on utilise une calebasse ou un canari de terre cuite percé à sa base d'un petit trou. Au fond de ce récipient on place du son de mil sur lequel on tasse de la cendre. On verse ensuite de l'eau qui s'infiltre à travers la cendre. On récupère le liquide pour préparer la sauce accompagnant les plats.

[3] Après de multiples utilisations de la meule dormante (nɑɑ̃̀), la pierre mère devient lisse et moins efficace. Aussi doit-on de temps en temps la percuter avec une pierre ronde pour la rendre rugueuse.

[4] pubɩr.

[5] Fruit du baobab à l'écorce très dure contenant une substance blanche acidulée et comestible faisant penser à de la mie de pain. C'est le régal des enfants.

[6] Substance raffinée traditionnellement par les femmes après extraction des noix de l'arbre nommé karité (Vitellaria paradoxa) et utilisée comme cosmétique.



Devinettes

Par Kambou Sié Brice Kadjété

Elle se nourrit de ses boyaux et de son sang. Qu’est-ce que c’est ?

— Une lampe à huile de karité.

Les boyaux sont la mèche et le sang l’huile.

 

Je te nourris et tu me rends un être humain. Qui sont ces deux personnages ?

— La verge et le vagin.

 

Mon père possède un taureau. Quand on le met debout il chante. Quand on le pose à terre il se tait. Qu’est-ce que c’est ?

— Le canari dans lequel on cuit le repas.

Quand on le place sur le foyer, il bout et chante. Quand on le dépose à terre, il se refroidit et se tait.

 

Mon père possède un maigre compagnon, mais quand il pète, on l’entend jusque dans les villages lointains. Quel est-il ?

— Le fusil.

 

Mon père possède un taureau. Le matin, quand il part aux pâturages il se tient penché, mais une fois rassasié, il se tient droit pour revenir à la maison. Qu’est-ce que c’est ?

— Le canari d’eau.

Lorsque les femmes partent au marigot pour chercher de l’eau, elles portent leur canari penché sur la tête et lorsqu’il est plein, elles le tiennent droit.

 

Mon père construit une maison avec une seule porte d’entrée et tout le monde ne peut pas vivre dedans. Qu’est-ce que c’est ?

— Le fossoyeur et la tombe.

 

Un paralytique s’assied sous la véranda et le bruit s’éparpille. Qu’est-ce que c’est ?

— Le balafon.

 

Les herbes poussent autour d’un grand bois et d’une grande étendue d’eau. Qu’est-ce que c’est ?

— Le sexe de l’homme et celui de la femme.

 

Mon pantalon a brûlé mais ma ceinture est restée. Qu’est-ce que c’est ?

— La brousse et ses chemins.

Même si la brousse se consume, subsistent toujours les sentiers.

 

J’ai attaché mon cheval dans la maison et sa queue sort à l’extérieur. Qu’est-ce que c’est ?

— Le feu de cuisine et la fumée.

 

Le soir, j’ai déposé une calebasse sur la terrasse de la maison et je l’ai trouvée remplie de beurre de karité le lendemain matin. Qu’est-ce que c’est ?

— Le liquide jaunâtre collé à la commissure des yeux au réveil.

 

Je suis arrivé dans un village où tous les habitants portent un bébé. Qu’est-ce que c’est ?

— Le champ de maïs.

 

Je me rends dans un village voisin. Je ne suis pas encore arrivé que j’entends déjà les salutations. Qu’est-ce que c’est ?

— Les aboiements des chiens.

 

Le taureau de mon père meugle. Son cri porte à plusieurs kilomètres. Qu’est-ce que c’est ?

— Le fusil.

 

C’est un arbre qui ne donne des fruits que la nuit. Qu’est-ce que c’est ?

— Le ciel (et les étoiles).

 

Je suis allé dans un village et ce sont les cadavres qui m’ont salué. Les vivants, eux, ne m’ont rien dit. Qu’est-ce que c’est ?

— Les feuilles mortes tombées à terre qui craquent sous les pieds. Les feuilles vivantes, elles, ne disent rien.

 

Une case sans porte. Qu’est-ce que c’est ?

— L’œuf.

 

Une fille au teint très clair, plus belle que toutes les autres. Quand elle marche, elle ne regarde jamais derrière. Qu’est-ce que c’est ?

— Le feu de brousse

 

J’ai trois épouses. Lorsque l’une d’entre elles est absente, nous restons tous à jeun. Qu’est-ce que c’est ?

— Les trois pierres du foyer.

Si l’une des trois pierres du foyer manque, on ne peut plus poser le canari, donc plus préparer à manger.

 

Mon ami a un gros ventre. On lui donne toutes sortes d’aliments mais il ne dit jamais qu’il est rassasié. Qu’est-ce que c’est ?

— Le grenier.

 

Une femme aux cheveux tressés porte un, deux ou trois bébés. Qu’est-ce que c’est ?

— Le maïs.


Proverbes

On n’utilise pas le baobab pour construire une maison.

Ce n’est pas parce que quelque chose ou quelqu’un semble gros qu’il l’est véritablement.

 

C’est en s’amusant que le chien a engrossé sa mère.

Il faut se méfier de trop jouer avec les femmes avec lesquelles on ne doit pas avoir de rapports sexuels.

 

Sié est en train de creuser le trou et ses frères jumeaux l’assistent. Qu’est-ce que c’est ?

La verge et les testicules.


Bibliographie

 

FIÉLOUX, Michèle

1976 Les migrations lobi en Côte-d’Ivoire : archaïsme ou création sociale ?, in Les migrations africaines, réseaux et processus migratoires. Paris, Maspéro (coll. Dossiers africains), pp. 43-61.

1980 les sentiers de la nuit. Les migrations rurales des groupements lobi de la Haute-Volta vers le Côte d’Ivoire. Paris. ORSTOM.

1993 Biwanté. Récit autobiographique d’un Lobi du Burkina Faso. Karthala.

1998 Les mémoires de Binduté Da.

 

ROUVILLE, Cécile de

1984 Les cérémonies d’initiation du bur chez les Lobi de la région d’Iridiaka. In Journal des Africanistes, 54 (2) : 75-98.

1987 Organisation sociale des Lobi. L’Harmattan. Paris.

PÈRE, Madeleine

1988 Les Lobi. Tradition et changement. 2 tomes & additifs. Siloë.

 

SCHNEIDER Klaus

1991 La grande maison de Bindouté Da : histoire d’une habitation lobi au Burkina Faso. Stuttgart. Sonderschriften der Frobenius-Institut 11.