Le Cerf


Le Cerf est une œuvre intemporelle d’Erik Nussbicker, visible, audible, odorante. Au passé, elle nous renvoie à la naissance des premiers objets en os. Au présent, elle nous interpelle sur notre nature mortelle. Au futur, elle pose la question du devenir de notre matérialité.

 

Textes, vidéos © Patrick Kersalé 2007-2021. Photos © Erik Nussbicker 2007-2024. Dernière mise à jour : 1er septembre 2024.


SOMMAIRE

Le Cerf

. Le film

. 1. La genèse

. 2. Quand la mort engendre la vie

. 3. Réflexion de l’artiste

. 4. Devenir instrumentarium ?

. 5. De l’œuvre à la réflexion sur la mort

Inspirations d'après le Cerf

. Le chant des ombres


PISTES PÉDAGOGIQUES

  • Erik Nussbicker. En quoi son travail artistique est-il original ? Rend-il la mort moins effrayante ?
  • Homo musicalis. Aimeriez-vous que votre squelette soit transformé en instrumentarium musical après votre mort ? Pourquoi ?
  • Instruments de musique en os. Dans quelles cultures du monde utilise-t-on des os pour fabriquer des instruments de musique ?
  • Allez plus loin avec les Éditions Lugdivine.

Le Cerf

L'artiste, Erick Nussbicker

Erik Nussbicker vit et travaille à Paris. Son travail est représenté par la Galerie Maubert, Paris.

Il a notamment exposé : Au Jeu de Paume - au Centre Georges Pompidou - au CAPC de Bordeaux - à la Fondation Deste d’Athènes - au Musée de l’Homme de Florence - à la Biennale d’Art Contemporain de Lyon - à la Casa de Francia à Mexico - au Musée de la Chasse et de la Nature de Paris - à l’Abbaye de Montmajour à Arles - à la Conciergerie de Paris - au Palais de Tokyo - au Vent Des Forêts.

Erik Nussbicker suit la trame d’une œuvre protéiforme. Son parcours fait de sa recherche une succession d’expériences dont le langage s’étend aux frontières du monde de l’art. Il construit ses œuvres comme d’autres des instruments de musique ou de mesure, impliquant la présence humaine. Vivantes, elles se transforment, résonnent et invitent à l’observation des phénomènes. Elles interpellent notre finalité de mortel, notre place dans la nature.


Le film

Par Erick Nussbicker. Réalisateur, Patrick Kersalé

Si toutes les religions tentent d’apporter des réponses sur le devenir de l’âme, nous sommes ici interpellés sur celui du corps. Désormais, une planète de huit milliards d’êtres humains. Hier nourriture des démons ou de la végétation, le corps devient parfois, aujourd’hui, pièces détachées pour la médecine moderne. Et demain ? Nourriture ? Source d’énergie ? Matériau ? Et si les dernières volontés testamentaires d’un homme lui permettaient de devenir, comme Le Cerf, un instrumentarium musical ? 

Ne serait-ce point manière originale de survivre au-delà du trépas ?

La puissance de cette œuvre va bien au-delà des univers visuel et sonore. Qui s’en approche suffisamment peut rencontrer l’odeur de la mort, les relents de matière putréfiée qui nous ramènent à cette réalité que notre société tente d’aseptiser. Quel paradoxe que ce cerf à la fois mort et vivant (à l’image du chat de Schrödinger !).

Les os, les bois et les sabots de l’animal ont été intégralement transformés en objets sonores. 


Selon la classification Sachs-Hornbostel, les instruments réalisés par Erik Nussbicker rejoignent les quatre grandes familles déterminées selon leur mode d’excitation : cordophones (lyre, vièle), aérophones (trompe, sifflets, flûtes, mirliton), membranophones (tambour), idiophones (sonnailles, claquettes, tambour à fente, racleur…).

Lorsque l’artiste plasticien devient, le temps d’une présentation, artiste musicien, Le Cerf se transforme en véritable espace de communication. Il nous interpelle, au-delà de l’émotion, par exemple sur l’usage qu’auraient pu faire nos ancêtres de la préhistoire de ces objets. Qu’il s’agisse de communiquer au sein de la communauté humaine avec les animaux domestiques, sauvages ou encore avec les entités spirituelles, il y aurait peut-être eu, pour eux, parmi ces objets sonores, un outil fonctionnel ou symbolique utilisable.

À travers cinq interventions, l’artiste plasticien Erik Nussbicker nous guide dans cet univers. L’interview est accompagnée de présentations des outils sonores joués par l’artiste et par des photographies réalisées lors de présentations publiques.

 

1. La genèse

Lieu & date : Paris. Novembre & décembre 2007.

Durée : 05:15. © Patrick Kersalé 2007-2024.


La séquence pas-à-pas

00:00 - Présentation d’une flûte à encoche, d’une trompe à embouchure terminale, d’un mirliton, de cliquettes.

00:53 - Générique.

01:08 - Erik Nussbicker évoque son enfance, sa fascination pour les mondes oubliés. Sa quête demeure la réappropriation de l’expérience du geste, refaire aujourd’hui ce que d’autres ont fait 30 000 ans auparavant. Tambour sur cadre.

02:00 - Depuis l’enfance, l’artiste est attiré par les os et les exosquelettes jusqu’au jour où il découvre la dimension sonore d’une mâchoire d’âne. (Démonstration). Germination de l’idée d’un cerf, animal lié à des proto-croyances.

03:45 - Après quelques recherches, Erik Nussbicker acquiert un squelette de cerf nettoyé (par l’entremise du Museum d’Histoire Naturelle de Paris).

04:43 - Jeu simultané de deux flûtes, l’une soufflée avec la bouche et l’autre avec le nez.

 

2. Quand la mort engendre la vie

Lieu & date : Paris. Novembre & décembre 2007.

Durée : 03:55. © Patrick Kersalé 2007-2024.


La séquence pas-à-pas

00:00 - Générique.

00:15 - Extraits de l’interview d’Erik Nussbicker : « Dans mon travail, une des étapes est de créer une œuvre, d’offrir quelque chose à voir, à partager. J’ai donc choisi de montrer cet instrumentarium au sol, de la manière la plus simple possible pour qu’il y ait une vision presque neutre. J’ai essayé, par le geste, d’approcher un os ; on a l’idée de se nourrir puis naît un son. Il est presque inimaginable que d’un objet rappelant la mort sorte un son qui fait appel à la vie ! Il y a là un paradoxe. » (Lyre) « J’ai donc joué de ce contraste en passant d’un instrument et d’une sonorité à l’autre, certaines rappelant le son d’un oiseau, d’autres celui d’un grognement, des instruments connus, une culture, selon l’idée que l’on se fait de la culture des autres… »

02:25 - Lyre.

 

3. Réflexion de l’artiste

Lieu & date : Paris. Novembre & décembre 2007.

Durée : 05:03. © Patrick Kersalé 2007-2024.


La séquence pas-à-pas

00:00 - Générique.

00:16 - Hochet à percuteurs externes.

00:26 - Extraits de l’interview d’Erik Nussbicker : « Le Cerf est un repère visuel symbolique, un support de réflexion mais aussi un obstacle. Lorsqu’on voit un os, on a cet obstacle. Mais c’est aussi une peur profonde qui nous permet de nous sauver. L’humain a cette capacité de comprendre que tout est en transformation, que le corps est une enveloppe qu’il faut respecter pour être et continuer à devenir, mais qu’après nous il y aura d’autres êtres. Ce qui compte, c’est ce qu’on laisse derrière soi, la somme de nos actes. (…) Le son émis par l’os est impalpable. Ce n’est pas l’os qui compte, c’est le son qui en sort. »

02:26 - Vièle.

02:57 - « La mort n’est qu’une étape de transformation. » Puis évocation personnelle de l’image de son père défunt.

04:46 - Vièle.

 

4. Devenir instrumentarium ?

Lieu & date : Paris. Novembre & décembre 2007.

Durée : 04:15. © Patrick Kersalé 2007-2024.


La séquence pas-à-pas

00:00 - Générique.

00:16 - Trompe.

00:26 - Erik Nussbicker évoque ici les réactions du public qui assiste à ses présentations du Cerf. « Certaines personnes ne réagissent pas particulièrement, ou alors d’un point de vue très intime. Elles viennent me voir et me disent : « Mais là, je vois un cerf. À un moment donné, j’ai cru que c’était des os humains et je me suis dit : mais pourquoi n’as-tu pas fait ça avec des os humains ? (…) (Racle réalisé avec les sabots du cerf). D’autres : « Ça faisait longtemps que ça me trottait dans la tête de trouver une manière d’être enterré d’une manière particulière, de trouver une sépulture qui me conviendrait, qui ne soit ni classique ni banale. Je voudrais devenir instrument(s) ! ». En Europe, en France, c’est impossible. Mais ça ne demande qu’à bouger. Les os seraient nettoyés par des praticiens, (médecins légistes), on inventerait un protocole où il n’y aurait pas place au hasard, de sorte que le défunt puisse être respecter jusqu’à ce qu’il soit transformé en instrumentarium et puisse être gardé par la famille de sorte qu’elle puisse écouter le son des os de leur défunt. » Évocation des pratiques de certains moines grecs.

04:00 - Osselets.

 

5. De l’œuvre à la réflexion sur la mort

Lieu & date : Paris. Novembre & décembre 2007.

Durée : 03:25. © Patrick Kersalé 2007-2024.


La séquence pas-à-pas

00:00 - Générique.

00:16 - D’après l’interview d’Erik Nussbicker : « Au départ, je n’avais qu’un seul squelette. Il m’a donc fallu commencer par un bout et finir par l’autre, que je ne me trompe pas trop, ne serait-ce que dans la fabrication. Il y a eu le fait de le faire, de l’écouter, de le sentir, de rentrer dedans, d’être le spectateur du Cerf. Lorsqu’il y a eu public, là encore il fallait que ce soit naturel, sans chercher à créer une mise en scène, une scénographie, mettre en place un mensonge esthétique qui puisse être un bel emballage. Pour que l’on ne sente ni gêné, ni agressé, afin d’être présent pour jouer et en même temps être en retrait. Mais cela c’est de l’intuition. J’ai fait des choix pour que l’on puisse calmement écouter, voir, chacun dans son coin pour supporter la vue et se supporter soi en se sentant écouté des os ; pour vivre une expérience à la limite de ce que chacun, intimement, peut supporter par rapport à ses interdits. Pour certains, ça paraissait presque naturel, ceux qui habitaient la campagne, qui ont déjà vu les bêtes mourir, qui ont une certaine habitude de voir la mort, de la sentir. Là, il y a des fractures sociales. Le public, pensant voir un spectacle, se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une représentation, mais d’une connexion, de quelque chose qui est de l’ordre de la présence. Ce n’est pas seulement quelqu’un qui va consommer, mais quelqu’un qui va participer, qui va être là. Sinon il va être obligé de détourner la tête, de s’en aller, de fermer les yeux… Il va être titillé. (Racle ou racleur) Non intellectuellement parce que l’on va toucher telle idée politique ou intellectuelle, mais toucher dans le cœur, dans le ventre. Cela débouche sur un débat… »


Inspirations d'après le Cerf

Le chant des ombres

© Jean-François Defives (Janvier 2008-2024)

 

Orphée, fils d’Apollon, jouait merveilleusement de la lyre. À tel point que, même les pierres et les arbres venaient l’écouter. Sa musique était capable de calmer les tempêtes, d’endormir les serpents ou d’apaiser les tristesses les plus tenaces.

 

La mort d’Eurydice, l’amour de sa vie, le plongea dans un chagrin inconsolable. Il cessa de jouer de son instrument et sombra dans le silence. Bien que désespéré, il décida d’aborder les rives du Styx, le fleuve de la mort. Il joua si bien que les esprits les plus malveillants, Charon et Cerbère, le laissèrent traverser pour rejoindre Eurydice mais à une seule condition : qu’il la précède sans jamais se retourner pour la contempler. Certains racontent qu’il ne put malheureusement résister et son amour disparut à jamais. Sa vie retomba dans la réclusion et sans plus aucun contact avec les femmes. Certaines, pourtant, se souvenant de leur désir pour lui, se le disputèrent avec une telle hargne qu’elles le mirent en pièces. Seule sa tête roula jusqu’à l’île de Lesbos. Les autres fragments de son corps furent rassemblés par les Muses et ensevelis en Pirée, site antique de la Grèce.

 

Un jeune homme habitant dans le Poitou se trouvait inconsolable de la perte de son père dans les premiers temps de la guerre de 14-18. Son corps n’avait jamais été retrouvé. Certainement mêlé aux autres dans la boue et l’oubli. Depuis ce drame, il ne faisait les choses qu’à moitié et sans grand enthousiasme. Seule, la lecture faisait diversion à ses pensées noires. Un jour, il tomba sur un recueil d’histoires mythologiques et, sans trop savoir pourquoi, fut fasciné par l’histoire d’Orphée. Dans un vieil atlas, il finit par trouver l’emplacement exact du site de Pirée. Il sentait confusément qu’il lui faudrait partir à la recherche d’Orphée. Aux environs de l’été 1934, il décida d’un voyage en Grèce. Après plusieurs mois d’exploration et de fouilles difficiles et parfois décourageantes, il parvint à rassembler les restes du corps d’Orphée et à les rapporter en France au prix de multiples feintes pour éviter de se faire prendre. Il fit nettoyer au mieux ces morceaux par le Professeur T. (médecin légiste) et réunit tous les os parfaitement propres dans un cabanon au fond de son jardin.

 

Il connaissait Adèle depuis peu et semblait amoureux mais ne pouvait s’empêcher de penser, tous les jours, à son père disparu. Il n’avait que de vagues souvenirs de lui mais le revoyait porter sa cuillère à sa bouche pour déguster le succulent bouillon de poule préparé par sa mère. Sa façon de souffler, les lèvres de biais pour refroidir le liquide brûlant. Parfois même, l’odeur lui revenait.

 

Le souvenir du bouillon était de plus en plus envahissant chaque jour. Il voyait Adèle de moins en moins souvent. Elle aussi était amoureuse mais commençait à se morfondre alors qu’il passait le plus clair de son temps à tourner en rond dans le cabanon, ne sachant que faire de tous ces restes de corps éparpillés au sol.

 

Une nuit d’insomnie, de froid et d’épuisement, il trébucha sur l’os d’une vertèbre qui alla cogner sur un autre. Exactement le son du choc de la cuillère contre les dents de son père. Il lui fallut quelques semaines pour expérimenter et combiner tous les entrechoquements possibles.

 

Un soir, proche de Noël, l’alliage de toutes ces sonorités fit comme une sorte de musique qu’il prit, vaguement et de loin, pour celle de la harpe d’Orphée.

 

Personne ne savait s’il pensait encore à son père mais, à partir de ce jour, il revit souvent Adèle et, pris dans leur amour, ils firent un enfant qui héritera, un jour, les os d’Orphée et en tirera d’autres musiques à son tour.