© Michelle Brière 2000-2024.

Viêt Nam - Parole d'ancêtre Viêt 1/3


Bien que les Viêt connaissent l'écriture depuis un millénaire par l'influence de la Chine, ils n'en ont pas moins une riche littérature orale. En effet, l'écriture est demeurée, jusqu'à une période récente, l'apanage d'une élite, laissant la masse paysanne avec la seule oralité.

Ce projet de collectage de la littérature orale des Viêt n'aurait pu voir le jour sans la précieuse aide de Nguyễn Văn Sự. Né en 1928 dans la province de Hà Tây, cet ancien élève du Lycée français Albert Sarraut de Hanoi et vétéran de guerre jusqu’en 1954, est diplômé de l’École Supérieure de Pédagogie. Il enseigna l'Histoire Moderne à l’Université de Hanoi jusqu’en 1960 et fut diplomate chargé d’affaires pour le gouvernement vietnamien en Roumanie et en Yougoslavie jusqu’en 1988. De 1995 à 2006, il sera le plus précieux partenaire de GeoZik au Viêt Nam. 

 

© Patrick Kersalé et Nguyễn Văn Sự, 1993-2024. Dernière mise à jour : 13 septembre 2024.


SOMMAIRE


Les Viêt à travers leur littérature orale

Caractéristiques culturelles

La langue et l'écriture vietnamiennes

Origines légendaires du peuple vietnamien

. Le dragon et la fée

. Le bétel et la noix d’arec

. Le génie Gióng

. À l'origine du bánh giầy et du bánh chưng

. Sơn Tinh et Thủy Tinh

. La première pastèque

. La citadelle de l’escargot et l’arbalète magique

. La légende du génie du temple de Chèm

. Le Buffle d’Or et le lac de l’Ouest

. La princesse Liễu Hạnh

. La chanteuse et les envahisseurs Ming

. Le lac de l’épée restituée

Légendes des origines géologiques

. Le rocher de la femme qui attend son mari

. À l’origine du lac de Ba Bể

De la moralité

. Le roi Lía

. La femme qui redressa son mauvais mari

. À l’origine du singe

. Une femme fidèle a deux maris

. Tấm et Cám

. Le carambolier

Histoires de mandarins

. Le génie reconnaissant

. Le buffle est plus gros que la souris

. Tu vas crever, oui ou non ?

. Le cochon miraculeux

. Payer la moitié

. Un médecin consciencieux

. Ma tonnelle va aussi s’effondrer

. Le comble

. Concours de vantards

. Erreur d’interprétation

. La femme avisée

. Une bonne élève

. Le gardien de la pagode…

Satire de la nature humaine

. De fil en aiguille

. Perte de soi-même

. Le tailleur fou

. Le plus courageux

. Radical

. Ma femme a raison

. Toujours la même chose. Je ne souhaite que ça

. Un fameux mathématicien

. Le message

. Trois générations d’originaux

. Simple déplacement

. Le son du monocorde

. Échange

. Un champion

. Prévoyant

. Poisson de bois

. Je préfère mourir

. Un fameux flemmard

. Plus fort que son maître

. Pris à son propre piège

. Qui me nourrira ?

. Assaut de vanité

. Le serpent carré

. L’argent des immortels

. L’âme de Trương Ba dans le corps du boucher

. Mais il a deux fois raison

. Le témoin

. Flatteries

. Je suis tellement heureux !

. Un choix difficile

. Le serviteur avisé

. Cuội le menteur

. Pâtés de soja

. Le bambou à cent entre-nœuds

Contes satiriques de Trạng Quỳnh

. Les dieux roulés par Trạng Quỳnh

. Le chat du roi et le chat du peuple

. Les pêches de la longévité

. Tentative d’empoisonnement du roi

Le diable et les rois des enfers

. L’arbre nêu du Tết

. La vertu récompensée

. Tentation

. Méprise

. Toutes les places sont prises

Contes (texte & audio)

. Les trois barbus parlant vietnamien

. Trạng Quỳnh, peintre de génie


PISTES PÉDAGOGIQUES

  • Lecture. Silencieuse ou à haute voix.
  • Lecture et écoute simultanée. Le chapitre « Contes (textes & audio) » permet une expérience inouïe : lire le texte en français et l'écouter simultanément en langue vietnamienne.
  • Thématiques. Sélectionnez une thématique dans le chapitre « Caractéristiques culturelles » et recherchez le mot correspondant dans le PAE. Croisez les divers textes répondant à vos critères s'il en est et étudiez les similarités.
  • Allez plus loin avec les Éditions Lugdivine.

Les Viêt à travers leur littérature orale

Les Viêt (francisation du mot Việt, ou Kinh) représentent l’ethnie majoritaire (87%) du Viêt Nam (Việt Nam) qui en compte officiellement 54.

Ce PAE présente des récits populaires de l’ancienne société mandarinale. Ils nous entraînent à travers son histoire en nous dépeignant des acteurs historiques ou fonctionnels, des religions et des croyances populaires, des coutumes, des mœurs, les origines de curiosités géologiques ou encore des recettes culinaires… Nous les avons classé par thème comme suit :

 

Légendes historiques

À travers quelques légendes célèbres, c’est de l’origine même du peuple vietnamien dont il est question. Mythe ou réalité ? Une littérature populaire très ancienne, présentée chronologiquement, retrace des événements historiques ou des anecdotes remontant à l’époque des rois Hùng, du roi An Dương, des dynasties Lý et Lê.

 

Légendes des origines géologiques

Lacs, montagnes, tertres, rochers, grottes… ont souvent des origines mythiques. Deux textes re-tracent celles du lac de Ba Bể (province de Bắc Kạn) et du Rocher de la femme qui attend son mari (province de Bình Định).

 

De la moralité

La longue période mandarinale qu’a connu le Viêt Nam a nourri nombre d’histoires caustiques dans lesquelles les traits de caractères et le comportement des classes dirigeantes servent à l’édification d’une certaine morale.

 

Histoires de mandarins

Autrefois les mandarins étaient l’objet de critiques acerbes de la part du peuple. À travers eux, c’est tout le système politique qui est passé au crible. Ils sont présentés comme des êtres vantards, corrompus et pingres.

 

Satire de la nature humaine

Les travers de la nature humaine ont de tout temps inspiré la moquerie. Nous en présentons quelques uns sous des titres de rubriques plutôt évocateurs : de l’inculture et de la folie, de l’avarice, de la paresse, de la vantardise, de la corruption, de l’usure, de la flatterie, de la gourmandise, du mensonge.

 

Contes satiriques de Trạng Quỳnh

Trạng Quỳnh (Docteur Quỳnh), personnage du XVIIIe siècle, probablement originaire de la province de Thanh Hóa, est très populaire pour ses prouesses, ses traits d’esprits et plus particulièrement ses tours pendables dont les victimes sont surtout les riches et les puissants. Certains de ces récits se moquent de l’ignorance des rois Lê, d’autres tournent en ridicule le seigneur Trịnh, d’autres attaquent l’arrogance des ambassadeurs chinois, d’autres encore critiquent les superstitieux. Trạng Quỳnh est l’incarnation même de l’intelligence, du bon sens, du courage et de l’esprit populaire.

 

Le diable et les Rois de l’Enfer

Le diable est un acteur indispensable dans un système de pensée dualiste où s’affrontent perpétuellement le bien et le mal. Quant à l’enfer (Phong Đổ), il est gouverné par un grand empereur ayant sous ses ordres les dix rois (Diêm Vương) des dix temples chargés d’attributions différentes. Ceux-ci punissent les méchants et récompensent les bons. Il arrive parfois qu’un mort puni par l’un des Diêm Vương reçoive la récompense d’un autre Diêm Vương pour une bonne action accomplie de son vivant.


Caractéristiques culturelles

Afin de guider le lecteur ou le pédagogue, nous avons listé ci-après, par catégorie, un certain nombre d’éléments caractéristiques de la culture viêt contenus dans les récits. Les plus spécifiques ont été annotés sous le texte concerné dans l’ordre de leur apparition dans l’ouvrage.

 

Aliments. Ail, ananas, aubergine, bánh chưng, bánh giầy, canne à sucre, chien, cochon, gâteau, haricot vert, kaki, maïs, millet, œuf, pastèque, patate douce, pêche, poisson, riz, riz gluant, safran, saumure, soja (jus, pâté), thé.

 

Animaux domestiques. Bœuf, buffle, chat, cheval, chien, cochon, coq, oie, porc.

 

Animaux mythiques. Buffle d’or, cheval à neuf crinières, coq à neuf ergots, dragon, éléphant à neuf défenses, phénix, renard à neuf queues, tortue d’or.

 

Animaux sauvages. Bombyx, canari, chenille, cobra, corbeau, crabe, crevette, éléphant, escargot, fourmi, loriot, margouillat, milan, ours, paon, poisson bống, renard, rhinocéros, serpent, singe, souris, tigre, vautour.

 

Arbres et plantes. Abricotier, aréquier, bambou, banian, bétel, carambolier, courge, kapokier, lotus, pêcher, plaqueminier, riz, roseau.

 

Armes guerrières et instruments de torture. Arbalète, cangue, chaîne, coupe-coupe, épée, fouet, fusil, lance, rotin (verge de), sabre.

 

Entités spirituelles et personnages mythiques. Bouddha, Đế Thích (dieu des échecs), diable, Diêm Vương (Roi des Enfers), Empereur de Jade, esprit, fée, génie de la forêt, Kim Cang (huit génies), Kim Qui (génie - Tortue d’Or), Liễu Hạnh, Long Quân (roi de l’Empire des Eaux), Quan Yin (déesse), Sơn Tinh (génie de la montagne), Thủy Tinh (génie des eaux).

 

Jeux. D’échecs, de construction. 

 

Lieux.

• Baie : Nga Sơn.

• Col : Ba Đọi, Ngang.

• Districts : Aí, Lam Sơn, Phù Cát.

• Estuaire : Đế Dzi.

• Fleuves : Cái, Lam.

• Île : Bạch Long Vĩ (Queue du Dragon Blanc).

• Lacs : Ba Bể, Động Đình, Tá Vọng, Tây Hồ (Lac de l’Ouest).

• Monts : Cẩu Đầu Sơn (Mont de la Tête du Chien), Nam Gioi, Oi, Sóc Sơn, Tản Viên, Thất Điểu.

• “Pays” : Âu Lạc, Đại Việt, Lĩnh Nam, Mãn Căn, Nam Hải (Mer du Sud), Văn Lang.

• Place : An Tiêm.

• Provinces : Bình Định, Hà Bắc, Hưng Yên, Lâm Thao (Chine), Nghệ An, Thanh Hóa.

• Villes et villages : An Đổng, Bồng Sơn, Cháy, Chèm, Cổ Loa, Đào Đặng, Hạc Trì, Kẻ Gióng, Long Biên, Mai An, Năm Mẫu, Phong Châu, Phong Khê, Phù Dổng, Sơn Tây, Thăng Long.

 

Matières précieuses et monnaies. Ambre, argent, bronze noir, cristal, diamant, or, pierres, sapèque.

 

Mondes de l’au-delà. Ciel, Enfers.

 

Monuments. Maison communale, pagode, pagode Bá Đỏ, prison, temple, temple de Chèm, tour de Bảo Thiên.

 

Musique (instruments et chants). Ca trù (ả đào), cloche, gong, monocorde, tambour.

 

Objets divers. Armure, baguettes (pour manger), bâtonnets d’encens, casque de fer, charrue, hamac, jarre de terre cuite, lampe à huile, métier à tisser, nasse, natte, palanche, pipe à eau, touque.

 

Personnages divers. Aubergiste, bandit, bonze, bonzillon, boucher, chef de canton, chef de village, empereur de Chine, forgeron, gardien de pagode, héraut, magicien, mandarin, milicien, ministre de la justice, paladin, paysan, précepteur, professeur, roi d’Annam, soldat, voyante. 

 

Personnages légendaires et historiques. An Dương Vương (roi), Âu Cơ, Confucius, Cuội, Đào Thị, Đế Lai, Gióng, Khóai, Hùng (rois), Kinh Dương Vương (roi) (Lộc Tục), Kỳ Như, Lạc Long Quận, Lê Lợi (commandant en chef), Lê Thận (pêcheur), Lía, Liêu (prince), Long Nữ, Long Vương (roi), Lý (dynastie), Lý Ông Trọng, Lý Thái Tổ (roi), Mai An Tiêm, Ming (dynastie), Mỵ Chậu, Mỵ Nương, Sùng Lãm, Tấm et Cám, Tân et Lang, Tiết Liếu Vương, Trạng Quỳnh, Triệu Đà, Trọng Thủy, Trương Ba, Ts’in Che Houang Ti (empereur), Út.

 

Plantes médicinales. Ginseng.

 

Rituels et fêtes. Culte des ancêtres, fête bouddhique, offrande aux génies, offrande de baguettes d’encens, Tết (fête du Nouvel An).

 

Stimulants. Alcool, chaux, feuille de bétel, noix d’arec.

 

Unités de mesure. Boisseau, coudée, empan, ligature, once, sào, taël, trượng.


La langue et l’écriture vietnamiennes

La langue vietnamienne s’écrit en caractères latins (quốc ngữ), remplaçant les anciens caractères dérivés de l’écriture idéographique nôm. Ceci est l’œuvre des missionnaires catholiques européens du XVIIe s. pour les besoins de l’évangélisation. Il s’agit d’un système de transcription phonétique des anciens caractères chinois hán. Si les pionniers en ont été les Jésuites portugais Gaspard de Amaral et Antoine de Barbosa, nous devons au père français Alexandre de Rhodes, grâce à la publication de son dictionnaire annamite-portugais-latin en 1651, les bases de l’actuel système de transcription.

La langue vietnamienne est une langue monosyllabique et tonale. Elle comporte six tons. Ainsi, une même syllabe prononcée selon six tonalités différentes prendra six significations distinctes ; prenons pour exemple bao, elle pourra s’écrire bao, bào, bảo, bão, báo, bạo, signifiant respectivement « envelopper, raboter, raconter, typhon, journal, avertir, téméraire. »

Tout au long de cet ouvrage, nous avons respecté l’orthographe vietnamienne tant dans le corps du texte que dans les notes de bas de page. Il serait fastidieux ici de décrire la prononciation de toutes les lettres et combinaisons de lettres, elle même variant selon les régions du Viêt Nam. Le lecteur pourra pour cela consulter la bibliographie proposée en fin d’ouvrage.


Origines légendaires du peuple viêt

À travers quelques légendes célèbres, c’est de l’origine même du peuple vietnamien dont il est question. Mythe ou réalité ? Cette littérature populaire, très ancienne — présentée chronologiquement — retrace des événements historiques ou des anecdotes remontant à l’époque des rois Hùng, du roi An Dương, des dynasties Lý et Lê.

 

Le dragon et la fée

Il y a des millénaires, au pays de Lĩnh Nam[1], un chef de clan d’une force surhumaine nommé Lộc Tục prit le titre de roi Kinh Dương Vương. Doté d’un pouvoir magique, il pouvait aussi bien marcher sur la terre ferme que sur l’eau.

Un jour, au cours d’une promenade sur le lac de Động Đình, il rencontra Long Nữ, fille du roi Long Vương (Dragon). De leur union naquit un fils qui reçut le nom de Sùng Lãm.

En grandissant, Sùng Lãm se révéla d’une force herculéenne, soulevant comme un fétu de paille un bloc de pierre que deux hommes n’auraient pu enserrer dans leurs bras.

Ayant ainsi hérité des dons surnaturels de son père, il lui succéda à la tête du pays sous le nom de Lạc Long Quận.

À cette époque, le Lĩnh Nam ne connaissait encore ni ordre ni paix, aussi le roi Lạc Long se résolut-il à parcourir son pays du sud au nord.

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[1] Un des très anciens noms du Viêt Nam, englobant peut-être également le Guang Xi et le Guang Dong au Nord et le Nghệ An au Sud.


 

Le poisson géant

C’est ainsi qu’un jour, dans les Mers du Sud, il rencontra un poisson d’une taille extraordinaire. Mesurant cinquante trượng[1], sa queue se dressait comme une voile immense. Il pouvait, d’une seule bouchée, engloutir plus de dix hommes. Quand il nageait, il soulevait jusqu’au ciel des vagues qui balayaient les bateaux imprudents croisant dans les parages. Les pêcheurs avaient grand peur de ce poisson-démon qui vivait dans une profonde caverne communiquant avec le fond de la mer et s’ouvrant, au sommet, sur une chaîne de montagnes qui divisait en deux zones les pays riverains.

Le roi Lạc Long voulut débarrasser le peuple de ce fléau. Aussi se fit-il construire une solide embarcation et forger un bloc de fer aux bords tranchants avant de faire route vers l’antre du démon. Soulevant le bloc chauffé à blanc au-dessus de sa tête, il donna à la bête l’illusion de lui lancer un homme en guise de proie. C’est alors qu’il projeta dans son énorme gueule ouverte le métal brûlant. Fou de douleur, le monstre se dressa, cherchant à renverser l’embarcation, mais Lạc Long, vif comme l’éclair, de son épée le trancha en trois tronçons.

La tête se transforma aussitôt en chien de mer. Arrachant des blocs à la rive, Lạc Long en fit une digue pour lui barrer la route. Lui coupant la tête, il la jeta sur le mont qui, dès lors, porta le nom de Cẩu Đầu Sơn[2]. Le tronc, emporté par le courant, aborda au pays de Mãn Căn[3]. Quant à la queue, dépouillée de sa peau par Lạc Long, elle enveloppe aujourd’hui encore, au milieu de la mer, l’île de Bạch Long Vĩ[4].

La région délivrée de son fléau marin, le roi Lạc Long poursuivit sa route jusqu’à Long Biên où une autre tâche l’attendait.

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[1] Ancienne unité de longueur équivalent à 4,24 mètres.

[2] Mont de la tête du chien.

[3] Lieu légendaire et imaginaire de la mythologie vietnamienne. On l’appelle parfois “l’île de la tête du chien”.

[4] Queue du Dragon blanc.


 

Le renard à neuf queues

Au pied d’une montagne, à l’ouest de la cité, se cachait dans une grotte obscure, un renard à neuf queues âgé de plus de mille ans. Cet esprit maléfique empruntait souvent une forme humaine pour se mêler à la foule et enlever des jeunes filles qu’il violait dans son repaire. Toutes les familles de la région qui s’étend de Long Biên au Mont Tản Viên avaient, hélas, payé leur tribut à cet être ignoble. La population vivait dans une crainte permanente. Nombreux étaient ceux qui avaient fui, abandonnant maisons, champs et jardins.

Une profonde pitié envahit le roi Lạc Long qui entreprit de débarrasser la région de ce fléau. Armé de sa seule épée, il s’approcha de l’entrée de la grotte. Dès que le monstre l’aperçut, il fonça sur lui. Mais, usant de son pouvoir magique, Lạc Long appela à son aide, vents, pluies et orages. Le combat dura trois jours et trois nuits. Affaibli, le monstre chercha finalement à fuir mais le roi le poursuivit et lui trancha la tête.

Il ne restait plus au pied de Lạc Long que le cadavre d’un renard à neuf queues.

Le roi entra dans la grotte, délivra les prisonniers puis demanda aux puissances aquatiques de détruire ce lieu de malédiction. Le fleuve s’y déversa en chutes torrentielles qui élimèrent la montagne et des tourbillons donnèrent ainsi naissance à un gouffre profond que les contemporains appelèrent “Mare du cadavre du Renard” et que l’on désigne actuellement sous le nom de Tây Hồ (Lac de l’Ouest[1]).

La population libérée réintégra les maisons et les champs furent de nouveau cultivés. La paix régnant désormais sur la région, Lạc Long reprit le chemin des collines et des forêts. C’est ainsi qu’un jour il parvint à Phong Châu[2].

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[1] Lac situé à Hanoi.

[2] Aujourd’hui Vĩnh Phú au nord de Hanoi.


 

Le mauvais génie de la forêt

Dans la région s’élevait un vieil arbre nommé Chiên Đàn qui atteignait des milliers de trượng ; comme son feuillage, jadis luxuriant, s’était fané, il s’était mué en esprit sylvestre malfaisant. Les habitants l’avaient surnommé Arbre-démon. Il était d’une perversité et d’une ruse diaboliques, prenant les formes les plus diverses, changeant sans cesse de repaire pour mieux surprendre sa proie et la dévorer. Dans la forêt, on entendait sans cesse des cris et des plaintes déchirantes.

Lạc Long, une fois de plus, partit en guerre contre le mal. Des jours et des nuits durant, il se faufila, cherchant d’arbre en arbre la cachette du démon, et ce fut au prix d’énormes difficultés qu’il parvint à le découvrir. Le combat dura cent jours et cent nuits. Des milliers d’arbres furent déracinés, d’innombrables rochers s’effondrèrent, des nuages de poussière obscurcirent le ciel et la Terre, sans que l’esprit maléfique s’avouât vaincu.

Un jour, Lạc Long eut une idée de génie. Utilisant gongs, tambours et autres instruments de musique, il fit un tel vacarme que le démon, pris de peur, s’enfuit vers le sud-ouest où il vit sans doute encore !

Le peuple, reconnaissant, bâtit à son bienfaiteur un château sur une haute montagne. Cependant, Lạc Long n’y résida guère, passant une partie de sa vie dans le palais sous-marin de sa mère. 

Il avait recommandé toutefois au peuple de faire appel à lui si un quelconque danger le menaçait de nouveau.

À cette époque, Đế Lai, un chef du Nord, envahit le Sud. Il était accompagné de sa fille préférée, Âu Cơ[1], d’une singulière beauté. Ébloui par la splendeur des sites, la riche variété de la faune et de la flore du Lĩnh Nam, il fit construire par ses troupes une citadelle afin de s’y installer. Ne pouvant supporter les lourdes charges imposées par l’envahisseur, les habitants se tournèrent vers le Sud pour invoquer Lạc Long : « Ô père, pourquoi ne venez vous pas à notre secours ? »

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[1] Fée de la montagne.

 

Ambiance de forêt (cigales) dans le centre du Viêt Nam.

Lieu : Viêt Nam, hameau de Buôn Ako Dhong.

Durée : 01:49. © Patrick Kersalé 2024.


 

Des cent œufs, au dix-huit rois Hùng

En un clin d’œil, Lạc Long arriva. Il écouta les doléances de ses sujets puis, soudain transformé en un jeune homme d’une grande beauté, il se rendit à la citadelle de l’envahisseur. Son propriétaire était absent mais il trouva à sa place une jeune fille d’une extraordinaire beauté entourée de servantes et de soldats. C’était Âu Cơ. Subjuguée par la majesté et la distinction du jeune prince, elle le supplia de l’emmener. Ainsi Lạc Long la conduisit à son château sur la montagne.

Đế Lai, ne trouvant plus sa fille à son retour, la fit rechercher par de nombreux soldats. Lạc Long, quant à lui, faisait naître, jour après jour, des milliers de bêtes sauvages qui barraient la route aux troupes ennemies et les attaquaient. Pris de panique, les envahisseurs s’enfuyaient et leur chef dut finalement se replier au nord.

Âu Cơ vivait avec Lạc Long depuis un certain temps quand elle tomba enceinte. Elle accoucha d’une poche pleine d’une centaine d’œufs qui, au bout de sept jours, donnèrent chacun naissance à un garçon.

Ces cent garçons grandirent étrangement vite et devinrent de beaux hommes surpassant tous ceux de leur âge en force physique et en intelligence.

Des dizaines d’années durant, les époux vécurent dans la plus parfaite harmonie, mais Lạc Long portait toujours en son cœur la nostalgie du palais marin.

Un jour, il fit ses adieux à sa femme et à ses enfants et, se transformant en dragon, s’envola vers la mer. Âu Cơ et ses fils voulurent le suivre mais, ne pouvant voler, ils reprirent tristement le chemin de la montagne. Les jours passaient et ils restaient sans nouvelle. Ils étaient pleins de tristesse.

Bouleversée par le souvenir de celui qu’elle aimait, Âu Cơ, debout sur le haut sommet, le visage tourné vers le sud s’écria : « Ô Lạc Long, pourquoi ne rentrez-vous pas au foyer ? ». 

Et aussitôt Lạc Long fut à ses côtés. Délicatement, Âu Cơ lui fit ces reproches :

— Je suis originaire des hautes montagnes et des grandes grottes. À vivre avec vous dans un parfait bonheur, j’ai mis au monde cent garçons. Et pourtant, cela ne vous a pas empêché de nous quitter, insensible à la douleur de votre femme et de vos enfants !

Lạc Long répondit :

— Je suis de la race des Dragons, vous êtes de celle des Fées, nous ne pouvons vivre ensemble, il faut nous séparer. Je vais partir avec cinquante de nos enfants pour les régions marines ; vous, avec les cinquante autres, irez au pays des monts et des forêts. Nous nous partagerons ce pays pour le diriger de notre mieux. Ceux des hautes régions comme ceux des mers s’aideront mutuellement. Jamais nous ne nous perdrons de vue.

Et ils se séparèrent.

C’est ainsi que ces cent garçons devinrent les ancêtres des Việt. Seul l’aîné demeura dans le Phong Châu et fut proclamé roi sous le nom de Hùng Vương (Roi Hùng). Il divisa le pays en quinze provinces, chacune étant le berceau d’une tribu. Dix-huit rois Hùng se succédèrent sur le trône[1].

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[1] Cette légende à caractère totémique de Lạc Long et de Âu Cơ est à l’origine des croyances populaires qui font des-cendre les Việt des Dragons et des Fées. Un temple a été élevé à la mémoire des rois Hùng* dans l’ancienne province de Phú Thọ, sur la rive gauche du Fleuve Rouge. Chaque année, au dixième jour du troisième mois lunaire, appelé Jour des Ancêtres, on y célèbre une fête commémorative. Des dizaines de milliers de pèlerins venus de tous les coins du pays s’y rendent. 


Le bétel et la noix d’arec

Au temps du quatrième roi Hùng, vivaient deux frères, Tân et Lang, qui étaient aussi beaux l’un que l’autre et se ressemblaient étrangement. Très jeunes, ils perdirent leurs parents, mais la profonde affection qui les unissait apaisa quelque peu leur souffrance.

Privés de l’éducation d’un père, ils allèrent, pour se former le cœur et l’esprit selon la loi des ancêtres, demander l’aide d’un sage taoïste de la famille des Luu. Le maître avait une fille de leur âge, aussi belle que bonne. Elle avait des yeux de phénix et les sourcils veloutés du bombyx. Ce qui devait arriver arriva. Les jeunes disciples de son père éveillèrent en elle un sentiment très tendre et elle voulut épouser l’aîné. Mais qui des deux était l’aîné ? Une jeune fille de son rang ne posait pas de question. Elle observa simplement. Un jour, au cours d’un repas, elle vit l’un d’eux offrir à l’autre les baguettes, ainsi elle sut lequel choisir.

Après avoir été consultés, les parents acceptèrent l’union avec joie et Lang se réjouit du bonheur échu à Tân. Mais cet amour exclusif détacha peu à peu Tân de son frère. Lang en souffrait. Un incident survint, qui aggrava encore sa peine. Rentrant un soir des champs, Lang pénétra le premier dans la maison où régnait obscurité. Sa belle-sœur, le prenant pour son mari, l’accueillit à bras ouverts. Tân, arrivant sur ces entrefaites, en conçut d’injustes soupçons. Lang, n’en pouvant plus, décida de s’enfuir pour cacher sa souffrance en quelque lieu secret.

Un matin, il partit à l’heure où l’aube incertaine teinte le ciel de pâles lueurs et la végétation se referma sur ses pas. Traversant bois et fourrés, il arriva au bord d’une rivière. Épuisé, sans vivres, il se laissa tomber sur le sol et se mit à pleurer. Il n’entendait ni le chant des oiseaux ni celui du fleuve. Il pleura longtemps, longtemps. La nuit tomba. Une risée froide imprégna son corps et il mourut sur la berge déserte. Les génies, qui connaissent les peines et les joies des hommes, le voyant mort de tant d’amour, le changèrent en rocher.

Tân, ébloui par son premier amour, ne voyait et ne comprenait rien. Mais tout amour s’apaise. Alors l’aîné se souvint du cadet. Il interrogea serviteurs, voisins, personne ne l’avait vu. Le remords et un sentiment de responsabilité envahirent son cœur. 

Une inquiétude de plus en plus lancinante s’empara de lui.

Un matin, n’y tenant plus, il laissa sa jeune femme endormie et partit droit devant lui. Pas la moindre empreinte, pas le moindre écho. Tân marcha, marcha sans repos, sans trêve. Épuisé, affamé, il parvint au pied d’un rocher solitaire. Il le gravit, espérant de là-haut apercevoir quelqu’un. L’escalade eut raison de ses dernières forces et il mourut, embrassant la pierre de ses bras. Les génies le changèrent alors en un arbre droit et svelte déployant à son sommet un large éventail de feuilles.

Seule à la maison, l’épouse de Tân se désolait. Elle acquit bientôt la certitude que son mari était parti à la recherche de son frère. Elle attendit en vain. Alors, elle aussi se mit en quête du fugitif. Par monts et par vaux, sans répit, sous la chaleur du soleil, dans l’horreur des nuits peuplées du glissement furtif des animaux sauvages, elle marcha, marcha.

Un soir, vaincue par la fatigue et la faim, elle parvint à une roche isolée que surmontait un arbre, balançant très haut dans le ciel son bouquet de palmes. La jeune femme embrassa le tronc de l’aréquier et la mort la saisit dans cet ultime effort. Alors, les génies la changèrent en plante grimpante.

Ainsi moururent les trois héros de ce drame amoureux.

Quelque temps après, un vieillard de grand savoir et de haute vertu, ayant appris la merveilleuse histoire de la jeune épouse et des deux frères, fit bâtir, sur les lieux de leur métamorphose, un temple en l’honneur de la fidélité conjugale et de l’amitié fraternelle.

Or, une terrible sécheresse s’abattit sur le pays. Toute la végétation fut brûlée. Seuls survécurent l’aréquier miraculeux et la liane à bétel. Le roi Hùng se rendit lui-même sur les lieux pour constater ce prodige. Émerveillé, il fit cueillir une noix d’arec et des feuilles du bétel qu’il mâcha. Il en trouva la saveur agréable et comme un jet de salive tombait sur la chaux, il fut surpris de la teinte rouge qu’il vit apparaître.

C’est de cette lointaine époque que date l’usage de la chique de bétel et la tradition de l’offrir pour les mariages, symbole d’une union qui se perpétue jusque dans la mort.


Le génie Gióng

Sous le règne du sixième roi Hùng, une invasion des Ân[1] ravagea le pays. Ce n’étaient partout qu’incendies de villages, massacres de populations. Partout les roulements des tambours de guerre se mêlaient aux cris de victimes. Le roi envoya de tous côtés des messagers chargés de découvrir le héros capable de sauver la Patrie.

À cette époque vivait à Kẻ Gióng une femme qui, bien que plus très jeune, était encore célibataire. Un jour, traversant son jardin planté d’aubergines, elle vit l’empreinte énorme d’un pied d’homme. On ne sait pourquoi, elle eut l’idée de comparer cette empreinte avec la sienne. À peine eut-elle superposé son pied qu’elle éprouva une étrange sensation.

À quelque temps de là, elle s’aperçut qu’elle était enceinte. Honteuse, elle abandonna son village natal pour aller vivre dans la forêt. Au bout de douze mois, elle mit au monde un beau garçon. Comme elle avait la nostalgie du pays, elle y revint avec l’enfant et se mit à cultiver de nouveau des aubergines et à pêcher crabes et escargots pour subvenir à ses besoins et à ceux de son petit Gióng. Courageuse, elle faisait face à tout, mais une chose cependant l’attristait : Gióng, qui allait sur ses trois ans, ne parlait ni ne riait. Toute la journée, il restait immobile à l’endroit même où on l’avait posé.

Le jour où le héraut royal traversa le village, à peine les porte-voix s’étaient-ils tus que le bébé, se levant brusquement, appela :

— Mère, voulez-vous inviter le messager du roi à entrer quelques instants ici ?

La mère, tout heureuse, appela l’homme.

— Retournez aussitôt à la cour et priez le roi de faire fondre pour moi un cheval, un fouet, une armure et un casque de fer et je me chargerai d’anéantir l’envahisseur.

L’envoyé, quoique surpris, fit son rapport au roi qui donna aussitôt l’ordre aux forgerons de travailler nuit et jour pour forger les armes et le cheval exigés par Gióng.

Depuis son entrevue avec le messager du roi, l’enfant grandissait à vue d’œil. Il engloutissait chaque jour des marmites de riz de plus en plus importantes et, tous les soirs, ses vêtements craquaient aux coutures. Comme sa mère n’avait plus assez de riz et d’aubergines, tout le village l’aida à nourrir son fils.

Quand le cheval fut achevé, on l’amena au village. Mais lorsque Gióng lui frappa légèrement le dos, il s’effondra et les forgerons, honteux, le remportèrent. Ils revinrent avec un cheval deux fois plus grand et plus lourd. Cette fois encore sous la main de Gióng, il s’aplatit. En riant, il leur dit :

— Il me faut un cheval avec tous ses organes : cœur, foie, poumons, entrailles !

Le roi, pour trouver du fer, fit arracher des pans entiers à la montagne et des milliers d’ouvriers activèrent jour et nuit la forge.

Au jour fixé pour le départ, le village offrit à Gióng un repas composé de sept vans de riz cuit et d’aubergines salées. Il eut tôt fait d’avaler le tout puis il se leva. On le vit alors grandir démesurément.

Les forgerons poussèrent à grand-peine le cheval de fer. Gióng coiffa le casque, mais l’armure se révéla trop petite et craqua. Les enfants du village bouchèrent les fentes avec des fleurs de roseau. Alors, prenant le fouet de fer, Gióng sauta sur le cheval qui, avec un long hennissement s’élança. De ses naseaux jaillirent des flammes.

 

 

Le camp ennemi se trouvait alors à Trấn Sơn.

Gióng, sur son cheval au galop, brandit son fouet et entra dans la masse des soldats qui tombèrent comme des chaumes coupés. Les survivants s’enfuirent. Gióng les poursuivit. Mais son fouet soudain se brisa. Il arracha alors sur son passage des bouquets de bambous. Tous les ennemis furent exterminés ou dispersés.

Gióng, assoiffé, attacha son cheval à un arbre et, s’approchant d’un puits, le vida entièrement. Il abandonna ici son fouet brisé et galopa jusqu’à la montagne Sóc Sơn où il déposa armure et casque avant de grimper sur l’arbre le plus haut. Il contempla une dernière fois sa terre natale, puis sur son cheval de fer, remonta au ciel.

Le roi fit élever au héros sauveur de la patrie, un temple à Kẻ Gióng et lui décerna le titre de “Prince Céleste de Phù Đổng”[2].

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[1] Envahisseurs venus du nord.

[2] Au pied de la montagne de Sóc Sơn et dans tous les lieux où Gióng est passé, on trouve les traces des sabots de son cheval. Ce sont aujourd’hui des étangs circulaires qui se succèdent. Quant aux bambous qui poussent dans la plaine, ils ont une couleur ivoire qui proviendrait du feu que rejetaient les naseaux du cheval, feu qui brûla même un village nommé aujourd’hui encore Cháy (village brûlé) dans la province de Hà Bắc. Chaque année, le neuvième jour du quatrième mois lunaire, une grande fête commémore le jour anniversaire de la victoire de Gióng sur les envahisseurs.

Au XVIIIe siècle, le roi Quang Trung (ou Nguyễn Huệ, fondateur de la dynastie des Tậy Sơn — 1753-1792) possédait, pour rassembler et stimuler ses guerriers, un orchestre composé de douze tambours joués par un unique tambourinaire. Chacun représentait symboliquement un animal du calendrier lunaire chinois. Depuis cette époque, la descendance familiale du tambourinaire originel a perpétué la tradition et conservé ce savoir-faire comme un trésor familial. Les douze tambours sont organisés en trois groupes : cinq grands tambours (trống cái), quatre tambours moyens (trống trung), trois petits tambours (trống con). On trouve, à côté de cet ensemble, un hautbois (kèn) et une paire de cymbales (chũm chọe).

Lieu : Viêt Nam, vill. de Huệ. Durée : 02:53. © Patrick Kersalé 2024.


 

À l’origine du bánh giầy et du bánh chưng

Dans des temps très anciens, régnait sur le pays le sixième roi Hùng. Devenu vieux, il voulut trouver un successeur. Ses nombreuses femmes lui avaient donné vingt-deux fils, tous dans la force de l’âge. Il pensa : « Mes enfants sont tous plus talentueux les uns que les autres. Aussi, faudra-t-il faire une judicieuse sélection, et surtout que cela ne donne pas lieu à des disputes entre eux ». À cette fin et sur les conseils d’un proche mandarin, il décida de les faire concourir. Le souverain rassembla tous ses fils et leur dit :

— Mes jours sont comptés et je cherche un successeur parmi vous. Allez préparer un mets précieux pour l’offrir à nos ancêtres. Celui qui m’aura apporté le mets le meilleur et le plus étonnant montera sur le trône !

Les princes rivalisèrent d’ardeur pour satisfaire au mieux le roi. Les uns s’en allèrent dans la jungle, les autres sur la mer, chacun s’efforçant de trouver le mets le plus précieux et le plus rare.

Parmi les vingt-deux princes, Liêu était le dix-huitième. Il avait perdu sa mère depuis sa plus tendre enfance et vivait seul, sans conseiller ni serviteur. Personne n’était là pour l’aider à trouver ce mets. À trois jours du concours, Liêu ne parvenait toujours pas à imaginer de recette. Une nuit, étendu sur son lit, une main appuyée sur ses tempes, il essaya de se remémorer les bons mets qu’il avait autrefois goûtés au cours des nombreux festins. Perdu dans ses réflexions, il s’assoupit. Dans un état de demi-sommeil, il se vit au milieu de ses frères en train de préparer les mets. Liêu ne savait pas encore par où commencer lorsqu’une déesse descendit du ciel et lui dit : « Rien n’est plus immense que le Ciel et la Terre, rien n’est plus précieux que le riz. Faisons deux pains. Lavez-moi ce riz gluant[1] et allez me chercher des haricots verts ». Elle sortit de son sac de larges feuilles d’un vert tendre. Tout en façonnant un pain, elle expliqua : « Ce bánh chưng symbolise la Terre. Comme elle, il est de forme carrée[2] et prend la couleur verte des plantes, des rizières et des forêts. Il doit être bourré de viande de porc et de haricots qui représentent la faune et la flore terrestres ». Ensuite, elle fit cuire le riz à la vapeur, le pila et en façonna un bánh giầy de couleur blanche qui rappelait, par sa forme, la voûte céleste. À son réveil, le prince Liêu suivit à la lettre les recommandations de la déesse qu’il avait vue en songe.

Le concours eut lieu le Jour de l’An. Les vingt-deux princes se présentèrent à la capitale Phong Châu avec les mets qu’ils avaient préparés. Les gens affluaient de toutes parts pour assister à ce Tết[3] sans précédent, en ouverture duquel un concours gastronomique devait décider du sort des princes. Au lever du soleil, le roi arriva en grande pompe. Dans une débauche de couleurs et de sons, il commença par rendre hommage à ses ancêtres. On attendait avec impatience la délibération du jury du concours.

Le moment arriva enfin. Au milieu des succulents et exotiques rouleaux de paon, pâté de phénix, pattes d’ourson ou foie de rhinocéros, les rustiques bánh giầy et bánh chưng du prince Liêu faisaient piètre figure. Mais lorsque les examinateurs les eurent dégustés, ils ne purent retenir un « oh » admiratif. L’un d’eux s’exclama :

— Faits à partir des denrées de consommation courante, ces pains ont une saveur toute particulière.

Le roi trouva leur forme très originale. Il fit alors venir le prince Liêu auprès de lui pour s’enquérir de la recette. Celui-ci relata toute la vérité, y compris les recommandations de la déesse qu’il avait vue en songe.

Dans l’après-midi, le roi Hùng annonça solennellement le résultat du concours :

— Les bánh giầy et bánh chưng remportent le prix !

Il leva les pains à la hauteur de son front et donna les raisons de son choix :

— Ils sont aussi bons que précieux car ils expriment la piété du fils qui vénère ses parents comme le Ciel et la Terre et renferment un profond amour du sol natal. De plus, leur préparation n’est point compliquée car ils sont fabriqués avec les perles les plus précieuses que possèdent le Ciel et la Terre, des perles que chacun d’entre nous peut produire. Il faut être vraiment ingénieux pour trouver une telle recette.

Depuis, à l’occasion du Tết, la population confectionne des bánh giầy et bánh chưng en offrande à l’autel des ancêtres. Le prince Liêu monta sur le trône sous le titre de Tiết Liếu Vương. Ce fut le septième roi Hùng.

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[1] La graine du riz gluant contient beaucoup de gluten et de dextrine. Crue, elle est blanche comme la craie ; cuite, elle est transparente et collante. Le riz gluant est cuit à la vapeur ou sert à confectionner des gâteaux et de l’alcool.

[2] Les anciens supposaient que la Terre était carrée et le ciel, rond.

[3] Nouvel An vietnamien, fête la plus importante de l’année. Il dure du vignt-troisième jour du douzième mois lunaire au septième jour de la première lune. On fait, à cette occasion, divers sacrifices et rituels : sacrifice aux divinités du foyer (cúng ông Táo) se rendant au Ciel pour faire le rapport sur l’état de la famille au cours de l’année écoulée, installation du mât du Tết (longue tige de bambou plantée dans la cour de la maison communale, de la pagode ou de la maison familiale, au sommet de laquelle sont attachés une touffe de feuilles d’ananas, un cercle de bambou auquel sont suspendus des plaques sonores en terre cuite, des lampions, des oriflammes) pour chasser les mauvais esprits, échange de vœux entre les membres de la famille, entre amis et voisins, culte des ancêtres, confection de pains bánh chưng, bánh tết, composition d’un plateau de cinq fruits pour l’autel des ancêtres…


Sơn Tinh et Thủy Tinh

Le dix-huitième roi Hùng avait une fille du nom de Mỵ Nương. À dix-huit ans, la princesse était renommée pour sa beauté et sa vertu. Comme le roi voulait lui trouver un digne mari, il fit ériger une tour à Hạc Trì et envoya dans tout le pays des hérauts pour annoncer son intention de choisir un gendre. Les candidats vinrent nombreux, tous aussi beaux, intelligents et talentueux les uns que les autres. Mais aucun d’eux ne plut à la princesse. Le roi Hùng se montrait impatient lorsque se présentèrent deux nouveaux prétendants : l’un au teint frais et de belle allure, du nom de Sơn Tinh (Génie de la Montagne) et l’autre, à la mine bleuâtre et d’apparence peu commune, du nom de Thủy Tinh (Génie des Eaux).

Depuis la haute tour, le roi et la princesse les observaient. Le premier, Thủy Tinh fit montre de son talent. Il appela le vent et la pluie. Aussitôt, le ciel s’obscurcit, les éclairs et la foudre ébranlèrent la terre, l’eau ruissela partout. Le spectacle était effrayant. Alors, Sơn Tinh leva son bâton magique. Le ciel redevint calme et pur, les plantes reverdirent.

Le roi Hùng demeura perplexe. Tous les deux s’étaient montrés dignes d’être son gendre, mais à qui donner la main de la princesse ? Nul ne put apporter une solution satisfaisante. Le roi dit alors :

— Les deux hommes se valent mais la princesse ne saurait être partagée. Celui des deux qui demain m’offrira le premier cent pains de riz gluant, deux cent bánh chưng, des éléphants à neuf défenses, des coqs à neuf ergots et des chevaux à neuf crinières, aura la main de Mỵ Nương.

Le lendemain, Sơn Tinh, le Génie de la Montagne, arriva de très bonne heure avec les offrandes requises et emmena la belle princesse dans son palais sur les hautes crêtes. Thủy Tinh, le Génie des Eaux, se présenta plus tard. Trop tard !

Sa colère fut au comble lorsqu’il ne trouva pas Mỵ Nương. Il se mit à poursuivre son rival dans l’intention de lui ravir la princesse. Il déchaîna de fortes pluies et de furieux vents qui firent trembler le ciel et la terre. Les eaux bouillonnèrent, submergèrent les récoltes, emportèrent les maisons. Sơn Tinh tint bon. Il déplaça des chaînes de montagnes pour endiguer les eaux ; collines et monts poussaient à mesure que s’élevait le flot. Le combat dura plusieurs mois. À la fin, se sentant impuissant, Thủy Tinh dut retirer ses forces. Mais la rancune demeura dans le cœur du vindicatif Génie des Eaux.

Depuis, chaque année, aux sixième et septième mois lunaires, des typhons et des crues périodiques déferlent sur le pays. On dit que Thủy Tinh, le Génie des Eaux, prend sa revanche.


La première pastèque

Jadis vivait, dans une lointaine contrée du sud, un jeune homme du nom de Mai An Tiêm. Un jour, des marchands cupides l’emmenèrent devant le roi Hùng et le vendirent comme esclave. Mai An Tiêm apprit vite le việt, la langue du pays. Doué d’une bonne mémoire et de larges connaissances, il possédait en outre plusieurs métiers, ce qui lui valut l’estime du monarque. À trente cinq ans, il devint mandarin. Il jouissait de la confiance du roi qui, un jour, lui fit don d’une belle demeure située non loin de son palais. Sa femme, fille adoptive du souverain, lui avait donné un garçon qui avait alors cinq ans. Le ménage, entouré de serviteurs, vivait dans l’opulence ; la maison était remplie d’objets précieux. Tout le monde respectait Mai An Tiêm et nombreux étaient ceux qui venaient solliciter sa protection. Mais sa situation privilégiée ne manquait pas de lui attirer la jalousie.

Un jour, au cours d’une réception, alors que les invités ne tarissaient pas d’éloges envers lui, Mai An Tiêm leur dit avec modestie :

— Je ne mérite guère vos éloges, tout ce qui se trouve dans cette maison provient de ma vie antérieure.

Il disait cela sur un ton simple, sans arrière-pensée, car selon les préceptes religieux de son pays, la destinée d’un être vivant est déterminée par ses actions passées, par sa vie antérieure. Mais parmi les convives se trouvaient des gens malveillants qui interprétèrent sa déclaration comme une insolence à l’égard du roi qu’ils s’empressèrent d’informer.

Celui-ci entra dans une colère effroyable, il tonna :

— Quel insolent ! Si aujourd’hui il prononce de telles paroles, demain il recommencera de plus belle. Traître esclave ! Qu’on l’arrête !

Mai An Tiêm fut sur-le-champ jeté en prison où il prit conscience de son erreur. Il se dit : « Si la destinée me réserve des jours sombres, c’est que j’ai accompli de mauvaises actions dans ma vie passée ».

Entre-temps, les mandarins de la cour se réunirent pour le juger. Quelqu’un proposa de lui tailler le talon, d’autres réclamèrent la peine de mort. Un vieux mandarin prit la parole :

— L’insolent esclave mérite la mort, mais avant qu’il meure, il faut qu’il sache que ses richesses ne proviennent pas de sa vie antérieure mais plutôt des faveurs accordées par Votre Majesté. Il existe dans la baie de Nga Sơn une île déserte. Qu’on l’y envoie avec quelques mois de vivres. Il aura le temps de réfléchir sur “les objets de sa vie antérieure” avant de trépasser.

L’idée parut bonne au roi qui ordonna :

— Qu’on lui donne de quoi vivre pendant une saison !

Le jour du départ de Mai An Tiêm arriva. Malgré les conseils des voisins, sa femme s’obstina à le suivre sur l’île. Elle emmena aussi son garçon : « C’est de la folie ! » lui disait-on. Mais elle croyait aux paroles de son époux : « Si le Ciel a engendré l’éléphant, il a aussi créé l’herbe pour le nourrir. Nous n’avons rien à craindre. »

La solitude et la nature sauvage de l’île inquiétaient vivement la femme qui disait en sanglotant à son mari :

— Nous allons abandonner notre vie ici…

Prenant son garçon dans ses bras, Mai la consola :

— Le Ciel est miséricordieux. Courage. Ne te fais pas de mauvais sang.

Arrivés sur l’île déserte, le ménage passa le premier mois à s’installer. Petit à petit, la vie se normalisa. Le creux d’un rocher lui servait d’habitation, le ruisseau lui donnait l’eau et la mer le sel. Mais le panier de riz commençait à se vider. Que faire pour subsister ? Le mari réfléchissait à haute voix :

— Si nous parvenions à nous procurer une poignée de semence, nous n’aurions plus à nous inquiéter.

Un jour, le miracle survint. De l’ouest arrivèrent de nombreux oiseaux qui vinrent se poser sur le rivage. Les volatiles se mirent ensuite à survoler la demeure de Mai en poussant de grands cris et en lâchant sur le sol quelques graines. Quelques temps après, cette semence donna naissance à des plantes rampantes. À mesure qu’elles poussaient, des fruits commençaient à poindre. 

Ils grossissaient à vue d’œil et avaient la forme d’une tête humaine, la peau lisse et une couleur verdâtre. Mai cueillit un fruit et l’ouvrit. Sa chair rose tachetée de petits grains d’un noir de jais avait un goût légèrement sucré et offrait une sensation de fraîcheur. Mai s’écria :

— Un fruit rare que je n’avais jamais vu auparavant. Comme il a été apporté ici par des oiseaux venant de la terre ferme de l’ouest, nous l’appellerons “fruit de l’ouest”. Tu vois, le Ciel nous a sauvés.

Depuis ce jour, les deux époux s’efforcèrent de cultiver cette plante, comptant se nourrir de son fruit pour remplacer le riz qui s’épuisait.

Un jour, un bateau de pêche qui s’était égaré s’échoua sur l’île. Après avoir aidé les pêcheurs à réparer leur embarcation, Mai leur offrit plusieurs fruits de l’ouest en leur demandant, en échange, de rapporter du riz. Il n’eut pas à attendre longtemps. Arriva bientôt un navire chargé de la céréale salvatrice. Les matelots débarquèrent la provision de vivres et reçurent en échange une quantité correspondante de fruits de l’ouest.

À compter de ce jour, le menu de nos insulaires connut une nette amélioration. Assise auprès de la marmite de riz blanc fumant, la femme de Mai disait parfois avec émotion :

— La Providence, tellement juste et lucide, nous a sauvés.

Encouragés par ce succès, les deux époux continuèrent à cultiver cette plante bienfaisante qui leur donnait de bonnes récoltes, tandis que les embarcations de tout genre, navires marchands ou bateaux de pêche, affluaient vers l’île, acheminant riz, instruments de labour et même semences, pour les échanger contre ces fruits de l’ouest. Les marins confiaient à Mai :

— Pour sûr, c’est un fruit unique au monde ! Tous les gens de notre région souhaitent le goûter, dussent-ils offrir en échange du riz en grande quantité.

En quelques années, la culture de cet étrange fruit se développa dans tout le pays. Les noms des époux Mai An Tiêm étaient célèbres ; on les surnommait d’ailleurs “père et mère du fruit de l’ouest”.

Mais laissons les époux Mai à leur besogne et revenons au roi Hùng. Un jour où un mandarin ne réussit pas à accomplir comme il se doit les travaux qui lui avaient été confiés, le roi se plaignit en ces termes : « Si Mai An Tiêm était ici, les choses se seraient passées autrement ». Ce jour-là, il prononça plusieurs fois le nom de son esclave. N’en pouvant plus, deux fois de suite il manda l’un de ses paladins pour s’enquérir de Mai. Celui-ci se hasarda de répondre sans équivoque au monarque :

— Sire, il devrait être mort.

Le roi Hùng ne désespéra pas. Il fit venir l’un de ses esclaves, lui donna des vivres et une barque, et lui ordonna de se rendre au district Aí[1] à la recherche de Mai An Tiêm. Au bout d’un mois, l’esclave revint avec sa barque chargée de pastèques. Il dit au roi :

— Sire, recevez l’offrande des époux Mai.

Il relata les débuts difficiles qu’avaient connus les exilés, puis ajouta :

— Maintenant, les Mai habitent une maison confortable. Ils possèdent une foule de serviteurs, un superbe champ de pastèques, des rizières, de la volaille, bref, ils ne manquent de rien.

Grand fut l’étonnement du roi. Sur un ton mêlé de remords, il dit aux mandarins qui avaient accusé Mai An Tiêm :

— Mai avait raison lorsqu’il disait que ses honneurs et ses richesses provenaient de sa vie antérieure.

Aussitôt, il envoya une escorte dans l’île pour ramener la famille de Mai. Ce dernier fut par la suite réhabilité.

 

L’endroit où avaient poussé les premières pastèques s’appelle aujourd’hui Place An Tiêm. Les habitants de l’île continuent l’œuvre entreprise par les époux Mai. Ils y ont fondé un village baptisé Mai An. Dans l’ancienne demeure des Mai, ils ont érigé un autel en l’honneur des créateurs du fruit de l’ouest.

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[1] Dans la province de Thanh Hóa.


La citadelle de l’escargot et l’arbalète magique

Le roi An Dương Vương[1], ayant conquis le Văn Lang[2], donna au pays le nom de Âu Lạc. Il établit sa capitale à Phong Khê (ou Cổ Loa[3]) et décida d’y élever une citadelle imprenable.

La terre de la colline était, dit-on, dure comme la pierre. Les travailleurs s’acharnaient. Le roi et ses notables, qui inspectaient les travaux, se montraient satisfaits :

— Cette forteresse résistera aux pires typhons et aux plus terribles envahisseurs !

Elle résista si bien que, peu de jours après, les murs s’effondrèrent mystérieusement comme un château de cartes.

Le roi se rendit sur les lieux. La population interrogée disait qu’elle avait entendu des voix, des bruits souterrains, mais que, morte de peur, elle n’avait rien vu car elle n’avait pas osé regarder ! Le roi ordonna de reprendre les travaux et d’achever coûte que coûte la construction. Les travailleurs redoublèrent d’efforts. Mais une seconde fois, les murailles s’écroulèrent. Puis une troisième. Et les gens entendaient toujours quelque chose mais n’osaient aller voir !

Cette fois, le roi s’adressa au Ciel en faisant le tour de la citadelle détruite. Il vit venir à lui un vieillard qui lui dit :

— Demain matin, rendez-vous sur la berge du fleuve. Un ambassadeur vous apportera un message qui vous permettra de construire votre citadelle.

Sur ces mots, le vieillard disparut. Le lendemain, à l’aube, le roi se rendit sur les bords du fleuve. Quand le brouillard se fut dissipé, il vit nager vers lui, en provenance de l’est, une grande tortue d’or qui se présenta comme le génie Kim Qui. Porté au palais sur un plateau d’or, le génie révéla au roi le secret de l’effondrement de la citadelle :

— Au Mont Thất Điểu vit un coq blanc, vieux de centaines d’années, dont l’esprit malfaisant peut prendre diverses formes. Les âmes errantes qui n’ont pu gagner le monde des morts et qui hantent les cavernes et les grottes viennent le trouver par les nuits claires. C’est l’esprit démoniaque du coq blanc qui les a incitées à détruire la citadelle.

— Mais comment retrouver ce coq blanc, demanda le roi ?

— Il a été lié par le sort à la fille du propriétaire d’une auberge construite au pied du Mont Thất Điểu. C’est pourquoi son esprit maléfique prend souvent la forme d’un voyageur. Nous avons des chances de le retrouver là-bas.

Le roi écouta le génie. Il dépêcha de nombreux soldats qui organisèrent une embuscade dans la forêt, puis il se déguisa en voyageur, tout comme le génie. Le propriétaire de l’auberge refusa d’abord de les loger mais, devant leur insistance, il s’inclina.

Au cours de la nuit, des pas sourds se firent entendre, suivis de coups dans le mur et d’appels à la fille du propriétaire. Mais le génie les menaça et les pas s’éloignèrent.

À l’approche du lever du jour, mêmes pas sourds. Sur les conseils du génie, le roi ordonna à ses soldats d’attaquer. Les flèches sifflèrent. Partout, on entendit des cris de douleur, puis les plaintes s’espacèrent. Au lever du soleil, les soldats du roi exhumèrent de nombreux ossements humains, les brûlèrent et dispersèrent les cendres dans les ruisseaux.

Le roi et le génie retournèrent alors à l’auberge et exigèrent du propriétaire que le coq blanc fût sacrifié au Ciel. Mais à peine eut-il la gorge tranchée que la fille du propriétaire tomba raide morte et qu’au même moment, un oiseau s’envola par la fenêtre. Le génie l’abattit, détruisant l’esprit du démon.

Plus rien n’empêcha dès lors la citadelle d’être construite. Large de mille trượng, avec des murailles aussi épaisses que hautes, elle reçut le nom de Citadelle de l’Escargot.

Après avoir aidé le roi An Dương à construire sa citadelle, le génie Kim Qui reprit sa forme initiale de tortue d’or. Mais avant de quitter le roi, il s’arracha une griffe et la lui offrit en disant :

— Mettez-la en guise de gâchette à une arbalète et vous deviendrez invincible car, avec chaque flèche, vous pourrez abattre mille de vos ennemis.

Puis la tortue s’éloigna, glissant sur le fleuve en direction de l’est.

An Dương confia cette griffe à l’un de ses serviteurs, expert dans la fabrication des arbalètes. L’arme magique achevée, le roi la fit suspendre au-dessus de son lit et veilla personnellement sur elle.

À cette époque, Triệu Đà, chef des tribus du Nam Hái (Mer du Sud) en Chine, s’était déjà plusieurs fois livré à des incursions sur le territoire du Âu Lạc, mais l’arbalète magique l’avait aussitôt découragé. Voyant qu’il ne gagnerait jamais par les armes, Triệu Đà usa de la ruse. Il envoya son fils Trọng Thủy proposer à An Dương un pacte de paix, avec l’intention secrète de détruire la fameuse arbalète. Durant son séjour à la cour du roi, Trọng Thủy eut l’occasion de rencontrer Mỵ Chậu, la fille préférée du souverain, celle qui avait des sourcils de bombyx et les yeux du phénix. Son étrange beauté séduisit le jeune homme qui, de son côté, lui fit grande impression. Les jeunes gens finirent par éprouver l’un pour l’autre un amour véritable. 

Il n’y eut pas d’endroit où Mỵ Chậu ne conduisit pas Trọng Thủy. Le roi ne voyait aucun mal à ces promenades sentimentales et n’avait aucun soupçon. Bien mieux, comprenant qu’ils s’aimaient, il leur permit de se marier.

Une nuit où le ciel étoilé les conviait aux confidences, les jeunes époux, assis sur une pierre blanche dans le jardin, contemplaient les hautes murailles de la citadelle.

— Ma chère femme, dit Trọng Thủy en caressant les cheveux de l’aimée, quel secret possède donc votre père pour être ainsi invincible ?

— Aucun secret, mon cher époux, notre pays possède une forte citadelle, des fossés profonds et dispose en plus d’une arbalète magique qui peut abattre plus d’un millier d’ennemis avec une seule flèche. Qui oserait nous disputer la victoire !

Trọng Thủy fit semblant d’entendre pour la première fois l’histoire de l’arbalète et dit :

— Comme je voudrais voir un tel prodige !

Et Mỵ Chậu, sans aucune hésitation, le conduisit dans la chambre de son père où l’arme était suspendue. Elle alla même jusqu’à lui montrer la griffe de la tortue et lui expliqua comment s’en servir.

Trọng Thủy l’écouta avec attention, observa longuement la gâchette et ses dimensions sans rien dire.

Le jour suivant, il rendit visite à son père à qui il donna toutes précisions sur l’arbalète magique. Triệu Đà ordonna alors à un habile spécialiste de lui fabriquer une gâchette en tous points semblables à celle de l’arbalète magique. La gâchette terminée, Trọng Thủy la dissimula sous ses vêtements et revint auprès de sa femme.

An Dương, qui adorait sa fille, fêta le retour de son gendre avec les meilleurs alcools. Trọng Thủy but avec retenue mais le roi et Mỵ Chậu s’enivrèrent. Alors, profitant de l’occasion, Trọng Thủy s’introduisit dans la chambre du roi, s’empara de la griffe et mit à la place sa propre gâchette.

Le lendemain, Mỵ Chậu s’apercevant que son mari ne pouvait rester en place, l’interrogea sur son anxiété.

— Je dois partir à nouveau, mon père m’ayant demandé de revenir pour remplir une mission dans le nord.

Mỵ Chậu, attristée, garda le silence.

— Si des troubles éclataient par hasard ici, comment connaîtrais-je le lieu où vous rejoindre ?

Mỵ Chậu répondit :

— J’ai cette robe de plumes d’oie. Désormais, de quelque côté que je parte, je sèmerai ces plumes sur mon chemin et vous saurez où me retrouver.

Puis elle éclata en sanglots.

De retour à Nam Hái, Trọng Thủy remit la griffe de la Tortue d’Or à son père qui éclata de joie :

— Cette fois, tout le Âu Lạc m’appartiendra !

Peu après, il mobilisa ses troupes. An Dương, sûr de son invincibilité, ne s’inquiéta nullement, il attendit que l’ennemi fût au pied des murailles pour mettre l’arbalète en action. Alors seulement, il s’aperçut de la substitution. Les troupes de Triệu Đà enfoncèrent les portes et An Dương n’eut que le temps de sauter sur son cheval avec sa fille en croupe et de s’enfuir par une porte dérobée. Mỵ Chậu, elle, aveuglée par l’amour, ne pensait qu’à parsemer son chemin de plumes d’oie. Après des jours de fuite échevelée, ils atteignirent une colline dans le Nghệ Tĩnh. Ils allaient descendre pour se reposer quand le roi aperçut l’armée ennemie. Désespéré, il se tourna vers la mer et appela la Tortue d’Or à son secours. Un vent violent souleva des nuages de poussière, secoua les forêts, et le génie apparut :

— Roi, l’ennemi est en croupe derrière toi !

An Dương comprit alors. Fou de rage, il prit son épée, tua Mỵ Chậu et se précipita dans la mer. L’armée de Triệu Đà s’empara de la Citadelle de l’Escargot. Quant à Trọng Thủy, il s’en alla seul à recherche de Mỵ Chậu, suivant les plumes d’oie semées sur la chemin.

Arrivé au bord de la mer, il vit le corps de sa femme dont la mort n’avait pu effacer la beauté. Il l’emporta pour l’inhumer dans la Citadelle de l’Escargot puis se jeta dans un puits.

 

Aujourd’hui encore, dans le village de Cổ Loa, devant le temple du roi An Dương, existe le Puits de Trọng Thủy. Selon la légende, les huîtres qui burent le sang de Mỵ Chậu qui avait coulé jusqu’à la mer devinrent des huîtres perlières. Il paraît que si on lave l’une de ces perles avec l’eau du Puits de Trọng Thủy, elle prend un orient incomparable.

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[1] An Dương Vương ou Thục Phán. Ce chef des Âu Việt s’empara en 258 AEC du Văn Lang des rois Hùng et fonda le royaume Âu Lạc.

[2] “Royaume” archaïque qui aurait émergé il y a environ 4 ou 5000 ans.

[3] Village à 16 km au nord de Hanoi.


La légende du génie du temple de Chèm

Il était une fois, dans le village de Chèm, à quelques kilomètres de Hanoi, un jeune homme appelé Lý. Doté d’une imposante stature et d’une force colossale, il était un homme au grand cœur, serviable, toujours disposé à défendre les faibles et à faire la charité. Pour cela, il gagna l’estime, l’admiration et le respect d’autrui. Les habitants du village lui donnèrent le surnom de Ông Trọng[1] d’où son nom complet Lý Ông Trọng.

Alors, à l’époque, dans les eaux du fleuve Cái[2]qui coulait aux pieds du village, apparut un jour une grande tortue aquatique. On ignorait son origine, mais sa méchanceté effrayait tous les habitants du lieu. L’imagination des gens lui avait attribué la responsabilité de toutes les noyades survenues dans le fleuve.

Un jour où la mère de Ông Trọng était venue puiser de l’eau au fleuve, le féroce animal apparut et l’enleva. Lý Ông Trọng, plongé dans une profonde tristesse, ne songeait plus qu’à venger sa mère bien-aimée et, en même temps, à en finir avec l’angoisse infligée par ce monstre à la population. Il fit construire un grand barrage sur le fleuve puis le vida de ses eaux. Une fois le lit asséché, armé d’une audace et d’une bravoure hors du commun, il réussit à capturer le monstre vivant et l’offrit en sacrifice rituel à la mémoire de sa mère et des autres victimes. Après la cérémonie, il en consomma la chair, non sans pleurer à chaudes larmes, afin d’apaiser définitivement sa haine.

En ce temps-là, le roi ordonna de recruter massivement des jeunes gens en parfaite santé pour la construction du palais royal et d’autres édifices publics. Lý Ông Trọng compta parmi les coolies enrôlés de force. Les hommes travaillaient durement sous les coups de fouet des surveillants. Devant tant de souffrance et d’humiliation, Lý Ông Trọng se plaignit, ce qui entraîna les représailles de ses gardes chiourmes, puis il finit par déserter. N’osant pas retourner au village de peur d’être enrôlé de nouveau, il mena une vie d’errance, non sans apprendre un métier pour gagner sa vie. Peu de temps après, lors d’une rixe, il causa par mégarde la mort de son adversaire. Arrêté par les autorités, il fut conduit à la cour pour y être jugé par le roi. Admirant la belle stature et la physionomie dénotant la puissance surnaturelle du condamné, le roi n’eut pas le cœur de le faire exécuter. Il le gracia et l’enrôla dans sa garde. Progressivement, gagnant l’estime et la confiance du monarque, Lý Ông Trọng monta rapidement dans la hiérarchie et devint finalement officier d’ordonnance du roi, veillant jour et nuit à ses côtés.

À l’époque, le roi d’Annam An Dương Vương était soumis à la vassalité de l’empereur chinois des Ts’in , Ts’in Che Huang Ti. La renommée de Lý Ông Trọng franchit la frontière pour parvenir à la cour chinoise. L’empereur des Ts’in[3] demanda au roi d’Annam de lui livrer Lý comme tribut, tribut que le vassal avait obligation de payer régulièrement au souverain. Ne pouvant refuser, le roi se vit contraint de laisser Lý quitter le pays.

Comme dans son pays natal, Lý gagna rapidement l’estime de l’empereur chinois qui, en récompense, le proclama général commandant des troupes impériales et gouverneur de la province de Lâm Thao. Depuis des années, les barbares Hung Nô[4] lançaient des invasions contre le pays. Repoussés par les troupes impériales, ils se retiraient mais, peu après, renouvelaient leurs intrusions, menaçant la vie paisible des populations frontalières. 

Depuis l’arrivée du général Lý, les Hung Nô n’osaient plus récidiver, la seule apparition du chef de guerre sur le front suffisant à les mettre en déroute. Une paix durable s’installa. L’empereur des Ts’in redoubla d’estime envers Lý. Il lui décerna des titres honorifiques plus élevés encore et le maria à l’une de ses princesses.

Au sommet de la gloire, Lý Ông Trọng demanda l’autorisation de retourner dans son pays natal. Il fut très ému de revoir les habitants du village de Chèm. Mais peu après, les Hung Nô, constatant son absence, tentèrent de nouvelles incursions dans le territoire chinois. L’empereur des Ts’in sollicita alors le retour de son brillant général. Cependant, celui-ci ne désirait plus revenir, préférant soutenir son peuple dans l’adversité. Il déclina fermement les suggestions de quelques villageois qui lui conseillaient de repartir pour préserver la gloire dignement acquise. L’empereur des Ts’in, furieux devant le refus du général Lý, tenta de lever des troupes pour envahir le pays en guise de représailles. Effrayé, le roi d’Annam se vit obliger de mentir en déclarant que Lý Ông Trọng était mort. L’empereur envoya une mission de vérification qui exigea l’exhumation du corps et l’envoi de ses ossements à la cour de Chine. Acculé, Lý Ông Trọng se trancha la gorge pour calmer la fureur de l’empereur chinois, contribuant ainsi à la détente entre les deux pays.

Après avoir reçu les ossements de Lý, l’empereur des Ts’in lava le roi d’Annam de tous soupçons. Restait cependant la question de l’invasion des Hung Nô. Alors, pour les intimider, l’empereur fit construire une statue en bois représentant l’invincible général et plaça à l’intérieur des articulations rendant ses membres mobiles. On installa la réplique sur la citadelle de Han Yang, près de la frontière. L’envoyé des Hung Nô, lors une mission de reconnaissance, crut ainsi que le général Lý était encore vivant. Depuis, les envahisseurs se soumirent à la cour chinoise comme par le passé .

Les habitants du village[5] de Chèm racontèrent par ailleurs que depuis que Lý Ông Trọng avait capturé et tué la grande tortue offerte en sacrifice à sa mère défunte, ils n’avaient plus déploré de noyade dans les eaux du fleuve Cái.

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[1] Litt. monsieur le Respecté.

[2] Sông Cái (litt. “fleuve grand”) désigne le Fleuve Rouge (Sông Hồng) qui traverse Hanoi.

[3] Ts’in (ou Q’in) (221-206 AEC) : premier état fondé par l’empereur Q’in.

[4] Connus en français sous le nom de Hun.

[5] Depuis a été édifié un temple (đền Chèm) maintes fois reconstruit dédié à Lý Ông Trọng (Lý Thận), devenu maison communale de Thụy Phương (Từ Liêm, Hanoi).

 

Chutes de Ban Gioc, situées à 99 km au nord-est de Cao Bằng, à la frontière chinoise.

Lieu : Viêt Nam, Ban Gioc.

Durée : 02:13. © Patrick Kersalé 1993-2024.


Le Buffle d’Or et le lac de l’Ouest

Sous la dynastie des Lý[1], vivait un homme qu’on surnommait le Géant. Sa taille imposante suffisait à effrayer les plus vaillants guerriers de la Cour bien qu’il n’eût défié personne en combat singulier. Entré en religion dès son jeune âge, le Géant aimait voyager. Il portait habituellement sur lui deux objets : un bâton en fer étrangement lourd et un cabas. Un cabas comme les autres en apparence, mais qui pouvait contenir toutes les choses qu’on y mettait sans paraître plus gros.

Le roi avait besoin d’une grande quantité de bronze noir pour fondre des objets rituels, mais ce métal n’existait pas dans le pays. Alors il fit venir le Géant et le pria de se rendre en Chine pour se le procurer. Il accepta et fit route en direction du nord. Il n’oublia pas d’emporter son cabas.

Après plusieurs jours de voyage, il arriva à la capitale chinoise. Lorsqu’il fut devant l’empereur, celui-ci lui demanda :

— D’où êtes-vous et que venez-vous faire dans mon royaume ?

— Sire ! Je viens chercher du bronze noir et divulguer la doctrine bouddhique au pays Đại Việt[2].

L’empereur de Chine supposant que le Géant devait venir avec une importante suite, il reprit :

— De combien de personnes se compose votre délégation ? De quelle quantité de bronze avez-vous besoin ?

Le Géant montra son cabas et répondit :

— Sire ! Je suis venu tout seul et je ne demande qu’à remplir ce cabas.

Le souverain sourit à la vue de celui-ci :

— Si ne n’est que cela ! s’exclama-t-il. Je peux même vous en donner cent.

Aussitôt, l’empereur émit un édit dans lequel il ordonna au mandarin magasinier d’ouvrir le dépôt de bronze noir et autorisa le religieux à en prendre autant qu’il le pouvait.

Avant d’arriver au dépôt, il fallait traverser une vaste cour au milieu de laquelle il y avait une plate-forme où se trouvait la statue d’un énorme buffle en or qui brillait de tous ses éclats. Le mandarin magasinier désigna la statue et dit en plaisantant au Géant :

— Voulez-vous l’emporter avec vous ?

— Oh, non ! Je n’ai besoin que d’une petite quantité de bronze noir.

Le Géant versa tout le bronze du dépôt dans son cabas qui n’était rempli qu’à demi. Il l’accrocha à une extrémité de son bâton puis s’en retourna.

Voyant le dépôt vide, le mandarin magasinier se hâta de rapporter la nouvelle à l’empereur qui envoya sur-le-champ cinq cents soldats à la poursuite du Géant pour reprendre le cabas. Entre-temps, ce dernier avait effectué un long trajet. Il arrivait au bord d’un fleuve lorsqu’il entendit des cris retentissant derrière lui. Il se retourna et vit une foule de soldats courir dans sa direction en hurlant de colère. Sans se presser, il jeta son chapeau[3] dans l’eau, y déposa son cabas et nagea en le poussant. Lorsque les soldats arrivèrent, le Géant était déjà au milieu du courant. Ils l’appelèrent vivement :

— Que le vénérable bonze nous attende ! Notre empereur nous a chargés de l’aider à transporter le cabas et de l’escorter.

Mais le Géant, qui n’était pas dupe, s’écria :

— Je remercie l’empereur de sa haute bienveillance, mais je peux me débrouiller seul, ne vous inquiétez pas !

Impuissants, les soldats durent rebrousser chemin.

Le Géant continua sa route vers le Sud en longeant la mer. Arrivé à l’embouchure d’un fleuve, il vit un grand bateau qui allait faire voile en direction du pays việt. Il mit son cabas sur le quai et chercha le capitaine du bateau pour lui demander de le prendre à son bord. Le voyant seul avec un petit cabas, le capitaine y consentit.

Lorsqu’un matelot se rendit sur le quai pour prendre le cabas, il le trouva excessivement lourd. Un autre lui vint en aide, puis un troisième, puis tout l’équipage. Le petit cabas ne bougeait toujours pas. Alors, le Géant arriva et dit :

— Ne vous dérangez pas, laissez-le moi.

Le cabas dans une main, le bâton et le chapeau à large bord dans l’autre, il embarqua au grand étonnement de tout le monde.

Comme le bateau trop chargé se trouvait à fleur d’eau, le capitaine hésitait à donner l’ordre d’appareiller. Le Géant lui dit alors :

— N’ayez crainte. Je peux vous assurer qu’il ne sombrera pas.

Poussé par un bon vent en poupe, le bateau fendait les flots et avançait rapidement. Mais quelques jours plus tard, une tempête soudaine se déchaîna en pleine mer.

Dans le gonflement des vagues, l’on vit un énorme poisson, la gueule béante, foncer sur le bateau comme pour l’avaler. L’embarcation tanguait et roulait. Les hommes du bord étaient terrorisés. Le Géant les calma :

— Soyez tranquilles. Laissez-moi m’occuper de ce monstre.

Le Géant empoigna une grosse courge et se mit à la proue du navire. Lorsque le monstre fut à sa portée, il la lui envoya en pleine gueule. Au moment même où le poisson attrapa le fruit, l’homme se jeta dans les flots et le tua à l’aide de son bâton. Le corps du monstre fut scindé en trois parties qui se transformèrent en trois îlots. Aussitôt, la mer redevint calme et le voyage se termina sans autre incident.

Le Géant se présenta au roi pour lui annoncer que sa mission était accomplie. Le souverain lui ordonna de fabriquer quatre objets pour célébrer le culte bouddhique[4], objets qui seraient transmis à la postérité. Le Géant réunit les meilleurs fondeurs du pays, puis il divisa le cabas de bronze noir en quatre parts. Il érigea tout d’abord une tour à neuf étages appelée Báo Thiên, si haute qu’on pouvait l’apercevoir à dix lieues à la ronde. Ensuite, il fondit une statue de Bouddha et un brûle-parfum aux dimensions gigantesques. Enfin, il fondit une cloche si grosse que lorsqu’on la frappait, ses vibrations se prolongeaient jusqu’en Chine.

Aux vibrations des sons de la cloche, le buffle d’or qui se trouvait devant le dépôt de bronze noir en Chine se réveilla soudain. On sait que le bronze noir est mère de l’or. Les sons de la cloche révélèrent à l’animal que sa mère était en pays Việt. Aussi il se redressa et courut d’un seul trait vers le Sud. Il retrouva la cloche fondue par le Géant et se coucha près d’elle d’un air attendri.

Cet événement imprévu inquiéta le Géant qui se dit : « Si chaque fois que l’on fait sonner la cloche, l’or du monde afflue vers notre pays, nous allons nous attirer de gros ennuis ». Par précaution, il demanda au roi de la faire disparaître pour éviter un conflit éventuel avec les autres pays. Le roi l’approuva.

Du haut d’une montagne, le Géant jeta dans le Lac de l’Ouest la cloche qui fendit l’air et disparut dans les eaux avec grand fracas. Au bruit que fit la cloche, le buffle d’or se précipita dans le lac à la suite de sa mère.

Depuis, dans les rares moments de solitude, on voit l’anse de la cloche émerger de la surface du lac et le Buffle d’Or aller et venir sur ses rives, lequel disparaît aussitôt au fond des eaux à la vue des hommes. C’est pourquoi on donne au Lac de l’Ouest l’autre nom de “Gouffre du Buffle d’Or”. Quant au Géant, il fut révéré par les fondeurs qui le nommèrent Père de la fonderie.

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Cloche de monastère en bronze à battant externe. © P. Kersalé 1998-2024.
Cloche de monastère en bronze à battant externe. © P. Kersalé 1998-2024.

[1] Le fondateur de la dynastie des Lý (914 -1028) est le roi Lý Thái Tổ.

[2] Au cours de son histoire, le Viêt Nam porta différents noms : Văn Lang (période des rois Hùng, Ier millénaire AEC) ; Âu Lạc (roi An Dương Vương, seconde moitié du IIIe s. AEC). Vạn Xuận (544-603) ; Đại Cồ Việt (968-1054) ; Đại Việt (1054-1400) ; Đại Ngu (1400-1407) ; Đại Việt (1428-1804). Depuis 1804, les Nguyễn ont adopté le nom Việt Nam mais ont employé de préférence Đại Nam. Le mot Việt Nam est devenu officiel depuis la révolution de 1945. Sous le domination chinoise (179 AEC - 938 EC), différents noms : Giao Chỉ Bộ, Giao Chậu Đổ Hộ Phủ (Giao Chậu), An Nam Đổ Hộ Phủ (An Nam). Sous les Ming : principauté Giao Chÿ (1417-1427).

[3] tu lờ : très large chapeau porté par les bonzes.

[4] Dans les cinq premiers siècles de l’ère chrétienne, le bouddhisme indien est introduit au Viêt Nam par voie maritime grâce aux moines accompagnant les marchands indiens. Au IIe s. EC, il a aussi pénétré par la Chine. Le bouddhisme vietnamien est hétérogène et syncrétique. On rencontre d’ailleurs dans les pagodes de nombreuses formes du Bouddha, des Saints-Héros, des autels pour le culte des ancêtres… D’une manière générale, le bouddhisme du Sud est plus proche de l’enseignement original du Bouddha. Celui du Nord, plus souple, adopte plus facilement les dogmes et pratiques d’autres religions et croyances.


 

La princesse Liễu Hạnh

Cela se passait dans des temps anciens au Royaume Céleste... L’Empereur de Jade[1] avait une fille du nom de Liễu Hạnh. D’une conduite relâchée et d’un caractère acerbe, elle ne se pliait pas aux dispositions célestes. L’Empereur eut beau l’éduquer, il n’arrivait pas à corriger ses mauvaises inclinations. Il se décida donc à la punir pour son obstination. Pour avoir commis une faute grave, Liễu Hạnh fut condamnée par le roi son père à vivre trois ans dans le bas-monde. Elle se changea en une belle jeune fille et vint se fixer sur le col de Ngang[2] où elle tint une auberge. Depuis longtemps, cet endroit était inhabité car situé au milieu d’une forêt dense infestée de bandits et de fauves. Mais comme il se trouvait sur la grande route qui reliait le nord et le sud du pays, l’auberge de Liễu Hạnh constituait un excellent lieu de villégiature. Tous ceux qui passaient par là ne manquaient pas de s’y arrêter, d’autant qu’ils étaient servis par une femme d’une grande beauté.

Liễu Hạnh ne se défit pas de son agressivité. Les clients corrects pouvaient partir tranquilles, mais gare à ceux qui tenaient des propos galants ou qui se montraient trop autoritaires. Elles les condamnait à mourir où à devenir fous.

À l’époque où régnait le roi Lý Thái Tổ, courut le bruit qu’une belle jeune fille tenait une auberge au col de Ngang. La rumeur publique allait bon train. Les uns disaient qu’il s’agissait d’une fille très versée dans l’art du combat qui pouvait tenir tête à une centaine de personnes ; les autres la prenaient pour une fille inconvenante, aux mœurs douteuses. D’autres encore prétendaient que c’était une fée descendue du ciel pour éprouver les mortels. Quoi qu’il en fût, la beauté de l’aubergiste du col de Ngang devait attirer un bon nombre de jeunes prétendants. Parmi ceux-ci se trouvait le prince héritier qui s’était énamouré d’elle. Il envisagea de la faire enlever, mais un tel acte serait réprimé par son père. Par ailleurs, la réputation de l’aubergiste en matière d’arts martiaux le fit hésiter. Finalement, brûlant du désir de la rencontrer, à l’insu du roi et de la reine, il se déguisa en gentilhomme et, suivi d’une bonne escorte, se mit en route pour un voyage qui devait durer dix jours. Il traversa le fleuve Lam[3], franchit le mont Nam Gioi et arriva au pied du col de Ngang.

Liễu Hạnh était au courant de l’arrivée du prince. Elle savait que c’était un homme vulgaire, sans caractère, qui menait une vie de plaisirs, et ne voulait pas le recevoir dans son auberge. Elle se transforma en pêcher et vint se planter au bord de la route, à l’endroit où s’arrêta le prince. Dans l’arbre pendait un superbe fruit, mûr à point. Le prince se hâta de le cueillir. Au moment où il le porta à sa bouche, le fruit se ramollit, se réduisit et finit par s’évanouir.

— Ce fruit est enchanté, s’écrièrent ses gardes. N’y touchez pas !

Le prince fut pris d’un vague malaise, mais il ne comprit pas que Liễu Hạnh voulait le dissuader de continuer son voyage. Il se remit toutefois en marche.

Le prince fut fasciné par la beauté de Liễu Hạnh. Les plus belles femmes de la cour n’auraient pu se comparer à elle. Discrètement, il ordonna à sa suite de passer la nuit dans l’auberge. Le soir venu, il dit à l’aubergiste :

— Nous avons encore un long parcours à faire et la nuit nous surprend. Pourriez-vous nous héberger ?

Liễu Hạnh, connaissant les intentions secrètes du prince, refusa poliment :

— L’étroitesse de notre auberge ne saurait convenir à Votre Honneur. De plus, les domestiques sont des femmes... À une demi-lieue d’ici, à l’est, vous trouverez un village où vous serez bien servi.

— Je préférerais rester ici ! Ne vous inquiétez pas, j’aurai seulement besoin d’un petit espace pour mettre ma moustiquaire. Je ne vous dérangerai pas davantage.

— À votre aise !

Les gardes préparèrent leurs couchettes en étendant des nattes dans la cour. On mit la moustiquaire dans l’auberge. Le prince et l’aubergiste s’entretenaient en tête à tête. Dans la fraîcheur du soir, à la clarté de la lune, Liễu Hạnh apparaissait dans toute sa splendeur. Le prince céda à la tentation ; il saisit la main de la jeune fille qui la retira brusquement et se sauva dans sa chambre. Le prince hésita un moment, puis courut à sa suite. Entre-temps, l’aubergiste attrapa une guenon qu’elle transforma en une jeune fille et l’introduisit dans sa chambre. Lorsque le prince entra, il y trouva une femme non moins belle que l’aubergiste et l’enserra dans ses bras. Soudain, il poussa un hurlement de terreur qui fit sursauter ses gardes. La jeune fille qu’il entourait de ses bras était devenue une horrible guenon velue. Les gardes accoururent. La guenon se mua en un cobra qui cracha des gerbes de flammes avant de disparaître. Le prince tomba sans connaissance. On le transporta à la cour.

Le choc qu’avait reçu le prince le rendit fou. Son esprit s’égara, tantôt il divaguait, tantôt il s’enfermait dans un mutisme opiniâtre. La reine était très inquiète. D’une part, elle eut soin de ne point révéler l’imprudente escapade de son fils et d’autre part, elle fit venir les meilleurs médecins de la capitale. Mais tous s’avouèrent vaincus. On lui conseilla de demander l’aide des huit Kim Cang qui se trouvaient à Thanh Hóa…

Qui étaient ces huit Kim Cang ? Remontons mille ans auparavant. Un jour, la déesse Quan Yin[4] apparut au-dessus de la Mer de l’Est. Elle lança dans les airs deux sacs : l’un tomba dans l’eau, l’autre sur le mont Oi, dans le village de An Đổng[5]. Longtemps après, de ces deux sacs poussèrent deux fleurs, puis de chacune des fleurs sortirent quatre génies doués de pouvoirs surnaturels. Sur l’ordre de la déesse, ceux-ci combattirent les démons qui semaient la terreur dans la région. Leur mission accomplie, ils regagnèrent la province de Thanh Hóa. On les appela les huit génies Kim Cang.

Grâce aux remèdes magiques des huit Kim Cang, la santé du prince se rétablit peu à peu. Après sa guérison, il se présenta au roi et lui avoua sa faute en relatant sa rencontre avec l’aubergiste du col de Ngang. Irrité de voir son fils transgresser ses ordres, il le destitua du titre de prince héritier et lui substitua son fils cadet. Mais, ce qui l’irritait davantage, c’était la présence dans son royaume d’une fille qui faisait fi de ses institutions.

Il ordonna au gouverneur de la province de Nghệ An de fournir des renseignements sur l’aubergiste du col de Ngang. Le roi reçut bientôt un rapport dans lequel, il était notamment dit : « Il s’agit d’un démon doué de grands pouvoirs qui se plaît à nuire aux jeunes gens. »

Les meilleurs magiciens furent mobilisés pour éliminer le démon, mais leurs vertus magiques ne parvinrent pas à le contrer. Le roi dut demander l’assistance des huit Kim Cang qui se mirent aussitôt en route. Ayant appris leur arrivée, Liễu Hạnh marcha à leur rencontre. Le combat fut acharné. Les huit génies firent appel au vent : une tempête se déchaîna, renversant les arbres et inondant le col. Liễu Hạnh fit pleuvoir sur ses adversaires une grêle de terre et de pierres. Les huit Kim Cang se transformèrent alors en huit fauves qui se ruèrent sur la fille pour la dévorer mais, par une opération magique, celle-ci s’élança dans les airs et les dispersa. Le combat dura trois jours sans que l’une ou l’autre des deux parties pût se rendre maître du champ de bataille. Se sentant incapables de vaincre, les huit Kim Cang montèrent au ciel pour implorer l’aide de la déesse Quan Yin. Celle-ci leur remit un sac dans lequel ils enfermèrent Liễu Hạnh et la ramenèrent à la cour. Le roi interrogea la captive :

— Qui es-tu ?

— Sire, je suis la fille de l’Empereur de Jade. Condamnée par mon père à descendre sur la Terre, j’ai élu domicile au col de Ngang.

— Pourquoi oses-tu semer le désordre dans mon royaume et faire du mal à mon fils ?

— Je punis les gens de mauvaise conduite qui inquiètent les femmes et oppriment les faibles. Je ne fais que respecter la loi.

Les sages propos de la fille de l’Empereur de Jade apaisèrent la colère du souverain qui donna l’ordre de la relâcher.

Peu de temps après, Liễu Hạnh mit au monde un garçon dont chaque main présentait six doigts. Elle le confia à une religieuse d’une pagode située sur le mont Hong Linh en lui recommandant :

— Faites en sorte que mon fils devienne un homme illustre de la cour.

Au bout de trois ans, Liễu Hạnh retourna au ciel mais, peu de temps après, elle fut de nouveau condamnée par son père à vivre parmi les mortels. Cette fois-ci, elle vint s’installer au col de Ba Doi, un endroit aussi désert que le col de Ngang. Elle y érigea un somptueux palais entouré d’un mur d’enceinte. À l’intérieur, elle aménagea un parc paré de fleurs aux mille couleurs et peuplé d’oiseaux rares. Dans les claires eaux d’un étang vivait une multitude de poissons. Ce parc d’agrément était ouvert à tous. Liễu Hạnh offrait du thé, des fruits, des friandises. Les clients étaient tenus de se montrer corrects sous peine d’être punis.

Quelques années après, Liễu Hạnh donna naissance à un second garçon qui n’avait que quatre doigts à chaque main. Elle le confia à une bonzesse de la pagode Bá Đỏ en lui disant :

— Au cours de mes deux descentes sur la Terre, j’ai mis au monde deux enfants. Malheureusement je n’ai pu leur assurer un brillant avenir, l’un ayant deux doigts de trop et l’autre deux de moins. Veillez à ce que celui-ci devienne au moins docteur.

Ayant expié sa faute, Liễu Hạnh brûla son domaine et monta au ciel. Par la suite, ses enfants devinrent célèbres : l’un des deux obtint le titre de docteur, le docteur Quỳnh.

Les vestiges des deux temples bâtis par Liễu Hạnh à Thanh Hóa et Nghệ An furent restaurés mais nul n’osa toucher aux objets de culte par crainte des représailles de la princesse.

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[1] (Ngọc Hoàng) Maître du Royaume Céleste. Sa statue figure souvent dans les pagodes, encadrée par celles de Nam Tào (génie des naissances) et Bắc Đẩu (génie qui décide de la date de la mort des hommes). Au XVIe s., sa statue fit son apparition à la pagode de Ngổ Sơn (Phúc Thọ, Hà Tậy). Au XVIIe s., elle se rencontre souvent dans les temples taoïstes. Depuis le XVIIIe s., elle est présente dans les pagodes et les temples dédiés aux Saintes Mères.

[2] D’une altitude de 256 m., ce col se trouve aux confins des provinces de Quáng Bình et Hà Tĩnh, dans le centre du Viêt-nam.

[3] Dans la province de Hà Tĩnh.

[4] Appelée aussi Quan Âm, manifestation féminine du bodhisattva Avalokiteçvara, déesse de la miséricorde.

[5] Dans la province de Thanh Hóa.

 

Chầu văn sont des chants de médium interprétés lors des cérémonies rituelles du culte đồng bóng, croyance libre et syncrétique n’imposant aucun dogme, aucune discipline ou règle de vie aux adeptes, qui sont majoritairement des femmes provenant de toutes les couches de la société. Le culte đồng bóng a une origine obscure mais très ancienne : au IIe s. AEC, l’historien chinois de l’époque des Han antérieur, Seu Ma Tsien, mentionnait déjà son nom. Le chant est accompagné d’un luth bicorde (đàn nguyệt), d’un petit tambour (trống con), d’un bloc de bois (phách) et d’un petit gong (cánh).

Interprètes : Vũ Ngoc Chậu (đàn nguyệt), Lương Trong Quỳnh (percussions).

Lieu : Viêt Nam, Hanoi - Studio du Conservatoire de l'armée.

Durée : 03:25. © Patrick Kersalé 1999-2024.


La chanteuse et les envahisseurs Ming

Ensemble de ca trù. © P. Kersalé 2006-2024.
Ensemble de ca trù. © P. Kersalé 2006-2024.

 

 

Le village de Đào Đặng, dans l’ancienne province de Hưng Yên, se composait de plusieurs hameaux. L’un d’entre eux était habité de jeunes chanteuses professionnelles renommées pour leur beauté et leur belle voix.

À cette époque, sur le sol vietnamien, régnait la domination chinoise des Ming[1]. Après les opérations de pacification, les envahisseurs établirent partout des postes militaires en vue de resserrer le contrôle et la répression des populations. Le village de Đào Đặng ne faisait pas exception. Cependant, il se situait dans une région marécageuse infestée de moustiques qui effrayaient les soldats. C’est pourquoi ceux-ci firent confectionner de gros sacs de couchage dont la fermeture se trouvait à l’extérieur. La nuit, chacun se recroquevillait dans son sac pour dormir tranquillement. Seul un garde restait éveillé et s’occupait de tirer le lacet fermant les sacs de couchage.

Chaque soir, les chanteuses du village de Đào Đặng étaient obligées de servir les soldats Ming et de les divertir en chantant et en dansant ; elles finirent même par devenir des objets de débauche. Đào Thị se distinguait d’elles tant par sa beauté que par son génie. Rapidement, elle gagna la confiance des soldats qui lui confièrent le rôle de tirer le lacet de fermeture des sacs de couchage. Patriote de nature et nourrie de la haine de l’agresseur, Đào Thị ne laissait échapper aucune occasion d’éliminer un ennemi. Profitant de la confiance et du manque de précautions des soldats Ming, elle fit venir un groupe de jeunes gens au poste, s’entendant avec eux sur un plan audacieux visant à liquider tous ces soldats, coupables de tant de crimes immondes. Tout le monde attendit tard dans la nuit que les soldats Ming fussent plongés dans un profond sommeil pour lancer l’assaut. Sous la conduite de la belle chanteuse Đào Thị, les jeunes patriotes s’emparèrent de tous les sacs de couchage et de leur charge, les poignardèrent et les jetèrent dans les eaux du fleuve.

On attribue aujourd’hui l’appellation ả đào (de la chanteuse Đào Thị) au genre classique de musique vietnamienne ca trù. On dit vulgairement chanson ả đào au lieu de chanson ca trù pour commémorer le glorieux fait d’armes de la chanteuse patriote du village de Đào Đặng.

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[1] Dynastie chinoise fondée à Nankin par Zhou Yuanzhang qui régna de 1368 à 1644.

 

De tous les genres musicaux traditionnels du Viêt Nam, le ca trù est probablement l’un des plus respectés. Il s’agit d’une forme de chant au large répertoire fort apprécié des lettrés vietnamiens. Les chanteuses professionnelles commencent à appréhender cet art difficile dès le plus jeune âge. On accepte communément que le ca trù est né à l’époque des Lý (XIe-XIIIe s.) quand le roi Lý Thái Tổ (1010-1028) ordonna la sélection de chanteuses et de musiciens dans tout le pays pour constituer une formation féminine de chant et de musique royale destinée à servir les grandes cérémonies et les réceptions diplomatiques de la cour. Jusqu’à l’époque des Trần (XIIIe-XVe s.), le ca trù était essentiellement un art de cour. À partir de l’époque des Lê (XVe-XVIe s.), on vit apparaître les chants de ca trù cửa đình interprétés devant le temple communal du village. Il nous faut peut-être attendre la fin du XVIIe s. pour voir apparaître la forme de ca trù la plus répandue, le ca trù ca quán, interprétée dans des “maisons de chants” (ca quán) généralement regroupées dans les chefs-lieux de provinces et dans les villes. Ces maisons de chants étaient des salons fréquentés par diverses clientèles, lettrés ou simples paysans, venant pour écouter de la musique et des chants. L’ambiance intimiste de ces lieux concourut grandement au développement du ca trù qui devenait enfin accessible au peuple. Beaucoup d’hommes de lettres composaient des chansons pour les faire interpréter sur place, enrichissant ainsi constamment le répertoire. Après l’avènement de la République du Viêt Nam, le ca trù sombra pour des raisons idéologiques, le gouvernement le considérant comme un instrument servant la classe dominante. Ainsi, ayant perdu ses structures traditionnelles, il disparut pratiquement du paysage musical pendant 30 ans. À partir des années 1980, on commença à s’y réintéresser, mais les efforts entrepris pour une véritable restauration sont tellement insignifiants que ses chances de survie sont très minces. Il a finalement été inscrit en 2009 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l'UNESCO, le plaçant ainsi sous les feux des projecteurs. (D’après un inédit de Ngổ Linh Ngọc et Đàm Quang Minh).

Interprètes : Phó Kim Đức (chant, cỗ phách), Nguyễn Văn Khuê (đàn đáy).

Lieu : Viêt Nam, Hanoi. Durée : 03:23. © Patrick Kersalé 1999-2024.

PAE associé : Viêt Nam, le chant ca trù


Le lac de l’épée restituée

L’histoire remonte à l’époque des Ming où la domination chinoise pesait lourdement sur le Viêt-nam. La population, accablée d’impôts, haïssait l’occupant. Dans le Thanh Hóa, district de Lam Sơn, des patriotes, avides de liberté, se soulevèrent. Mais les forces étaient par trop inégales et ils allaient de défaite en défaite. C’est alors que Long Quân, roi de l’Empire des Eaux, décida d’intervenir.

À cette époque, vivait au Thanh Hóa un pêcheur nommé Lê Thận. Une nuit où il relevait son filet, il le sentit beaucoup plus lourd que de coutume : « Un gros poisson ! » pensa-t-il tout heureux. Mais ce n’était qu’une barre de fer qu’il rejeta à l’eau. Un peu plus loin, comme il levait à nouveau son filet, il y trouva la même barre de fer. Et ainsi trois fois de suite. Surpris, il regarda de plus près cet objet insolite.

— Oh ! Oh ! C’est une épée, s’écria-t-il.

À quelque temps de là, il rejoignit les volontaires de Lam Sơn.

Un jour, le commandant en chef Lê Lợi[1] et quelques hommes de troupe entrèrent chez Thận. La cabane était obscure, même en plein jour, mais dans un coin brillait l’épée. Étonné, Lê Lợi s’en saisit et, l’examinant, vit gravés sur le métal ces mots : “Par la volonté du Ciel !”. Cependant personne n’y attacha grande importance.

Or, peu de temps après, Lê Lợi et ses lieutenants durent battre en retraite. Traversant une forêt, le commandant aperçut soudain une étrange lumière au faîte d’un banian[2]. Grimpant aussitôt à l’arbre, il vit qu’elle provenait d’une poignée d’épée incrustée de jade. C’est alors qu’il se souvint de l’épée vue chez Thận.

Le jour suivant, retrouvant le jeune pêcheur, il lui fit part de sa découverte. Miracle ! la poignée s’adaptait parfaitement à l’épée.

— Mon prince, c’est le Ciel qui vous l’envoie ! s’écria Thận. Nous jurons de vous suivre et de sacrifier notre vie pour l’indépendance de la Patrie !

Dès lors, l’épée sacrée aux mains de Lê Lợi décupla l’ardeur des soldats et fit merveille. Bientôt, tout le pays fut libéré.

Un an après avoir chassé les Ming, Lê Lợi, devenu roi[3], se promenait sur le Lac de Tá Vọng au cœur de la capitale. Assis dans la barque royale, il vit soudain surgir des eaux une tortue d’or. Elle lui dit :

— Je vous prie de bien vouloir rendre à mon maître Long Quân, Empereur du Royaume des Eaux, l’épée sacrée qu’il vous a confiée.

Debout sur la barque, Lê Lợi sentit frémir l’épée qu’il portait toujours à la ceinture. Il la saisit et la jeta dans l’eau. La tortue d’or l’avala et plongea. Pendant longtemps, une clarté fulgurante sillonna la surface du lac.

C’est depuis ce jour que le Lac de Tá Vọng prit le nom de “Lac de l’épée” ou plus exactement de “Lac de l’épée restituée[4]”.

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[1] Fondateur de la dynastie des Lê postérieurs (1428-1789).

[2] Cây đa (Ficus benghalensis). Arbre pouvant atteindre une vingtaine de mètre et possédant des racines adventives. On le plante habituellement pour son ombrage dans la cour des maisons communales, des pagodes, à l’entrée des villages, des marchés, au milieu des champs, aux embarcadères des rivières. On installe souvent un autel au pied du banian parce ce que les grands arbres sont censés être le lieu de séjour des génies et des esprits.

[3] Connu sous le nom de Lê Thái Tổ.

[4] Ce lac est aujourd’hui situé au cœur de Hanoi. Il porte le nom vietnamien de Hồ Hoàn Kiếm.



Légendes des origines géologiques

Lacs, montagnes, tertres, rochers, grottes… ont souvent des origines mythiques. Deux textes retracent celles du lac Ba Bể (province de Bắc Kạn) et du Rocher de la femme qui attend son mari (province de Bình Định).

 

Le rocher de la femme qui attend son mari

Il était une fois un couple de paysans pauvres qui avait deux enfants, un garçon de onze ans et une fillette de six ans. Chaque fois que les époux devaient s’absenter de leur domicile, la mère ne manquait pas de recommander à son fils de veiller sur sa sœur. Une fois, avant d’aller aux champs, la mère remit à l’aîné un tronçon de canne à sucre en lui disant de le donner à manger à la cadette. Comme d’habitude, elle lui répéta :

— Ne taquine pas ta sœur, sinon ton père va te frapper !

Restés seuls à la maison, les deux enfants se livrèrent au jeu de construction en assemblant des pierres et des branchages. Au bout d’un moment, le garçon alla chercher un coupe-coupe pour écorcer la canne à sucre. Par amusement, il fit tournoyer l’outil mais la lame se détacha de la poignée et atteignit la tête de sa sœur qui s’effondra tout en sang. En proie à la peur, le garçon se dit : « J’ai commis une faute grave ; papa va me battre à mort ». Sur ce, il s’enfuit.

Il erra, se louant tantôt chez une famille tantôt chez une autre. Pendant une quinzaine d’années, il parcourut on ne sait combien de contrées. Il fut finalement adopté par un pêcheur de la zone maritime de Bình Định. Il s’y fixa et continua le métier de son père adoptif.

Le temps s’écoula. Il se maria. Sa femme l’assistait dans son travail. Chaque fois que son mari revenait de la pêche, elle se chargeait d’aller vendre les poissons au marché. Deux ans plus tard, un enfant naissait. Le bonheur du ménage était sans nuage.

Un jour où la mer était agitée, le mari resta à la maison. Après le déjeuner, la femme dénoua ses cheveux de jais et, tournant le dos à son mari, lui demanda de les arranger. Pendant ce temps, l’enfant faisait ses premiers pas dans la cour. Grand fut l’étonnement du mari lorsqu’il découvrit, au-dessus de l’oreille droite de sa femme, une longue cicatrice que celle-ci avait pris soin de cacher sous son abondante chevelure. Il s’enquit aussitôt de ce détail et voici ce qu’il apprit de la bouche de sa femme :

— Cela se passait il y a une vingtaine d’années alors que j’étais enfant. Mon frère écorçait un tronçon de canne à sucre… Ah ! cette fâcheuse lame de coupe-coupe qui me fit perdre connaissance… Plus tard, j’ai su que des voisins étaient venus m’apporter les premiers soins et que mes parents avaient trouvé un médecin qui m’avait guérie. Mais j’ai perdu mon pauvre frère que la peur avait fait s’enfuir. 

Mes parents n’eurent plus jamais de ses nouvelles et moururent de chagrin. Je suis restée seule et sans appui.

C’est alors que de perfides individus accaparèrent tous mes biens et me vendirent à un marchand. Je menais une vie vagabonde, entraînée par le destin, jusqu’au jour de notre rencontre...

Le visage du mari pâlissait à mesure que sa femme évoquait le souvenir de cet instant fatal. Il se rendit compte qu’il avait épousé sa propre sœur. La nouvelle de la mort de ses parents lui déchirait le cœur, mais il s’efforça de réprimer son mal et n’en dit mot à sa femme.

Quelques jours plus tard, la mer se calma. Mais l’homme ne pouvait oublier sa peine. Sous prétexte d’aller au travail, il fit voile vers le large... pour ne plus jamais revenir.

La femme attendit vainement le retour de son mari ; tous les pêcheurs étaient pourtant rentrés au port. Elle n’arrivait pas à expliquer sa disparition. « Pourtant, pensa-t-elle, c’est un bon mari et un bon père de famille ». Chaque soir, son enfant dans les bras, elle montait sur un rocher qui dominait la mer, espérant découvrir à l’horizon une voile qui annoncerait le retour de son bien-aimé.

Trois lunes passèrent... puis trois autres, et chaque jour, au crépuscule, on pouvait voir la mère avec son enfant au sommet du rocher, le visage tourné vers le large, jusqu’au jour où l’un et l’autre furent pétrifiés.

 

Ce rocher se trouve aujourd’hui à l’estuaire de Đế Dzi, district de Phù Cát, province de Bình Định. On le surnomme le “Rocher de la femme qui attend son mari”.

 

Musique funéraire septentrionale enregistrée en contexte. Cette pièce a été interprétée lors de la mise au tombeau par un hautbois (kèn), une vièle monocorde (đàn nhị) et un “tambour de riz” (trống cơm).

Lieu & date : Viêt Nam, banlieue de Hanoi. 6 octobre 1995.

Durée : 03:48. © Patrick Kersalé 1995-2024.


À l’origine du lac Ba Bể

Cette année-là, dans le village de Năm Mẫu, les habitants organisaient une fête bouddhique. Les villageois de la région y accoururent en foule. En bon bouddhiste, chacun observa le régime végétarien, invoqua le Bouddha, fit la charité, relâcha des oiseaux et des poissons, exécuta les sacrifices propitiatoires pour demander la grâce des divinités…

Ce jour-là, arriva dont ne sait où, une vieille mendiante. La pauvre femme avait un aspect terrifiant avec ses guenilles raccommodées sans soin et son corps squelettique plein de chancres duquel émanait une répugnante odeur. Elle se mêla à la foule. Pour demander l’aumône, elle tendait aux pèlerins un petit panier de bambou tressé en disant d’une voix faible : « J’ai grand faim, mesdames, messieurs, donnez-moi quelque chose à manger, je vous en prie ».

Cependant, jusqu’au soir, la pauvre ne reçut presque rien, pis même, elle fut honteusement chassée des lieux : jeunes gens et jeunes filles la fuyaient car ils la croyaient lépreuse, les dames interrompaient leurs prières et lui lançaient des injures afin qu’elle s’éloignât, enfin les autorités communales finirent par donner l’ordre aux gardes de l’expulser de force loin de la fête. Ne supportant plus les coups de fouet du service d’ordre, la pauvre mendiante se vit obliger de partir. À pas chancelants, elle se dirigea vers le centre du village. Malheureusement, comme sur le lieu la fête, elle fut proprement bannie car soupçonnée d’être lépreuse. Les riches familles lui claquèrent la porte au nez et encouragèrent leurs chiens à la chasser en aboyant férocement. Heureusement, dans un carrefour, elle croisa une veuve qui rentrait du marché avec sa fille. Par compassion, la femme l’invita à entrer chez elle et lui donna une bolée de riz froid avant de repartir.

Tard dans la nuit, au moment où la veuve et sa fille s’endormaient, elles entendirent quelqu’un frapper à la porte. C’était la vieille mendiante qui revenait pour demander asile, car partout on avait refusé de l’héberger. Les deux femmes acceptèrent volontiers, l’invitant avec prévenance à passer la nuit. Elles lui donnèrent à manger puis étendirent une natte sur leur grabat de bambou. Ce jour-là, la veuve et sa fille allèrent dormir dans un autre endroit de la maison. À peine étendue, la pauvre femme, épuisée, tomba dans un profond sommeil. Alertée par de bruyants ronflements, la veuve osa jeter un œil en direction de la couche de la vieille mendiante qui était éclairée par la lumière de la lune. Mais au lieu de la vieille mendiante, était étalé un gros crocodile dont la tête s’appuyait nonchalamment sur une des poutres de la maison tandis que la queue s’étalait sur le sol. Effrayée, la veuve voulut crier au secours, mais comme sa maison était éloignée des autres habitations du village, elle se contenta de se glisser sous les couvertures, de fermer les yeux et de s’en remettre à la providence.

Le lendemain, de bonne heure, la veuve se réveilla. Regardant le grabat de bambou, elle ne trouva rien d’autre que la vieille mendiante qui se levait et s’apprêtait à partir.

Avant les adieux, elle déclara à ses hôtes :

— Que ces gens-là sont malhonnêtes, ils se disent bouddhistes et rejettent leurs semblables ! 

Ils méritent une vie de misère. Vous seules avez bon cœur. Prenez cette poignée de cendres, épandez-la autour de votre logis et n’allez nulle part ce soir, ou bien, si vous devez sortir par nécessité, cherchez un endroit élevé pour éviter le malheur.

La veuve, soucieuse, demanda à la mendiante :

— Mais comment faire pour porter secours aux sinistrés ?

Après un moment d’hésitation, la vieille femme sortit de sa poche un grain de paddy, le décortiqua, puis donna à la veuve et à sa fille chaque moitié de la balle en disant :

— Ces deux morceaux de balle de paddy vous aideront à accomplir vos bienfaits.

Avant que la veuve n’ait eu le temps d’en demander plus, la vieille mendiante disparut sans laisser de trace.

Cette histoire arriva aux oreilles des voisins qui sourirent en la considérant comme une simple futilité.

À la nuit tombante, alors que tout le monde, à la fête, s’empressait avec tumulte de prier le Bouddha, un bruit soudain et sourd se fit entendre, puis du fond de la terre jaillit un puissant jet d’eau qui éboula le terrain. Les gens ignoraient de quoi il s’agissait, croyant à tort que survenait un miracle divin. Ils rivalisèrent à qui mieux mieux dans leurs prières pour obtenir bonheur et grâce des divinités. Cependant le courant d’eau se renforça et immergea tout alentour. En un clin d’œil, le lieu de la fête laissa place à un lac. Pris de panique, les villageois s’enfuirent de tous côtés, mais le terrain continua de s’écrouler, plongeant hommes, arbres et maisons dans une eau tumultueuse qui montait sans cesse. Un gros crocodile émergeant des ondes survola le village de Năm Mẫu. Seules les fondations de la maison de la veuve avec la porcherie et le poulailler restèrent intactes, s’élevant au rythme de la montée des eaux.

Émues devant ce sinistre, la veuve et sa fille sortirent les deux morceaux de la balle de paddy et, par miracle, deux barques apparurent devant elles. Les deux femmes prirent alors les rames et se hâtèrent de conduire leur embarcation à la recherche des sinistrés.

 

Le terrain éboulé est aujourd’hui devenu le lac de Ba Bể[1]. La famille de la veuve bienfaisante s’installa sur l’îlot qui subsista en son centre.

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[1] Ce lac se situe à environ 160 km au nord de Hanoi, dans la province de Bắc Cạn. Le nom du village originel, Năm Mẫu, dont il est question au début du récit, signifie littéralement “cinq Mẫu”, — mẫu étant une mesure traditionnelle valant 3 600 m2 au nord et 4 970 m2 au centre du Viêt Nam. 

 

Prière de femmes bouddhistes à la pagode des Ambassadeurs (Chùa Quán Sứ - Hanoi).

Lieu : Viêt Nam. Durée : 01:52. © Patrick Kersalé 2024.



De la moralité

La longue période mandarinale qu’a connu le Viêt Nam a nourri nombre d’histoires caustiques dans lesquelles les traits de caractères et le comportement des classes dirigeantes servent à l’édification d’une certaine morale.

 

Le roi Lía

Il était une fois un pauvre paysan et sa femme qui vivaient à Gò Sặt, dans la province de Bình Định. Ils avaient mis au monde un garçon nommé Lía. Malheureusement, le père mourut peu après la naissance de son fils. Lía grandit plus vite que les autres enfants de son âge. À sept ans, il triomphait dans tous les combats et inspirait à tous une admiration doublée de respect, tant et si bien que les gosses lui donnèrent le titre de “Roi Lía”. Une voisine en avertit sa mère d’une voix inquiétante :

— Gare à ton fils, un jour il perdra sa tête !

— Malheur à moi ! s’écria la pauvre mère, pourvu qu’il ne devienne pas rebelle.

On lui conseilla de le confier au lettré du village qui l’instruirait. Malheureusement, malgré sa sévérité, le maître ne parvint pas à le dompter et finit par le ramener à sa mère. Lía, tout heureux de quitter son école, et surtout de ne plus s’ennuyer avec cette monotone alphabétisation, devint à nouveau chef de bande des enfants turbulents.

Un jour, il choisit ses compagnons les plus forts et les emmena sur une montagne déserte où ils détroussèrent des gens qui revenaient du marché. Cette fois, sa mère le rossa et le supplia de changer de conduite. Lía n’était pas méchant et aimait sa mère. Alors il essaya de s’amender, mais en vain. La mort dans l’âme, la pauvre femme le conduisit dans un village lointain où un riche propriétaire le prit comme gardien de buffles.

Chaque jour, avec d’autres gars, il menait les bestiaux au pâturage, sur les hautes montagnes. Très vite, tous les gardiens proclamèrent Lía chef.

Un jour, il promit à ses compagnons de les inviter à un festin dès le lendemain :

— Préparons un festin et réjouissons-nous !

Ses compagnons hésitaient à abattre une de leurs bêtes.

— Tuez un de mes buffles, j’en serai seul responsable, leur dit-il.

Ainsi fut fait et tous firent ripaille.

— Vous n’aurez qu’à dire que l’animal a été emporté par un tigre !

La ruse réussit car on avait justement parlé de tigre dans le village. Mais comme les jeunes renouvelèrent leur exploit, les propriétaires finirent par découvrir la vérité. Craignant d’être livré aux autorités communales, Lía s’enfuit.

Il revint chez lui où il trouva sa mère gravement malade. Alors il continua de voler afin d’acheter les médicaments et les vivres pour la soigner. Finalement, elle mourut sans connaître la provenance des fonds procurés par son fils.

Désormais, Lía, seul au monde, vécut de larcins.

Un jour où, affamé, il volait le panier d’un passant, ce dernier éclata en sanglots :

— J’ai été dépouillé de tout ce que je possédais par le chef de canton et vous me prenez les quelques sapèques* qui me restent !

Bien qu’il eût grand faim, Lía rendit au pauvre homme son panier et, s’étant informé du nom du chef de canton, alla le trouver et l’assomma.

Sans logis, il erra dans toute la région et gagna sa vie de vol et de brigandages.

Un jour, passant une zone déserte appelée Mây, il fut lui-même attaqué par une bande de voleurs. Déracinant un arbre, il les réduisit à l’impuissance. Ceux-ci, admirant sa force et ses talents de combattant, lui demandèrent de se joindre à eux. Lía accepta, essayant ainsi de mettre fin à son errance.

À Bồng Sơn, la bande pilla un magasin, mais comme les chefs s’appropriaient la meilleure part du butin, Lía protesta résolument en leur disant :

— Sans ma participation, auriez-vous eu suffisamment d’audace pour piller ce magasin ?

Il s’ensuivit un combat dont Lía, naturellement, sortit vainqueur.

Dès lors, tous le considérèrent comme leur chef. À partir de ce jour, le pillage prit une autre forme. Sur les ordres de Lía, il fut interdit de s’attaquer aux pauvres gens. Seuls les riches devaient être détroussés. Et chaque fois, Lía obligeait ses compagnons à donner la moitié de leur butin aux malheureux. Il intervenait ainsi pour remédier à certaines injustices. Son nom sema dès lors l’effroi parmi les riches mais reçut en revanche la bénédiction des pauvres. Les mandarins envoyèrent bien des soldats contre lui et ses compagnons, mais chaque fois, ils étaient mis en déroute.

À quelque temps de là, le roi organisa un concours de pancrace. 

Lía brûlait du désir d’y participer et, malgré les conseils de prudence de ses compagnons, il s’y présenta. 

Mandarins en 1917.
Mandarins en 1917.

 

Le président, très concussionnaire, n’acceptait les demandes qu’accompagnées d’une forte somme d’argent. Lía présenta la sienne sans pot-de-vin.

— Qui es-tu pour ignorer ainsi les règles du concours ? Ta demande dénote une ignorance extrême ! s’écria le président. Soldats, jetez-le dehors !

Lía, blême de rage, se contint en présence de la garde bien armée du président, mais la nuit, il revint avec ses compagnons. Ensemble, ils s’infiltrèrent dans la citadelle, tuèrent le président endormi et emmenèrent sa concubine. Comme elle était très belle, Lía l’épousa.

Les mandarins ne purent cacher l’affaire au roi et lui demandèrent son appui pour réprimer la bande de Lía à Mây. De leur côté, Lía et les siens se fortifièrent et mirent en déroute l’armée royale.

Les mandarins décidèrent alors d’employer la ruse. Ils envoyèrent des soldats déguisés en marchands auprès de la femme de Lía. Ces derniers achetèrent les gardes, s’infiltrèrent dans le repaire et purent approcher la belle. Ayant déployé des soieries, ils cachèrent dans un pli d’étoffe la bague du président défunt. Elle comprit et renvoya ses servantes. Les marchands déguisés chuchotèrent :

— Nous sommes venus pour venger votre mari.

Ils lui glissèrent ensuite le pli secret du mandarin sur lequel était noté : « Si vous acceptez de livrer Lía, je vous promets une belle récompense ». Elle y consentit et fixa un jour pour agir.

Sous prétexte d’honorer l’anniversaire de la mort de sa mère, elle offrit à Lía et ses compagnons un somptueux festin. Joliment vêtue, lançant à tous des regards langoureux, elle leur versa de l’alcool auquel elle avait ajouté des stupéfiants. Le repas était à peine terminé que tous étaient déjà inconscients.

La femme attacha avec d’énormes cordes les compagnons de Lía et ligota ce dernier sur une lourde planche. Aussitôt les troupes royales attaquèrent.

Lía, peu à peu dégrisé, se redressa, sentit le danger et, rassemblant toutes ses forces, brisa les liens qui enserraient ses bras et ses jambes, mais ne put se débarrasser de la planche. Il fonça alors vers la forêt et les ennemis lancés à sa poursuite ne purent le rejoindre. Épuisé, il se laissa choir au pied d’un buisson. La nuit tomba. Un vieillard portant un fagot se dirigea vers lui, le libéra et lui donna à manger. Affamé, Lía accepta. Une fois rétabli, il se prosterna devant le vieillard :

— Je suis Lía l’Invincible, dit-il. Si vous me voyez dans cet état c’est pour avoir été trahi par une femme. Je ne peux vivre après ce déshonneur. Vous m’avez libéré, vous vous êtes privé de votre repas pour me donner à manger. Comment vous remercier ? Tenez, prenez ça et portez-le au mandarin qui vous récompensera !

Le vieillard stupéfait, n’ayant pas le temps de comprendre de quoi il s’agissait, vit la tête de Lía tournoyer et s’écraser face contre le sol.

Lía, trop fier, ayant perdu son sang-froid, n’avait pas compris que le vieillard avait agi ainsi parce qu’il l’admirait et voulait l’aider à s’enfuir pour restaurer son œuvre.

Le vieil homme pleura longuement puis emporta le corps de Lía qu’il ensevelit dans un endroit connu de lui seul. Une chanson populaire dit encore aujourd’hui :

 

Chaque soir sur le Mây

Plane une hirondelle.

Elle plaint Lía

Encerclé dans la citadelle.


La femme qui redressa son mauvais mari

Il était une fois un vieillard qui possédait une grosse fortune. Sa femme était morte depuis longtemps et lui avait laissé un fils unique au mauvais caractère. Être sans intelligence, celui-ci menait une vie déréglée et se désintéressait des affaires familiales. Fier de la fortune de son père, il ne pensait aucunement à chercher un emploi, ni à apprendre un métier pour gagner sa vie. Le père s’attristait de voir son enfant prodigue dilapider l’héritage légué par ses propres parents. Il se proposa de le marier à une femme sage et entreprenante qui pourrait réprimer ses vices et préserver les biens familiaux. Malheureusement il parcourut le pays sans trouver âme convenable.

Un jour, il arriva dans une contrée et vint se reposer au pied d’un arbre. Tout près de là, un groupe d’enfants se disputait les fruits d’un pommier. Il fit venir une jeune fille, s’approcha d’elle et la pria de lui cueillir quelques pommes. Les fruits mûrs ayant été prélevés par les enfants, il ne restait sur l’arbre que des fruits verts. La jeune fille réussit cependant, à force de chercher, à trouver des fruits parfaitement mangeables qu’elle lui offrit volontiers avant de faire elle-même sa cueillette.

Touché par ce geste, le vieillard se dit : « Voici une belle âme méritant une vie heureuse ». Il se rendit chez elle, fit le nécessiteux et demanda asile. Il fut reçu avec sollicitude par la famille. L’homme voulait éprouver la sagesse et l’intelligence de la jeune fille. Comme celle-ci s’apprêtait à aller au marché, il lui remit une ligature* de sapèques* en lui demandant d’acheter “une poignée de vent” et “une gerbe de flammes”. La fille lui rapporta un éventail et une pièce de métal qui produisait du feu. Satisfait, il souhaita toutefois renouveler l’expérience une seconde fois. Le jour suivant, il prit dans son sac de toile quelques bolées de riz gluant, puis il dit à la jeune fille de lui préparer, dans une marmite, du riz cuit et un pain de riz dont il se servirait au cours du voyage. La jeune fille lava le riz, le versa dans une marmite en ayant soin d’en prélever une partie qu’elle moulut, pétrit et introduisit dans le même récipient. Le vieillard fut très content de son travail. La trouvant vertueuse, intelligente et entreprenante, il décida que son fils se marierait avec elle.

La vie en couple rendit son fils plus vicieux encore. Il s’absentait souvent du foyer pour s’acoquiner avec quelques voyous. Le pire, c’est qu’il volait l’argent de la famille pour se livrer aux jeux de hasard. Malgré les remontrances de son père et les conseils de sa femme, il faisait la sourde oreille. De désespoir, le vieillard tomba malade. À l’agonie, il fit venir sa bru à son chevet et lui recommanda :

— Je vois approcher ma dernière heure. Ton mari est un dilapidateur. Tôt ou tard, il conduira cette maison à la ruine. Je plains ton triste sort. Dans notre jardin se trouve enterrée une cruche d’or qui est le fruit de mes économies. Garde-la pour toi seule. Si jamais mon fils se repent de ses fautes, aide-le à refaire sa vie.

Après la mort du vieillard, le fils s’adonna de plus belle aux jeux d’argent. Il brutalisait sa femme qui cherchait à le ramener dans le droit chemin. Ses pertes aux jeux étaient la cause des querelles familiales qui se terminaient souvent mal. Ainsi, la femme quitta le foyer conjugal, changea de nom et s’installa dans une bourgade où elle ouvrit un salon de thé. Entreprenante par nature, elle réussit à faire des économies avec lesquelles elle se lança dans le commerce des étoffes. Son capital grossit. Un jour, elle rencontra deux petites orphelines qui mendiaient de porte en porte. Prise de compassion, elle les adopta. La fortune lui sourit. Au cours d’une de leurs corvées de bois, les enfants rapportèrent une branche morte dans laquelle se trouvaient plusieurs lingots d’or. Forte de cette nouvelle richesse et son savoir-faire aidant, la femme se lança dans des affaires qui lui rapportèrent d’importants bénéfices. Elle devint l’une des plus riches du lieu, ce qui lui attira de nombreux prétendants. Elle refusait cependant toutes les demandes en mariage car, malgré les méfaits de son mari, elle n’arrivait pas à oublier celui à qui elle était unie pour la vie. Elle le fit chercher partout, en vain.

Cette année-là, le pays souffrit d’une longue sécheresse. La disette sévissait. Dans les rues, circulait une foule nombreuse de mendiants. La femme, qui gérait une grande maison de commerce, faisait la charité en distribuant du riz aux sinistrés. Elle espérait retrouver son mari qui, sans doute, se présenterait à la distribution. Effectivement, un jour, il était là au premier rang, à gauche des quémandeurs. Son sort semblait ne s’être nullement amélioré. Sur l’ordre de la patronne, les employés de la maison distribuèrent le riz à partir de l’aile droite. Lorsqu'arriva son tour, il les entendit dire : « C’est tout pour aujourd’hui, rentrez et revenez demain ».

Le lendemain, il arriva de bonne heure et se mit au premier rang, à droite. Cette fois, la distribution se fit à partir du côté opposé. Les employés s’approchèrent de lui avec les paniers vides en disant : « Il n’y a plus de riz, attendez jusqu’à demain ».

Le jour suivant, il revint de très bonne heure et se plaça au milieu de la foule des quémandeurs. « Cette fois, se dit-il, je suis sûr d’avoir ma ration ». Il ne s’attendait pas à voir les employés de la maison distribuer à partir des deux ailes, et il dut de nouveau rentrer bredouille. Il résolut de se rendre chez la femme pour demander l’aumône. Il rencontra les deux filles adoptives de la patronne et leur tendit son chapeau en criant grâce. De l’intérieur, la femme reconnut son mari. Elle lui envoya un domestique pour s’enquérir de ses capacités. Il se hâta de répondre :

— Je vous prie de dire à votre patronne de m’embaucher. Je suis apte à tout faire, à laver la vaisselle, à balayer la maison, tout, pourvu qu’on me donne à manger.

Il fut reçu dans la demeure où il travailla avec assiduité, cherchant à se rendre utile à toute occasion. Il ne savait pas que la femme était précisément son ancienne épouse. De son côté, celle-ci ne se faisait pas reconnaître. Elle recommanda seulement à ses deux filles adoptives et aux employés de la maison de le traiter avec douceur.

La femme était contente du travail de son nouveau domestique. Un jour, elle le fit venir à son bureau pour s’enquérir de ses capacités intellectuelles :

— J’ai fait mes études à l’école quand j’étais jeune, répondit-il.

La femme lui dit :

— Désormais, je vous dispense des travaux domestiques. Vous donnerez des leçons à mes enfants et toucherez trente ligatures de sapèques par an.

L’homme ne s’attendait pas à une telle faveur. Du fond de son cœur, il remercia sa généreuse bienfaitrice. Il se donna tout entier à son travail dans l’espoir de gagner la confiance de sa patronne. Mais la femme voulut une fois de plus le mettre à l’épreuve.

À l’occasion du Nouvel An, elle réunit tous les gens de la maison et donna à chacun d’eux cinq ligatures de sapèques.

— Prenez cet argent, leur dit-elle, et allez vous amuser dans les tripots.

Ils s’y rendirent et vidèrent toutes leurs poches. Seul le précepteur resta à la maison. Il remit son argent à la patronne en la priant de le lui garder. La femme feignit l’étonnement et lui demanda :

— Quoi ! Vous n’aimez pas les jeux d’argent ?

— Madame, les tripots m’ont ruiné et j’ai juré de ne plus jamais y retourner.

Il raconta ses mésaventures, les richesses qu’il avait dilapidées, sa vertueuse femme qui avait quitté le foyer, sa vie errante, son repentir...

— Aimez-vous encore votre épouse ?

— Je l’ai cherchée en vain.

— Votre histoire m’a beaucoup touchée. Prenez ces cinq ligatures de sapèques et allez chercher votre femme. Si vous dépensez toute cette somme sans l’avoir trouvée, je vous en donnerai davantage.

Le précepteur remercia la bonne dame et partit à la recherche de son épouse. Au bout de trois mois, il revint, la mine contrite. Il dit à la patronne :

— Je crois bien qu’elle est morte.

La femme se réjouit de voir que son mari était devenu un autre homme. Elle essaya de le consoler :

— Ne vous découragez pas, vous la trouverez un de ces jours.

À l’anniversaire de la mort de son beau-père, la femme arrangea l’autel des ancêtres. Quelle ne fut pas la surprise du précepteur lorsqu’il reconnut que les tablettes ancestrales déposées sur l’autel étaient celles de sa famille. Le mari et la femme fondirent en larmes. Après la cérémonie, les deux époux racontèrent leur histoire aux invités qui la trouvèrent miraculeuse.

Plus tard, ils marièrent leurs filles adoptives et leur confièrent la gestion des affaires. Puis, ils retournèrent dans leur village natal et rachetèrent tous leurs anciens immeubles. La femme fit déterrer la cruche d’or que son beau-père lui avait léguée. Elle dit :

— L’or ne fait pas forcément le bonheur. C’est pourquoi, dans les moments les plus difficiles, je n’y ai pas eu recours.

Elle fit distribuer tout l’or aux religieux et aux pauvres.

Les deux époux vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours.


À l’origine du singe

Il était une fois une jeune fille qui, du fait de sa pauvreté, s’était faite engager comme domestique dans une famille bourgeoise. Non seulement elle y travaillait dur, mais elle y était mal nourrie, mal vêtue, injuriée et réprimandée. Quelquefois, son patron lui infligeait des coups de fouet. Toute cette barbarie expliquait son apparence flétrie, son visage ratatiné et sa laideur physique malgré ses vingt ans.

Un jour, la famille du patron célébra l’anniversaire de la mort de l’un de ses ancêtres. On regroupa tous les membres de la descendance, on prépara un repas copieux, on mangea, on but à volonté, on s’amusa gaiement tandis que la jeune domestique allait sans cesse puiser de l’eau au puits. Après le dixième voyage, épuisée, elle s’assit sur la margelle pour reprendre ses forces. Soudain, elle eut pitié d’elle-même et déplora son sort. Elle couvrit son visage de ses mains et fondit en larmes. À ce moment-là, apparut Bouddha sous l’apparence d’un vieillard. Celui-ci, venu de loin, semblait très fatigué. Il s’approcha du puits et demanda à boire. La jeune domestique s’empressa de puiser de l’eau et la donna au vieil homme qui se désaltéra. Après cela, le vieillard demanda à manger. La jeune fille se rappela qu’elle n’avait pas encore consommé sa ration de riz. Elle invita son visiteur à l’attendre au bord du puits puis elle s’éclipsa quelques instant avant de revenir :

— On ne m’a laissé que des croustilles de riz, contentez-vous-en.

Après avoir mangé, le vieillard demanda à la jeune domestique :

— Pourquoi pleurais-tu si fort, tout à l’heure ?

Baissant sa tête, elle hésita à répondre.

— Je suis Bouddha, continua-t-il, je trouve que tu as bon cœur. Si tu désires quelque chose, je te ferai plaisir.

La jeune fille ne cacha pas son étonnement et éprouva une très grande joie. Elle fit aussitôt au vieillard des confidences sur ses difficiles conditions de vie.

Après s’être rendu compte que son désir était simplement d’être moins laide, le vieillard lui conseilla :

— Descends dans le puits. Cueille la fleur qui te semblera la plus jolie, suce-la et ton vœu sera exaucé.

La jeune domestique exécuta à la lettre ce que le vieillard lui avait prescrit. Lors de sa descente dans le puits, elle suça une fleur blanche qu’elle avait trouvée sublime. En remontant, elle trouva son teint blanc très séduisant. Quant à sa tenue débraillée, elle s’était transformée en de magnifiques atours.

Revenue à la maison avec ses deux touques d’eau, la jeune domestique provoqua une grande surprise en apparaissant ainsi devant tous les membres de la bourgeoisie. Ses somptueux habits et son teint laiteux la rendaient non seulement éblouissante mais aussi difficile à reconnaître. Elle raconta joyeusement ce qui s’était passé au puits. Cupides de nature, les membres de la famille bourgeoise souhaitèrent eux aussi voir s’exaucer leurs vœux grâce à l’aide du Bouddha. Ils s’empressèrent d’aller au puits, espérant rencontrer à leur tour le vieillard. Heureusement, il était encore là, assis à la même place. Espérant trouver de l’or, ils étaient enjoués. Ils s’agglutinèrent autour du vieillard pour lui offrir du riz gluant et de la viande. Les voix se mêlaient dans un inextricable brouhaha :

— Mon vieux ! Prenez, prenez autant que vous voulez ! De grâce ! S’il vous plaît ! Je vous en conjure, aidez-nous à réaliser notre désir !…

Comme tout à l’heure, le Bouddha conseilla à chacun de descendre dans le puits et de sucer la fleur qu’il trouverait la plus belle. À cette époque, poussaient dans le puits des fleurs blanches et des fleurs rouges. Chacun trouva les fleurs rouges ravissantes et les suça à qui mieux mieux. 

Lorsque tous furent remontés du fond du puits, chacun regarda l’autre en silence. Non seulement ils n’avaient pas rajeuni comme ils l’avaient souhaité, mais au contraire ils avaient vieilli, avaient le visage ratatiné, le corps tout poilu et une queue leur avait poussé au derrière. Les villageois venus puiser de l’eau, à la vue de ces êtres bizarres s’exclamèrent :

— Regardez ces monstres, ils vont nous mordre, attention !

D’autres cris s’élevèrent :

— Battez-les à mort, n’ayez pas peur !

Aussitôt, tout le monde accourut et chassa les bourgeois.

Ils se réfugièrent dans les forêts profondes, vivant de cueillette de fruits et de feuilles. Ils se déplaçaient le dos courbé, portant des vêtements en haillons. Ils ne cessaient de regretter leurs richesses que la jeune fille et les autres domestiques s’étaient entretemps partagées. C’est pourquoi, ils revenaient parfois la nuit au village, frappaient à la porte des maisons ou bien s’asseyaient au dehors en poussant des cris aigus et agaçants, ne s’en retournant dans la forêt qu’au petit matin.

Face à ces désagréments, la jeune fille et les autres villageois se contentèrent au départ de fermer soigneusement leur porte mais par la suite, ils cherchèrent à repousser définitivement ces êtres étranges. Pour cela, un jour, ils appliquèrent des salaisons de crevettes sur les grilles des portes, chauffèrent à blanc des socs puis les dispersèrent çà et là dans les allées des jardins ou devant l’entrée des maisons.

La nuit suivante, les membres de la famille bourgeoise se glissèrent de nouveau dans le village. Comme d’ordinaire, ils poussaient des cris aigus et agaçants et se déplaçaient en se balançant d’une branche à l’autre pour finalement s’accrocher aux grilles des portes et aux fenêtres. Mais cette fois, lorsqu’ils atteignirent les grilles, les salaisons de crevettes imprégnèrent leur corps tout entier d’une odeur répugnante. Quand ils se dirigèrent vers les jardins et les chemins menant aux portes des maisons, on les entendit pousser des cris terrifiants chaque fois qu’ils essayaient de s’asseoir sur les socs chauffés à blanc. Finalement, ils se sauvèrent définitivement dans la forêt.

Quand les villageois allaient chercher du bois, ils croisaient souvent les membres de l’ancienne famille bourgeoise. Ils s’étaient rapidement transformés en de véritables bêtes sauvages qu’on appela plus tard des singes. Dès l’apparition des villageois, ils se sauvaient en se balançant lestement d’une branche à l’autre pour se soustraire à leur vue.

Aujourd’hui, selon certains, les singes appartiendraient à la souche bourgeoise. En effet, si leur derrière est rouge, c’est parce qu’ils portent l’hérédité de la brûlure infligée par les socs brûlants à leurs ancêtres.

 

Lưu thủy (L’eau coule) est probablement l’air le plus célèbre du répertoire traditionnel de la musique traditionnelle viêt. Originaire de la cour impériale de Huê, on le joue aujourd’hui dans diverses cérémonies ainsi qu’au début des concerts afin que les musiciens “s’accordent”. Elle est interprétée ici par deux vièles monocorde — vièle “soprano” (nhị) et vièle “mezzo-alto” (líu) — et une flûte en bambou à embouchure latérale (sáo).

Interprètes : Nguyễn Minh Nhương (líu), Nguyễn Xuận Năm (sáo).

Lieu & date : Viêt Nam, vill. Thái Bình. 2 avril 1997.

Durée : 02:52. © Patrick Kersalé 1997-2024.


Une femme fidèle a deux maris

Il était une fois une famille qui avait une fille gentille et de bonne conduite. Lorsqu’elle grandit, un jeune élève pauvre de la famille Dỗ[1] vint demander sa main avec les cadeaux traditionnels : le bétel et la noix d’arec. Cet élève, doué en littérature, avait une belle écriture et une conduite exemplaire. Espérant une vie heureuse pour le futur couple, le père de la fille accepta la demande du prétendant sans trop d’hésitations. Mais, peu après le mariage, le beau-père de la jeune épouse tomba malade et trépassa.

La jeune mariée, fidèle et docile, vivait dans la famille de son mari orphelin. Le patrimoine familial ne comptait qu’un petit jardin et quelques livres, mais le jeune couple, qui n’avait pas encore d’enfant, vivait dans une atmosphère remplie d’amour. Tandis que le mari étudiait pour préparer son concours triennal[2], la femme filait la soie et ce bonheur conjugal semblait infaillible.

Mais peu de temps après, le mari contracta la lèpre. La femme se soucia de trouver des médecins et des médicaments susceptibles de guérir cette maudite maladie. Pour soigner son époux, elle dut vendre ses propres bijoux et même le jardin de la demeure conjugale. Malheureusement, la maladie s’aggravait de jour en jour et tous les moyens de cure connus s’avéraient impuissants. Les membres du malade se tuméfiaient, s’ulcéraient et personne n’avait le courage de l’approcher. Seule sa femme assurait courageusement les soins quotidiens sans jamais se plaindre. Face à ce dévouement infini, le mari éprouva une poignante douleur, déplorant le sort de sa belle épouse. Il lui suggéra alors de divorcer afin qu’elle puisse fonder un nouveau foyer, tant qu’elle était encore jeune et belle, et de l’abandonner, lui, à sa pauvre destinée. Mais la femme déclina sa proposition. Essuyant ses larmes, elle lui dit :

— Les liens qui nous unissent sont éternels tandis que ta maladie n’est qu’une malchance tout au plus. Quoiqu’il advienne, laisse-moi vivre pour toujours auprès de toi et permets-moi de t’accompagner dans notre destinée commune. Jamais je ne te quitterai.

Chaque jour, cependant, la maladie s’aggravait. Chaque jour le mari s’obstinait à vouloir rendre sa liberté à sa femme afin qu’elle retourne vivre dans son foyer originel auprès de sa mère. Mais rien n’y faisait, la femme était résolument décidée à rester pour toujours.

Profitant d’une courte absence de son épouse, le malade quitta silencieusement le foyer, laissant à son intention un billet sur lequel il l’invitait à refaire sa vie pendant qu’il en était encore temps.

Après de vaines recherches, la femme s’effondra. La mort dans l’âme, elle finit par suivre les conseils de sa mère de retourner dans sa maison natale pour mieux y affronter sa solitude. Trois années s’écoulèrent sans aucune nouvelle de son mari. Des bruits couraient qu’il avait trouvé la mort par suicide ou des suites de sa maladie. Très affligée, la femme fit construire un autel de culte dédié à son mari qu’elle considérait désormais comme mort. Sa mère la conseilla de nouveau :

— Tu as attendu trois années pour remplir complètement tes obligations conjugales[3]. Mon enfant, tu ne dois plus gaspiller ta jeunesse qui ne reviendra plus jamais.

La trouvant jolie et vertueuse, plusieurs prétendants l’avaient demandée en mariage. Après moult démarches d’entremetteurs et d’entremetteuses, la jeune femme finit par céder aux instances de sa mère en se remariant avec un jeune homme, comme elle, de la grande famille Nguyễn. Trois années après ce second mariage, elle mit au monde deux garçons. Les époux s’entendaient bien. Après des années d’études assidues, le nom du mari s’inscrit enfin au palmarès des lauréats du doctorat. Il fut nommé par la suite mandarin-chef de la justice de la province de Sơn Tậy[4].

Cette année-là, dans cette province, les récoltes avaient été mauvaises et la hausse effrénée du prix du riz avait conduit à la disette. Les routes et les marchés étaient bondés de mendiants affamés. Çà et là gisaient des cadavres. Afin d’alléger les effets de la famine, le nouveau mandarin-chef fit distribuer des vivres aux affamés.

Mais revenons à l’histoire du mari lépreux. Dès le jour où il quitta son foyer, il mena une vie d’errance, mendiant pour survivre. 

La lèpre le faisait souffrir et ses forces s’amenuisaient. Victime de la famine, il se rendait dans les lieux de distribution de vivres, ne faisant que grossir la foule des mendiants déjà nombreux. Un jour, lorsque vint son tour de recevoir le riz, il demanda aux soldats :

— Je suis à l’origine un élève pauvre et malade, devenu maintenant infirme et sans appui. Je n’ai ni panier ni marmite pour contenir mon riz, aussi donnez-moi plutôt un peu d’argent !

Trouvant cette demande peu commune, les soldats le renvoyèrent vers le mandarin. L’homme le reçut et lui posa quelques questions touchant la littérature et la poésie. Il s’étonna des réponses débordant d’esprit du jeune mendiant qui, malgré son apparence flétrie et sa tenue débraillée, pouvait même réciter des poèmes pleins d’éloquence. Par amour pour les hommes de talent, le mandarin lui donna exceptionnellement un peu d’argent, obole néanmoins plus consistante que les simples poignées de riz distribuées aux autres mendiants.

De retour à sa résidence, le mandarin raconta l’histoire du mendiant lépreux à sa femme. Celle-ci, après avoir demandé des précisions sur la physionomie et la santé du jeune homme, suspecta une réapparition de son ancien époux. En hâte, elle se faufila dans la foule des mendiants et jeta un regard en direction le lépreux. Elle reconnut aussitôt son premier mari. Une douleur poignante mêlée de pitié et d’affection sans limite s’alluma dans son cœur. Contenant discrètement ses larmes, elle se calma, s’efforçant de trouver une issue à cette situation complexe. Après mûre réflexion, elle conseilla avec beaucoup de délicatesse et une habileté extrême à son nouveau mari d’amener ce jeune mendiant, originellement élève pauvre mais talentueux, dans sa résidence et de le loger dans une cabane dernière sa ferme. Ainsi le mandarin pourrait faire la charité et, en même temps, profiter de cette occasion pour renforcer ses connaissances littéraires grâce au concours du jeune talent. Avec le consentement de son époux, elle ordonna à un domestique de confiance de s’occuper de lui avec la plus grande bienveillance.

Une nuit, le mendiant lépreux eut la diarrhée. Assoiffé, il se dirigea vers une jarre pour y puiser de l’eau. Le lendemain même, il reconnut avoir bu par mégarde une eau souillée par le cadavre d’un serpent blanc. Mais par miracle, après quelque temps, toutes les pustules de la lèpre disparurent de sa peau et peu à peu il guérit. Il retrouva finalement son beau teint d’antan. Reprenant goût à la vie, il approfondit ses connaissances en littérature et, grâce à l’aide généreuse du mandarin, il s’apprêta à participer au concours supérieur triennal.

Tous ces événements semaient en même temps la joie et la douleur dans le cœur de la femme ; le silence et le secret devenaient de plus en plus lourds à porter. Quand elle apprit que son premier époux était lauréat du doctorat et s’apprêtait à faire un retour glorieux dans son village natal, elle écrivit une longue lettre à son nouveau mari, faisant la lumière sur sa vie passée et ses secrets. Elle s’excusait d’avoir gardé si longtemps le silence et lui demandait de donner à son ancien mari l’un de leurs deux garçons comme fils adoptif.

Finalement, elle abandonna ses deux maris et ses deux enfants et s’en alla sans laisser de trace.

_______________

[1] L’une des grandes familles du Viêt Nam comme les Lê, Nguyễn, Trần…

[2] Les concours mandarinaux s’inspiraient du système chinois codifié depuis 622. Ils avaient en principe lieu tous les trois ans : le premier eut lieu en 1075 et le dernier en 1918. Ils sanctionnaient un enseignement basé sur les humanités confucéennes, axé sur les connaissances historiques et littéraires, négligeant les connaissances usuelles et la science.

[3] Délai en deçà duquel on ne peut, traditionnellement, pas se remarier.

[4] Ancienne province du delta du nord qui, regroupée avec Hà Đổng forment aujourd’hui la province de Hà Tậy.


Tấm et Cám

Il était une fois, dans les environs de Thăng Long[1], un couple de paysans qui, sans être riches, vivaient dans l’aisance. Un jour, ils eurent la joie d’avoir une fille qu’ils nommèrent Tấm (Brisure de riz), mais le bonheur, hélas, fut de courte durée. Tấm venait d’avoir trois ans quand sa mère mourut.

Son père vécut quelque temps avec Tấm. Il se plaignait souvent de n’avoir pas de fils pour perpétuer le culte des ancêtres[2]. Aussi, trois ans plus tard, prit-il une autre femme. Celle-ci était très bonne pour Tấm. Le père se réjouissait de son choix. Il fut pourtant déçu quand, au lieu du fils attendu, elle mit au monde une fille que l’on appela Cám (Son de riz). À quelque temps de là, le père mourut à son tour. La belle-mère changea du tout au tout, se consacrant entièrement à sa fille et chargeant Tấm des besognes les plus ingrates.

Les enfants grandissaient. Tấm devenait de plus en plus belle, malgré les mauvais traitements. Quant à Cám, elle restait laide malgré les soins prodigués, ce qui accrut la jalousie et la méchanceté de la marâtre.

Dans ce foyer où seule Tấm travaillait, la gêne succéda à l’aisance. Un matin, la mère ordonna aux deux sœurs d’aller pêcher dans la rizière que l’inondation saisonnière, comme chaque année, avait peuplée de crabes, de crevettes et de petits poissons. Celle qui ferait la meilleure pêche aurait droit à un beau cache-seins rouge, avait-elle promis.

Tấm, courageusement, s’enfonça dans la boue grasse de la rizière. Quand vint midi, sa nasse était pleine. Cám, qui avait cueilli des fleurs et poursuivi les papillons sur les digues, n’avait dans son panier que quelques pauvres petits crabes. Mais aussi envieuse que paresseuse, elle ne voulait pas que le beau cache-seins rouge lui échappât.

— Ma sœur Tấm, dit-elle en pêchant, tu t’es éclaboussée. Notre mère va sûrement te gronder. Plonge-toi dans la mare.

Tấm, sans méfiance, alla se baigner. Cám prit vivement le panier de sa sœur, en vida le contenu dans le sien et rentra à la maison où elle obtint le cache-seins rouge.

Tấm, assise sur une digue de la rizière, se mit à pleurer quand le Bouddha lui apparut :

— Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? demanda-t-il.

Quand elle lui eut raconté son histoire, il dit :

— Sèche tes larmes et regarde s’il n’y a pas dans ton panier un poisson ou une crevette ?

Tấm y trouva un poisson bống, pas plus gros que le petit doigt, qui frémissait encore.

— Va le mettre dans le bassin en forme de demi-lune couvert de lotus* roses, à l’est de la pagode. Chaque jour, tu lui réserveras quelques grains de riz et tu diras :

« Bống bống, bang bang !

Monte manger mon riz d’or, mon riz d’argent,

Refuse le riz moisi et la soupe froide d’autrui. »

Et le Bouddha disparut.

Tấm libéra le petit poisson qui se dissimula aussitôt sous les larges feuilles rondes des lotus. Dès lors, elle ne se sentit plus seule, ayant quelqu’un à soigner et à aimer. Jamais, elle n’oubliait de venir furtivement égrener sur l’eau le riz prélevé sur sa part. Mais Cám, à l’affût, surprit un jour le secret de sa sœur et en informa sa mère.

Le lendemain, à l’aube, la marâtre envoya Tấm mener paître le buffle dans un champ très éloigné du village puis se rendit avec Cám au bassin de la pagode. Elles capturèrent le petit poisson, le firent griller et le mangèrent.

À son retour, Tấm courut rejoindre son ami. Elle l’appela, mais sous les feuilles rondes du lotus, rien ne frémit. Alors, elle se pencha sur l’eau et vit flotter un petit caillot de sang. Elle comprit que le petit poisson bống était mort et elle se mit à pleurer.

Le Bouddha apparut de nouveau devant elle et, apprenant la raison de ses larmes, lui dit :

— Ne pleure plus. Rentre chez toi et cherche près de la palissade de bambou. Tu y trouveras les restes de ton ami. Tu les recueilleras dans un vase de terre que tu boucheras avec soin et tu l’enterreras sous ton lit. Plus tard, tu en auras besoin.

Tấm fouillait vainement au pied de la clôture quand elle entendit la poule lui dire :

— Cot, cot, cot ! Donne-moi une poignée de paddy et je t’aiderai.

La poule l’aida et trouva les arêtes du pauvre poisson. Tấm suivit à la lettre les prescriptions du Bouddha.

Une année passa. Cám ne faisait rien, mangeait bien et se parait pour la promenade. Tấm s’occupait de tout : du décorticage du riz, des travaux ménagers et de la préparation des repas. Elle ne mangeait pas à sa faim, dormait peu et ses vêtements étaient en loques.

La paix régnait et la récolte était splendide. Une grande fête devait se dérouler dans la capitale et tout le monde s’y préparait.

Cám se lavait, se parfumait, sortait ses plus beaux vêtements. La belle-mère ne tenait pas à montrer Tấm en guenilles, ayant peur du jugement des gens. Le jour venu, elle la chargea d’une tâche plus dure encore que les autres. Ayant mélangé un boisseau de riz et un de paddy, elle lui dit :

— Sépare-les et tu pourras venir à la fête.

Devant cette besogne impossible, Tấm fondit en larmes et, de nouveau, le Bouddha intervint :

— Tous les moineaux des environs vont t’aider.

— Mais s’ils mangent les grains ?

— Sois sans crainte, pas un grain ne manquera.

Le Bouddha s’en alla.

Le travail fut fait en un rien de temps.

— Je ne peux tout de même pas aller à la fête avec mes misérables haillons !

— Ne te désole pas ainsi, lui dit le Bouddha. Déterre le vase où sont enfermées les arêtes du poisson bống et tu verras.

Tấm déterra le vase et en tira les plus beaux atours dont elle eut rêvé. Il y en avait de toutes les couleurs : vert tendre, rose pêche, jaune canari, rouge flamboyant ou violet d’arc-en-ciel, avec des bijoux assortis. Tấm choisit un beau pantalon de soie noire, une robe de brocart bleu et une splendide paire de mules brodées d’ailes de phénix et serties de saphirs, qui allaient à merveille à son petit pied.

— Comment aller à la fête ? s’interrogea-t-elle.

Aussitôt, elle trouva dans le fond du pot, un cheval minuscule qui, posé sur le sol, devint grandeur nature. Elle eut bientôt un coursier équipé des plus riches harnais.

Comme Tấm et sa monture s’engageaient sur un pont, les tambours résonnèrent et les hérauts annoncèrent l’arrivée du roi. Tout le monde s’écarta. Tấm, dans sa précipitation, perdit l’une de ses mules qui tomba dans la rivière.

Le cortège royal arriva... Soudain, l’éléphant blanc barrit très fort et refusa d’avancer. Il y avait sûrement, sous le pont, quelque chose d’anormal. Le roi donna ordre de fouiller le lit de la rivière. On trouva la mule menue, brodée d’ailes de phénix et sertie de saphirs.

Le roi annonça :

— Celle qui a le pied assez fin pour enfiler cette sandale sera mon épouse.

Les hérauts proclamèrent la volonté du roi.

Il n’y eut jeune fille dans le royaume qui n’essayât la mule. Cám fut parmi les nombreuses candidates, mais aucun pied ne convenait et le sien pas plus que les autres. Quand Tấm se présenta, son pied cambré s’adapta parfaitement à la précieuse mule. À ce moment-là, elle sortit l’autre et les hérauts proclamèrent son succès.

Cám et sa mère entrèrent dans une violente colère.

Le roi, séduit par la beauté de Tấm, tint avec joie sa promesse. La douceur, la générosité de la jeune femme attacha plus encore son royal époux. Des jours fastes s’ouvraient devant le couple.

Comme l’anniversaire de la mort de son père approchait, Tấm sollicita du roi l’autorisation d’aller dans son village natal pour les cérémonies traditionnelles.

Cám et sa mère cachèrent leur haine sous des mots mielleux. Un matin, la marâtre dit à Tấm :

— Je te remercie pour les somptueuses offrandes que tu as déposées sur l’autel paternel, mais ne penses-tu pas que la sincérité du cœur importe plus que la valeur des présents ? Si tu montais toi-même sur l’aréquier comme autrefois, pour cueillir les noix de tes mains, sans doute notre père y trouverait-il plus de prix.

Sans méfiance, Tấm grimpa sur l’aréquier et, pendant ce temps, les méchantes femmes en attaquèrent le tronc de leur coupe-coupe.

— Que se passe-t-il ? demanda Tấm.

— Rien, des fourmis rouges montent à l’arbre. De crainte qu’elles ne te piquent, nous frappons sur le tronc pour qu’elle s’enfuient.

Et elles continuèrent d’entailler l’aréquier. Dans un terrible craquement, l’arbre tomba sur la mare voisine et la pauvre Tấm se noya.

Alors, la marâtre revêtit Cám des habits de sa sœur et la conduisit au palais.

— La reine est tombée très malade au village, dit-elle au roi. Elle ne peut supporter la lumière et doit vivre dans une chambre obscure.

Le roi se laissa abuser.

Mais entre-temps, l’âme de la douce Tấm s’était réincarnée dans un loriot. Le bel oiseau jaune voletait dans les jardins du palais.

Un jour où des serviteurs avaient mis le manteau du roi à sécher sur une clôture de bambou, l’oiseau leur dit :

— Ne faites pas sécher ainsi le manteau de mon époux, les pointes de la clôture pourraient le déchirer. Étendez-le à plat sur un bambou.

Ces paroles furent rapportées au roi.

Au jardin, le loriot, sur une branche d’abricotier, chantait à pleine gorge. Le roi dit un jour :

— Loriot jaune, loriot jaune, si tu es l’âme de mon épouse, viens te glisser dans la manche de ma tunique !

Et le loriot s’y glissa. Le roi caressa l’oiseau, lui fit construire une belle cage d’or et d’écarlate et le nourrit lui-même de millet mûr et d’eau claire. Il passait près de lui tous ses instants de loisir, oubliant quelques instants ses soucis à écouter les trilles de son oiseau favori.

La nouvelle de cette amitié vint aux oreilles de Cám, qui avertit sa mère dont la haine ne s’estompait pas.

Profitant d’une absence du roi, elles tordirent le cou au loriot, le firent rôtir, le mangèrent et enfouirent ses plumes dans un coin désert du jardin. Or, de ces plumes naquirent deux pêchers auxquels le roi prit l’habitude de faire accrocher son hamac. Cám, toujours aussi vindicative, appela de nouveau sa mère à son secours.

— Fais abattre ces arbres et de leur bois fait bâtir un métier à tisser, lui répondit-elle. Toi seule en auras l’usage.

Profitant d’un jour de typhon, Cám fit abattre les pêchers en disant au roi qu’ils avaient été déracinés par la tempête. Cependant, le métier, sorti des mains du meilleur artisan de la capitale, se mettait à grincer dès qu’on s’en servait. Ce n’était pas un grincement normal, mais une sorte de voix humaine. Elle chuchotait : « Si tu prends le mari de ta sœur, ta sœur t’arrachera les yeux »

Et Cám d’en appeler de nouveau sa mère.

— Démolis ce maudit métier. Brûle-le pièce par pièce et jettes-en les cendres loin du palais.

Ainsi fut fait et Cám respira. Mais des cendres naquit un plaqueminier qui grandit plus que tous les autres arbres. Nombreux étaient ceux qui s’arrêtaient pour l’admirer. Une vieille femme conçut l’idée d’installer sous son ombrage un étal en bambou pour y vendre quelques gâteaux, du tabac et du thé. C’était une brave et honnête femme. Des passants prirent l’habitude de bavarder avec elle en fumant la pipe à eau.

Un soir où elle repliait son étal, une odeur de fruit se faisait si pénétrante que la vieille femme leva les yeux. Elle vit, à la cime de l’arbre, un unique fruit d’une grosseur et d’une beauté peu communes.

« Vieille comme je suis, pensa-t-elle, je ne peux grimper à cet arbre. »

Et elle fit ce vœu :

« Ô kaki, laisse-toi choir, je ne te mangerai pas, je te sentirai seulement ! »

Le fruit tomba dans sa corbeille. Elle l’emporta dans sa paillote et le plaça sur une petite table près de son lit pour mieux en savourer le parfum.

Se produisit alors un miracle. Chaque jour, quand elle rentrait du marché, elle trouvait son humble logis propre et rangé et un plateau chargé des meilleurs mets l’attendait.

La vieille femme, voulant éclaircir ce mystère, fit, un matin, semblant de s’en aller, mais revint sur ses pas. Elle s’approcha de la cloison de bambou et vit, à travers les interstices, une jeune fille d’une grande beauté s’activer au ménage. Elle entra, prit la jeune fille dans ses bras et lui demanda les raisons de son attitude.

Tấm, car c’était elle, lui raconta ses malheurs et ses réincarnations successives. Transformée en fée, elle avait été envoyée sur terre pour servir la vieille femme dont la vertueuse renommée était parvenue jusqu’au ciel.

La vieille femme la supplia de garder sa forme actuelle car ainsi, elle aurait une fille adoptive. Tấm accepta. Pour éviter à la vieille femme un long trajet, elle suggéra d’ouvrir une petite auberge à la porte du village. La beauté de Tấm attira immédiatement les gens qui ne tarissaient pas d’éloges sur sa grâce et son amabilité.

Un soir, incognito, le roi accompagné d’un seul serviteur s’y arrêta pour prendre quelque repos. La vieille apporta le thé parfumé et, sur un plateau, des noix d’arec avec des feuilles roulées en forme d’ailes de phénix. Le roi fut bouleversé :

— Ces chiques ressemblent étrangement à celles que préparait ma femme, dit-il d’une voix émue. Puis-je voir celle qui les a ainsi confectionnées ?

La vieille femme appela sa fille adoptive et le roi reconnut Tấm. Elle lui fit le récit de ses aventures. La joie du roi fut immense. Dès le lendemain, on conduisit en grande pompe la reine retrouvée au palais.

Instruit des crimes de Cám et de sa mère, le roi confronta les deux sœurs. Cám, toujours dévorée par la jalousie et la haine, sut pourtant trouver des paroles pour apaiser Tấm. Cependant, cette dernière avait tant souffert qu’elle ne pouvait être dupe. Cám, d’ailleurs, ne tarda pas à renouveler ses intrigues. Ainsi, un jour où elle demandait à Tấm le secret de sa fraîcheur, celle-ci, excédée, répondit :

— Mon secret est simple. Fais creuser une fosse afin de t’y baigner et fais-toi verser sur le corps d’un seul jet une grande jarre d’eau bouillante. Ainsi tu deviendras blanche comme du lait.

Cám fit ce que lui avait conseillé Tấm mais elle mourut avant même que la jarre fût complètement vide.

Ainsi prit fin la haine entre ces deux femmes. Quant à la belle Tấm, elle poursuivit sa vie vertueuse, pour le bonheur du roi et de son peuple.

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[1] Ancien nom de Hanoi donné à la ville de Long Biên par le fondateur de la dynastie des Lý en 1010 lorsqu’il y installa sa capitale. Au cours de son histoire, la ville prit d’autres noms encore, notamment : Đại La, La Thành, Đổng Kinh (Capitale de l’Est), nom donné par le roi Lê Lợi au XVe s. et dont la déformation par les Européens devait donner Tonkin.

[2] Chaque famille traditionnelle réserve l’endroit le plus décent de la maison à l’autel des ancêtres pour y célébrer le “culte des ancêtres” (thờ cúng tổ tiên). Ils sont censés présider aux affaires importantes de la famille et sont honorés à chaque événement familial. On leur demande une protection occulte à des occasions telles naissance, premier anniversaire d’un enfant, entrée à l’école, réussite aux examens, construction d’une maison, maladie, mort, exil, faillite… C’est généralement le fils aîné qui a la charge de perpétuer et de célébrer le culte des ancêtres. La cérémonie comprend les sacrifices d’annonce (lễ cáo yết) et de remerciement (lễ tạ). Après avoir présenté les offrandes cultuelle sur l’autel, l’officiant se tient devant ce dernier et s’incline trois fois après avoir allumé les baguettes d’encens. Il fait des prières, se prosterne quatre fois et s’incline encore trois fois. Après que la première série de baguettes d’encens est consumée, il procède à la cérémonie de remerciement, brûle les objets votifs et descend les offrandes cultuelles de l’autel. Ces dernières comportent, aux grandes occasions, un repas que se partagent les membres de la famille avec d’autres plateaux de victuailles.

 

Grand tambour de monastère bouddhique (trống cái) ponctuant les heures.

Lieu & date : Viêt Nam, vill. Tây Ninh. 19 mars 1998.

Durée : 00:16. © Patrick Kersalé 1998-2024.


Le carambolier

Il était une fois deux frères qui s’entendaient parfaitement. Orphelins de bonne heure, ils avaient su, par leur labeur quotidien, atteindre à une large aisance. Ils décidèrent alors de se marier et tout changea, car l’aîné, désertant le travail, devint l’homme le plus paresseux du village.

Le cadet et sa jeune femme continuèrent de labourer, repiquer et fertiliser jusqu’aux moissons qui furent bonnes. L’aîné, secondé par sa femme, partagea les biens communs. Il se tailla la part du lion, réservant à son frère une humble paillote et une cour avec un carambolier. Les époux frustrés n’émirent pourtant aucune plainte. Le cadet alla se louer chez les riches pour les travaux des champs tandis que l’aîné, ayant mis ses biens en fermage, continua de ne rien faire. Méprisant son cadet, il s’abstint même de le voir.

Dans sa misère, le jeune couple attendait impatiemment l’époque où le carambolier donnerait ses fruits savoureux. Il veillait sur lui, détruisant chenilles et fourmis.

L’arbre grandit et son feuillage retombait jusqu’au sol.

Un matin, ayant déposé leurs palanches au pied de l’arbre, les époux aperçurent au sommet un grand oiseau qui se régalait des caramboles déjà mûres. Ils ne le chassèrent pas, attendant qu’il soit rassasié pour monter à leur tour dans l’arbre.

Chaque jour, l’oiseau revenait et les jeunes gens respectaient son repas, tant et si bien que le volatile eut bientôt dépouillé l’arbre de tous ses fruits.

— Grand oiseau, dit la femme, de la façon dont vous mangez, il ne restera rien pour nous !

Tendant le cou, clignant de l’œil, l’oiseau répondit :

— Je paierai en or chaque fruit que je mange. Préparez pour cela un sac de trois empans.

Ayant répété trois fois cette phrase, il s’envola.

« Un oiseau qui parle ne se rencontre pas tous les jours », pensèrent les époux. Et ils firent ce que l’animal leur avait conseillé.

Le lendemain, ils achevaient leur repas quand le grand oiseau, poussant des cris, se posa dans la cour.

— Monte sur mon dos et cramponne-toi à mon cou, dit-il au mari.

L’homme obéit et tous deux s’envolèrent vers les forêts verdoyantes, les montagnes roses, les hautes vagues frangées d’écume. Soudain, ils atteignirent une île aux roches plus colorées qu’un arc-en-ciel. L’oiseau décrivit des cercles de plus en plus petits. Le jeune homme, sur sa monture, effrayé, rentra la tête. Ils se posèrent enfin devant une grotte.

— Entre, lui dit l’oiseau, et prends tout ce que tu veux.

Le jeune homme ébloui regardait. Partout, de l’ambre et du cristal, des pierres rouges comme un soleil couchant, d’autres vertes comme des yeux de chat. 

De tous côtés, de l’or, de l’argent, des diamants à en faire tourner la tête.

L’homme se contenta de mettre dans sa bourse une certaine quantité de ces objets précieux puis, montant sur le dos de l’oiseau, le pria de retourner à la maison. Quelque temps après, sains et saufs, ils se posèrent au pied du carambolier.

Le grand oiseau revint parfois voir ses amis, puis disparut.

Le jeune couple vivait désormais heureux dans la prospérité. La rumeur publique arriva un jour jusqu’au frère aîné qui se hâta de rendre visite au cadet. Sans méfiance, celui-ci raconta l’aventure. L’aîné, voulant ruser, dit alors à son frère :

— Tu as jusqu’ici été frustré. Prends à ton tour fortune et terres et laisse-moi ce carambolier.

Le cadet, joyeux, accepta. L’aîné et sa femme continuèrent à vivre dans l’oisiveté et attendirent l’oiseau magique, supputant les richesses à venir. Un matin, un vent violent secoua la cime du carambolier et le couple aperçut l’oiseau. Mais à peine eut-il mangé quelques fruits que les époux crièrent :

— Toute notre famille vit de ce carambolier. À vous voir ainsi dévorer, que nous restera-t-il ?

L’oiseau, sans se vexer, répondit :

— Je paierai en or chaque fruit que je mange. Préparez pour cela un sac de trois empans.

Les discussions allèrent bon train, chacun des deux époux voulant trouver une solution pour emporter le plus de biens possible. La femme finit par confectionner un sac de neuf empans.

Le lendemain, le grand oiseau vint dans la cour. L’aîné monta sur son dos et s’accrocha à son cou. Comme son cadet, il débarqua dans l’île du fabuleux trésor. Comme lui, il pénétra dans la grotte. L’oiseau attendit sur le seuil. L’aîné emplit son sac, ses poches, ses manches, jusqu’aux jambières de son pantalon. Cela durait. L’oiseau impatient poussa quelques cris.

Ce fut seulement vers le soir que l’aîné se traîna enfin hors de la grotte. Il était si chargé qu’il n’en pouvait marcher. Il parvint difficilement à grimper sur le dos de l’oiseau et se mit à rêver à tout ce qui pourrait lui appartenir avec ses trésors.

L’oiseau volait au-dessus de la mer, quand brusquement le vent tourna. D’énormes vagues montèrent jusqu’au ciel. La charge était lourde et l’oiseau fatigué. Son vol faiblissait mais l’aîné, dans ses rêves, ne se doutait de rien.

Soudain, l’oiseau tomba. En un instant, le corps du frère aîné, sa grande poche bourrée d’or, ses manches, sa robe emplies de diamants furent emportés par la houle.

Quant à l’oiseau, ses ailes séchées au soleil, il s’envola de nouveau vers les montagnes et les forêts.